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Henri Heine est, de tous les poètes allemands, sans en excepter Goethe, celui qui a été le plus souvent mis en musique. Il est, de tous les écrivains allemands, poètes ou prosateurs, le plus lu à l'étranger; cela tient peut-être à ce qu'il est resté assez allemand pour garder sa saveur primitive, et pas assez pour être d'un accès difficile. En Allemagne même, il a été diversement apprécié, selon que son libéralisme français a été plus ou moins conforme aux idées du jour. Il a introduit dans la discussion politique, littéraire, religieuse un dilettantisme qui a fait école, et les errements des disciples ont nui à la considération du maître. Sa gloire durable est dans son lyrisme. Il a créé un mélange de sentiment et de réflexion, de passion et d'ironie, qui est à lui et qui constitue son originalité; il a trouvé la forme classique du romantisme.

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Henri Heine, tout en se disant soldat de la liberté, oubliait volontiers son rôle politique et social; il savait qu'il vivrait comme poète. Les autres adeptes de la Jeune Allemagne ont eu un sort différent du sien; les noms de quelques-uns d'entre eux se répètent encore, mais l'oubli se fait déjà sur leurs œuvres. Ils étaient trop de leur temps; ils ont vécu et ils sont morts dans l'actualité.

Louis Boerne, ou Lab Baruch, était israélite comme Heine. Il est né à Francfort, en 1786 1. Il a connu toutes les humiliations du Ghetto; il a dû se comparer de bonne heure à son compatriote, le patricien Goethe, et il y a peut-être, dans les jugements qu'il a portés plus tard sur lui, un reste d'amertume, provenant de ses souvenirs de jeunesse. Ne voulant pas être agent d'affaires comme son père, il étudia la médecine. A seize ans, il fut confié aux soins du docteur Marcus Herz à Berlin, et il conçut une vive passion pour la femme du docteur, bientôt veuve, la célèbre Henriette Herz, qui avait vingt-deux ans de plus que lui. Elle lui

1. Éditions des œuvres. Les œuvres complètes de Borne ont été publiées en 12 vol. (Hambourg 1862), ses œuvres posthumes en 6 vol. (Manheim, 1844-1850). Nouv. éd., par A. Klaar: Gesammelte Schriften, 6 vol.; Nachgelassene Schriften, 2 vol.; Hambourg, 1899. A consulter: Gutzkow, Berne's Leben, Hambourg, 1840; H. Heine, Ueber Ludwig Bærne, Hambourg, 1840; M. Holzmann, L. Bærne, sein Leben und sein Wirken, Berlin, 1888.

permit de l'appeler sa chère mère, et lui conseilla de consigner son tourment dans un Journal, qui est peut-être ce qu'il a écrit de plus éloquent 1. La conquête française amena l'émancipation des juifs dans les contrées du Rhin, et, par une ironie du sort, le futur membre de la Jeune Allemagne occupa pendant quelques années un emploi dans l'administration de la police à Francfort; il siégea au Remer, rédigeant des procès-verbaux et visant des passeports. Le retour des alliés, en 1813, rétablit l'ancien ordre de choses; on retira aux juifs les droits qu'on leur avait fait acheter à beaux deniers comptants. Borne passa au protestantisme, en 1818, et, l'année suivante, il fonda une revue, la Balance (Die Wage), qui devait être pareille aux revues françaises, et dont il indiqua le programme en ces mots : « La «<vie sociale, les sciences et les arts, considérés dans leur union <«< intime. » — « Celui-là seul, » disait-il, « qui a eu l'occasion de voir « discuter sur une même page et avec la même compétence le « jeu de Talma sur la scène et le jeu d'un ministre devant une <«< chambre, peut se faire une idée de l'avance que les Français «< ont prise sur nous. » La Balance dura quatre ans; elle attira l'attention sur Bærne. Il refusa les offres du prince de Metternich, qui l'appelait à Vienne. En 1819, il fit son premier voyage à Paris. Quelques mois après son retour, sur la requête du ministre prussien, il fut arrêté. Mais on eut du moins la délicatesse, dit-il dans un récit humoristique, de l'arrêter la nuit, pour ne pas inquiéter ses amis, qui pouvaient attribuer son absence à un voyage, et pour lui rendre à lui-même la privation de la liberté moins pénible au début : la nuit, tout le monde n'est-il pas enfermé? Le gardien de sa prison s'assura que les barreaux de la fenêtre étaient bien solides et qu'aucun voleur ne pouvait entrer, et, pour plus de sûreté encore, on lui prit son argent, dont il n'avait nul besoin dans ce Prytanée où les gens de mérite étaient entretenus aux frais de l'État 2. Il fut, du reste, relâché presque aussitôt. Pendant quelques années encore, il sema au jour le jour dans les revues ses articles politiques et littéraires, sans jamais entreprendre un ouvrage de longue haleine. Il dit dans une préface: « Mes amis m'ont reproché

1. Voir Briefe des jungen Bærne an Henriette Herz, Leipzig, 1861.

2. Voir, au second volume des œuvres posthumes, Geschichte meiner Gefangen. schaft, nebst Beschreibung der herrlichen Wandgemälde, die sich in der Hauptwache zu Frankfurt befinden.

<< avec chagrin, mes ennemis avec une satisfaction malveillante, u « de ne pas savoir faire un livre. Et qu'importe? Un livre est du << vin en tonneau; une page est du vin en bouteille. L'essentiel est st <«<< qu'il y ait du vin; et ne faut-il pas le tirer du tonneau pour le << boire? Pour lire un livre, ne faut-il pas le décanter en chapitres? al « J'ai pensé, du reste, que le temps actuel était trop pressé pour « lire des livres; le monde est en voyage. » Après la révolution si de Juillet, Borne s'établit définitivement à Paris, où il mourut en 1837.

Les Lettres de Paris 1, qui l'ont surtout rendu célèbre, n'ont été réunies en volumes qu'à une époque où quelques-unes des prévisions qu'il avait formulées étaient déjà démenties par les faits, et il donna par là même une grande preuve de sa sincérité. Dès l'année 1830, il annonce que la révolution triomphera à bref délai dans toute l'Europe. L'insurrection de la Pologne est, pour lui, le commencement de la décadence russe. Quand le choléra éclate à Moscou, il y voit le doigt de Dieu les puissances ne pourront plus rassembler de grandes armées. « La Révolution << française sera successivement traduite dans toutes les langues << européennes, et nous ne conseillons pas de l'empêcher : on <«< forcerait sans cela tout le monde à apprendre le français, << tandis que dans une traduction on pourrait corriger les fautes <«< de l'original. >> I hait les souverains, par principe : « Avec << dix aunes de corde, on donnerait la paix au monde. » Il en veut à Rothschild, le grand courtier des emprunts d'État, de fournir aux puissances les moyens d'opprimer la liberté. A sa pitié pour les peuples se mêle du mépris, lorsqu'il parle de l'Allemagne. « Les Espagnols, les Italiens, les Russes sont des esclaves, <«<les Allemands sont des domestiques. L'Allemagne, avec ses

<«< tribunaux, sa censure, ses corporations, sera bientôt le cabinet « d'antiquités de l'Europe. >> En somme, toute la politique de Barne est prise dans les journaux et dans les livres; il n'observe pas. Ses jugements littéraires sont dictés par ses préventions ou ses rancunes, et toujours empreints de naïveté. Il parle gravement de tout, même des romans de Paul de Kock. Il ne peut pardonner à Goethe son indifférence avant et après 1815: une parole de lui aurait suffi pour déjouer les plans de la Sainte-Alliance. Schiller lui-même n'est qu'un idéaliste timide; il s'est peint dans

1. Briefe aus Paris, 6 vol., Paris, 1831-1834.

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Guillaume Tell, qui baisse les yeux devant le chapeau de Gessler, pour s'excuser de ne pas lui faire sa révérence. L'idéal de Boerne est Jean-Paul; il l'a célébré dans un éloge funèbre, qui n'est qu'un exercice de rhétorique fleurie. Il a emprunté le style laborieusement métaphorique de Jean-Paul, en le serrant dans sa phrase courte et hachée, et en y mettant la pointe de sa concision. Quand, par hasard, il exprime simplement ce qu'il voit, il a des pages qu'on dirait traduites de La Bruyère. « Tout le monde « lit, » écrit-il pendant son premier séjour à Paris, «< chacun lit. « Le cocher sur son siège tire un livre de sa poche, aussitôt que « son maître est descendu de voiture. La fruitière au marché se «fait lire le Constitutionnel par sa voisine, et le portier d'hôtel lit « tous les journaux qui lui sont remis pour les voyageurs. Pour <<< un peintre de mœurs, il n'y a pas de scène plus riche à observer « que le jardin du Palais-Royal, le matin. Là mille personnes <<< tiennent des journaux à la main, et se présentent avec la plus grande variété d'attitudes et de mouvements. L'un est assis, « l'autre debout, un troisième marche d'un pas tantôt plus lent, << tantôt plus pressé. Voilà qu'une nouvelle attire plus fortement «son attention, et, oubliant de poser le second pied, il s'arrête <«< pendant un instant immobile sur un seul, comme Siméon le « stylite. D'autres sont appuyés à un arbre, d'autres à la balus<< trade qui entoure les parterres de fleurs, d'autres aux piliers « des arcades. Le garçon boucher essuie sa main sanglante, pour « ne pas rougir le journal qu'il tient, et le pâtissier ambulant « laisse ses gâteaux se refroidir pour ne pas interrompre sa « lecture. Si jamais Paris venait à périr comme Herculanum et <«< Pompéi, et si, mettant à découvert le Palais-Royal avec ses << visiteurs, on les trouvait dans la position où la mort les a surpris les feuilles de papier seraient réduites en poussière «<les archéologues se casseraient la tête pour deviner ce que ces << hommes faisaient quand la lave les a ensevelis. Il n'y avait là ni marché ni théâtre, la disposition des lieux le prouve. Aucun « autre spectacle n'attirait leur attention, car les têtes sont « tournées dans des directions différentes, et le regard était « baissé. Qu'ont-ils donc fait? demandera-t-on, et personne ne « répondra Ils lisaient les journaux 1. »

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1. « Alles liest, Jeder liest. Der Miethkutscher auf seinem Bocke zieht ein Buch « aus der Tasche, sobald sein Herr ausgestiegen ist; die Obsthökerin lässt sich « von ihrer Nachbarin den Constitutionnel vorlesen, und der Portier liest alle

Charles Gutzkow est un journaliste qui a transporté les habitudes du journalisme dans la littérature. Il y a peu de grands problèmes dont il ne se soit occupé, et il n'y en a aucun dont il ait donné une solution précise. Son esprit était toujours en éveil, et sa plume courait fiévreusement sur toutes sortes de sujets. Mais il ne savait pas choisir entre les matériaux qu'il entassait, et lorsqu'il abordait une grande composition, la forme devenait lâche et traînante. Son œuvre manque de continuité et d'harmonie. Il étonna le public plus qu'il n'agit sur lui, et, quoiqu'il ne jugeât rien au-dessus de sa compétence, il ne sut jamais se contenter lui-même. Ses amis le rapprochaient complaisamment de Lessing, et ce rapprochement, s'il avait été fondé, aurait assurément fait le plus grand honneur à l'école; mais rien ne ressemble moins à la science consommée, à l'esprit ferme et lucide de Lessing que l'universalité superficielle du nouveau critique. Né à Berlin, en 1811, le jeune Gutzkow n'avait pas terminé ses études universitaires, quand la nouvelle de la révolution de Juillet se répandit en Allemagne. Il en fut profondément ému, et il pensa aussitôt que le mouvement allait gagner les autres États de l'Europe, transformer les institutions politiques, modifier peut-être les relations sociales. Il voyagea en Allemagne, en Autriche, dans le Nord de l'Italie, écrivit dans les journaux et les revues, et fut même pendant quelque temps le

« Blätter, die im Hotel für die Fremden abgegeben werden. Für einen Sitten« maler gibt es keinen reichern Anblick, als der Garten des Palais-Royal in den Vormittagsstunden. Tausend Menschen halten Zeitungen in der Hand und zeigen « sich in den mannigfaltigsten Stellungen und Bewegungen. Der Eine sitzt, der « Andere steht, der Dritte geht, bald langsamern, bald schnellern Schrittes. Jetzt « zieht eine Nachricht seine Aufmerksamkeit stärker an, er vergisst den zweiten « Fuss hinzustellen, und steht einige Sekunden lang wie ein Säulenheiliger, auf « einem Beine. Andere stehen an Bäume gelehnt, Andere an den Geländern, welche die Blumenbeete einschliessen, Andere an den Pfeilern der Arkaden. « Der Metzgerknecht wischt sich die blutigen Hände ab, die Zeitung nicht zu << röthen, und der ambulirende Pastetenbäcker lässt seine Kuchen kalt werden «< über dem Lesen. Wenn einst Paris auf gleiche Weise unterginge, wie Herku« lanum und Pompeji untergegangen, und man deckte den Palais-Royal und die << Menschen darin auf, und fände sie in derselben Stellung, worin sie der Tod « überrascht die Papierblätter in den Händen wären zerstäubt - würden die Alterthumsforscher sich die Köpfe zerbrechen, was alle diese Menschen eigentlich gemacht hatten, als die Lava über sie kam. Kein Markt, kein Theater « war da, das zeigt die Ertlichkeit. Kein sonstiges Schauspiel hatte die Aufmerk« samkeit angezogen, denn die Köpfe sind nach verschiedenen Seiten gerichtet, und der Blick war zur Erde gesenkt. Was haben sie denn gethan? wird man fragen, und keiner wird darauf antworten: sie haben Zeitungen gelesen. » (Schilderungen aus Paris.)

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