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tions. Le serviteur du despote ne peut être lui-même qu'une façon de despote.

Peuple essentiellement guerrier

nous l'a-t-on assez répété! nous ne comprenons pas un peuple sans militaires. En revanche, nous comprenons parfaitement un peuple sans civils. Nous avons même essayé de réaliser cet idéal ingénieux au Tonkin.

Le général en chef ayant ses troupes indigènes, ses régiments de linh-tap aux pieds nus, aux larges rubans rouges passés dans les anneaux de cuivre du salacóet noués belliqueusement sous le chignon. de crin noir aux reflets roux, les résidents, jaloux, voulurent avoir, eux aussi, leur armée à commander, avec les galons à distribuer, les victoires à claironner, le nom des braves à mettre à l'ordre on leur donna les linh-lé aux rubans bleus, autrement dit la milice permanente, qui leur fournit des boys, des plantons de style et des escortes d'honneur terribles aux populations. Alors les mandarins, piqués, réclamèrent à leur tour des salacô, des rubans, des galons, des carabines: M. de Lanessan leur donna l'armée aux rubans verts, les linh-cô couleur d'espérance, qui apprirent vite à présenter l'arme, plus vite encore à rançonner l'habitant inquiet.

Il y eut dès lors trois armées indépendantes qui adorèrent respectivement le Général, le Résident supérieur et le Kinh-Luoc - les trois lunes qui resplendissent sur la constellation des races tonkinoises.

De leur côté les petits fonctionnaires indigènes, caï-thuong et lithuong, chefs de canton et chefs de village, organisèrent le reste de la population male en groupes armés qu'ils commandèrent victorieusement. Officiers, résidents, mandarins purent réquisitionner à volonté ces partisans pour augmenter leur attirail de guerre et la terreur des femmes et des enfants. Il n'y eut plus dans le pays que des militaires.

Nos milices coloniales, complètement militarisées. dressées à la parade, à l'obéissance passive, au salut, au port d'arme, à l'oisiveté des casernes, aux insolences de l'uniforme, au mépris des foules travailleuses, à la religion du grade et du ruban, ne sont que des armées à bon marché par conséquent disqualifiées.

Il fut un temps où l'on prescrivait formellement de n'envoyer dans les compagnies de milice tonkinoises, en qualité de gradés, que les sous-officiers sans avenir. Pour instruire et commander une section de miliciens appelés à faire exactement le même service que les troupes dites régulières, il fallait avoir fait ses preuves d'incapacité.

Tant que les milices coloniales n'auront pas évacué les casernes où leur esprit se déprave, où elles acquièrent la dégradante conviction que la solde est due aux étrangetés de l'uniforme, non à la réalité des services, à la fainéantise professionnelle, non à une forme spéciale de l'activité tant que les milices n'auront pas renoncé à jouer au soldat sur les places et dans les rues pour aller habiter des villages, cultiver la terre, exercer les métiers qui font vivre, sous la direction de chefs

indigènes dont nous ne ferons que ratifier l'élection, elles seront un danger pour tous pour nous dont elles exècrent le joug odieux, la disciple arbitraire et féroce; pour les populations qu'elles dévalisent dans le but de compenser et l'insuffisance de leur solde le mépris arrogant dont les couvre la stupidité coloniale.

Plus encore que les régiments indigènes, les milices actuelles sont l'armée permanente de l'insurrection ce que je ne leur reproche certes pas. Chaque milicien renvoyé chez lui, c'est un mécontent rendu à la circulation, à cette incoercible propagande du ressentiment à laquelle nul régime n'a jamais résisté bien longtemps sous le soleil.

Qu'on supprime donc ces armées de brigandage et de parade grotesque, dont jamais personne n'a su se servir, ou plutôt qu'on les transforme radicalement. Qu'on les rende au travail nourricier et que l'on paie par des avantages suffisants exemptions d'impôt, subvention annuelle à la communauté, etc. les services de police et même de guerre qu'on leur demandera.

Les Hova avaient, pour couvrir leurs frontières toujours menacées, des villages pareils aux autres villages, gouvernés comme les autres villages, mais fortement retranchés, et dont les habitants quittaient la bèche du laboureur pour le fusil et la sagaie chaque fois qu'il était nécessaire. Ces villages devraient servir de modèles.

Puisque Madagascar est une colonie type, qu'on commence par elle, et dans deux ans le gouvernement pourra rapatrier les trois quarts des troupes européennes et la totalité des troupes africaines qui sévissent dans la grande île. L'idée insurrectionelle disparaîtra naturellement avec ceux qui la provoquent.

Nous ne devons être ni les bourreaux, ni les souteneurs de nos colonies: la première fonction nous coûte trop cher, la seconde coûte trop cher aux colonies.

Le fonctionnarisme colonial, en somme, c'est encore et toujours le, militarisme, c'est encore et toujours le monstre parasitaire dont la luxuriance est en raison directe de l'anémie végétale qu'elle couronne somp

tueusement.

Entre l'autorité militaire et l'autorité fonctionnarienne, la différence est plus nominale que réelle. Le fonctionnaire est une espèce de militaire, tout comme le militaire est une espèce de fonctionnaire, et l'indigène les confond couramment dans une même haine peureuse. Le premier vaut mieux parce qu'il a les griffes moins longues, mais l'appétit est, de part et d'autre, exactement le même. Entre l'homme qui extermine les gens de Toéra et l'homme dont les vexations provoquent une insurrection foudroyante dans le nord-ouest de Madagascar, le choix est embarrassant. Entre le général Voyron qui fait brûler l'Imérina, en 1896, et le gouverneur qui accule le Canaque à la révolte pour le livrer ensuite au fusil Lebel, en 1901, il n'y a pas l'épaisseur d'une conscience.

L'administration coloniale a adopté les principes faciles qui sont en usage dans toutes les armées. Du fond de son cabinet, l'administrateur règle le tableau de service de sa province comme du fond d'une salle de rapport on règle le tableau de service d'un régiment. Le pays obéit « sans hésitation ni murmure ». Si l'indigène réclame, il faut qu'il suive, comme le soldat, la voie hiérarchique. A Madagascar, on eut l'idée géniale de frapper d'un droit de timbre de vingt-cinq centimes toute requête écrite des indigènes. Pas de timbre, pas de requête à examiner, pas de temps perdu, pas d'ennuis.

Si le militaire déteste de tout son cœur le fonctionnaire civil, le fonctionnaire civil le lui rend bien : ce n'est pas que chacun d'eux s'élève contre la somme d'arbitraire permise à l'autre, c'est que tous deux se disputent la même somme d'arbitraire et le même troupeau misérable. Le militaire, à coup sûr, a la bosse de l'administration, et l'administrateur, sûrement, a la bosse de la violence. Ils ne se complètent pas. ils se suppléent ou font double emploi. Leurs fonctions refusent de se hiérarchiser entre elles. Ils sont deux puissances d'autorité qui s'excluent et que le sentiment indigène exclut également.

Toutes nos colonies accepteront de nous la direction politique et le contrôle économique et social, elles accepteront notre intervention autoritaire chaque fois que cette intervention aura pour but le maintien ou le rétablissement de l'équilibre des forces sociales au profit de la collectivité entière: mais jamais un peuple barbare comme sont les tribus africaines ou canaques, civilisé comme sont les Indo-Chinois et les Hova — n'acceptera d'être la proie passive d'un organisme despotique superposé à la société indigène, appuyé sur des despotes indigènes mués en instruments de domination et sur des troupes irresponsables qui interviennent journellement dans sa vie intérieure.

On a fait en Imérina des expériences portant sur l'administration directe du pays par des fonctionnaires indigènes. Ces réalisations timides, limitées aux seuls districts, contiendraient en germe l'administration coloniale rationnelle si notre tyrannie soupçonneuse n'excluait l'idée de Conseils et de Parlements élus, sans lesquels le fonctionnarisme, même. indigène, restera dans nos mains comme un moyen d'oppression.

Je sais bien que la seule imagination d'une assemblée délibérante composée de Sakalava ou de Dahoméens fait sourire nos grands politiques. Ils ne conçoivent pas qu'une discussion entre sauvages finisse autrement qu'en bataille rangée, et la sagaie leur paraît devoir être le dernier argument de ces barbares. La vérité vraie est que l'on ne rencontre plus guère de sauvages que sur les boulevards européens, que les électeurs sakalava sauraient mieux sauvegarder leurs intérêts que les trois quarts des électeurs français, et qu'un parlement dahoméen, sa puissance fùt-elle très limitée, ferait sans doute de meilleure besogne que le nôtre. L'exemple de la république de Libéria ne prouve rien. Composée originairement d'hommes corrompus par l'esclavage,

totalement affranchie des influences civilisatrices, on admettra néanmoins qu'elle vaut bien le Dahomey avant la conquête, et que Monrovia est moins abominable que ne fut Abomey.

Le fonctionnaire colonial qui a la vocation existe sans doute, mais ombien rare, hélas ! Ce sont les inéluctables nécessités de l'existence qui font les vocations coloniales comme les autres. La majoration des soldes fait le reste.

On pourrait se demander ici pourquoi les différentes catégories de fonctionnaires coloniaux forment des castes d'agents inégalement rétribuées, pourquoi ce commis de 'résidence voit doubler sa solde d'Europe, et pourquoi ce douanier, dans la même colonie, voit tripler la sienne, pourquoi enfin l'unification de toutes les soldes n'a pas été réalisée, mais ne nous écartons pas du terrain administratif.

Il est si vaste, ce terrain administratif, et le fonctionnarisme tient si bien toute la place au soleil, qu'il n'en reste plus pour le colon.

Ah! le colon! c'est l'ennemi; c'est un gêneur. C'est un individu, un affamé, un fantôme qui vient l'on ne sait d'où, et qui veut sa part du gâteau, et qui rôde, et qui vous espionne, et qui bourdonne à vos oreilles, sans trève, comme les mouches impudentes dont le vol tout à coup vous agace au fond d'une moustiquaire bien fermée, où passaient des rêves et des ivresses de soleil et d'amour.

Et pendant qu'en haut la réclame s'évertue - car il faut des colons, beaucoup de colons pour construire le futur paradis, et la gloire du gouvernement, et le triomphe des statistiques menteuses - le pauvre colon qui s'est laissé prendre au mirage des belles perspectives coloniales, brusquement, dès qu'il a mis le pied sur ce sol qu'il est venu conquérir, se heurte à des visages fermés, se meut dans une atmosphère de grognements hostiles.

Il est de notoriété publique, je pense, que le colon pauvre et laborieux n'a rien à attendre de l'autorité française, que des tracasseries. On l'écrase d'impôts. La douane et la police le surveillent comme un flibustier. On accable sa pauvreté de mépris officiel et de vexations. sans fin. Et dans ce pays où, lui disait-on, la terre ne coûte rien, bien souvent il ne trouve à se loger que dans les déserts, au large de la spéculation.

Il s'en console en se taillant royalement sa part de souveraineté dès qu'il le peut, et c'est l'indigène qui paie toujours, qui se prête à toutes les escroqueries, se courbe, humble et chétif, devant le blanc, devant le fauve et le pirate, devant l'homme de caste, jusqu'à ce que, le rencontrant sur un sentier perdu, il l'abatte comme un chien rarement !

Le colon riche, celui qui reçoit à diner le missionnaire, l'officier, le fonctionnaire, celui qui méprise légalement l'indigène sans souliers, le colon sans le sou, le soldat sans galons- toute la racaille coloniale · des destinées plus heureuses. On le conduit par les chemins de traverse,

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on abaisse pour lui le terrible pont-levis des formalités, on réquisitionnerait une province pour lui faire plaisir.

Il préfère généralement réquisitionner lui-même, par l'intermédiaire des chefs indigènes qu'il domine et qu'il corrompt, et on le laisse faire. Il sait se débrouiller, celui-là; il ne cause pas de tracas. A la bonne heure! Parfois aussi ses exigences deviennent excessives. Il s'est si bien habitué à tailler en pleine chair que, du jour où les résistances surgissent, il s'en prend à l'administration.

Car le colon prétend qne l'administration soit faite pour le colon, rien que pour le colon, de même que l'administration prétend que le pays soit fait pour l'administration, rien que pour l'administration.

Le colon a des exigences fantastiques qu'il faut aller vérifier sur place avant d'y croire. Une fois dans ce cadre de banditisme violent et sournois, dans cette atmosphère saturée de despotisme et d'inconscience, on comprend tout, ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.

Il est douteux que vous rencontriez jamais un seul colon français qui ne demande pas l'expulsion immédiate de tous les colons étrangers. A Madagascar, le Mauricien, qui parle français, qui aime la France, mais qui reste Anglais comme le Canadien parce que la domination anglaise est infiniment moins arbitraire et moins oppressive que la nôtre, est déjà suspect. Le Français de la Réunion, incontestablement plus apte que nous à coloniser la grande ile africaine, n'est que détesté. Il fallut soumettre à des taxes spéciales les Asiatiques et Africains, non seulement les trafiquants, qui payèrent deux taxes, mais encore les simples travailleurs qui n'étaient pas au service d'un colon français, et qui payèrent une taxe de séjour. On y ajouta les vexations administratives, la suspicion. Les colons français n'ont pas été satisfaits. Il faut chasser tous les commerçants hindous et chinois, chasser tous les Anglais, tous les Américains, tous les Allemands, tous ces « parasites qui viennent manger notre pain ». Cela fait, le gouvernement importerait des esclaves hindous et africains à qui l'on reconnaîtrait officiellement le droit de se faire exploiter bénévolement. Peut-être alors serait-il possible d'expulser les Malgaches eux-mêmes, ou, du moins, d'en faire une judicieuses élection, à la manière de cet officier expéditif, le lieutenant Brünncher qui disait, de l'air d'un apôtre : « Ils ne travaillent pas : je les supprime! »

On voit que les théories humanitaires esquissées ici par nos chevaliers de la plus grande France, dont quelques-uns ont exploré, au péril de leurs jours, l'île de la Grande-Jatte, ont de l'écho dans nos colonies.

Mais, d'autre part, on conçoit qu'entre le nationalisme mercantile du colon et l'administration, jalouse de son autorité, obligée du reste à des ménagements qui lui sont imposés, des querelles éclatent fréquem

ment.

Alors l'officier, ou le résident, ou l'administrateur met son masque noir de fonctionnaire, ce masque d'impersonnalité et de menace qui du visage ne laisse plus voir que les dents. Et c'est la guerre.

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