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se ramènera exclusivement à la victoire de cette voix sur l'orgueil et à la réduction d'une nature hautaine et extraordinairement forte. Beethoven se borne, pour son drame, à ces deux motifs qui nous font ressentir, plus sûrement que toute exposition faite à l'aide de concepts, l'essence la plus intime de ces deux caractères. Suivons maintenant pieusement le mouvement qui se développe devant nous par la seule opposition de ces deux motifs, et qui s'attache uniquement à leur caractère musical, puis laissons de nouveau agir sur nous le pur détail musical, nuances, rapprochement, éloignement, renforcement de ces deux motifs; de cette manière nous suivons en même temps un drame qui, dans son expression propre, contient tout ce qui, dans l'œuvre du poète dramatique, attirait notre intérêt par l'action compliquée et les frottements des personnages moindres. Ce qui nous saisissait là comme action presque immédiatement vécue par nous, nous le concevons ici comme le noyau le plus intime de cette action; car cette action, dans le drame de Shakespeare, a été déterminée par les caractères agissant comme puissances naturelles; elle l'est ici par les motifs musicaux, agissant dans ces caractères, motifs identiques à l'essence intérieure de ces caractères; sauf que dans chacune de ces deux sphères, ce sont leurs lois respectives d'extension et de mouve ment qui règnent.

Quand nous nommions la musique la manifestation du rève le plus intérieur de l'essence du monde, Shakespeare pouvait nous apparaître comme un Beethoven continuant, éveillé, son rêve. Ce qui tient séparées leurs deux sphères, ce sont les conditions formelles de leurs lois respectives d'aperception. La forme d'art la plus accomplie devrait, par suite, naître au point-frontière où ces lois pourraient prendre contact. Ce qui rend maintenant Shakespeare aussi inconcevable qu'incomparable, c'est que les formes du drame ont été par lui tellement pénétrées de vie qu'elles nous paraissent en quelque sorte avoir été entièrement imposées par la nature, tandis que, dans les pièces du grand Calderon, elles nous apparaissent, avec leur sécheresse conventionnelle, comme des œuvres d'artistes. Dans Shakespeare, nous avons devant nous des hommes réels; par contre, nous les voyons si merveilleusement loin, qu'il nous semble aussi impossible d'entrer en contact avec eux qu'avec de purs esprits. De son côté, Beethoven, dans son rapport avec les lois formelles de son art et dans l'activité libératrice qu'il exerce sur ces lois, étant tout à fait l'égal de Shakespeare, cherchons à caractériser le point-frontière ou point de transition de leurs sphères d'action, en prenant encore une fois notre philosophe pour guide immédiat, et cela en revenant au but de sa théorie du rêve, l'explication des apparitions d'esprits.

Cela dépendra, par suite, non de l'explication métaphysique, mais de l'explication physiologique de ce qu'on nomme « la seconde vue ». Physiologiquement, l'organe du rêve est considéré comme fonctionnant dans la partie du cerveau qui subit les impressions de l'organisme

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occupé, au plus profond du sommeil, par ses événements intérieurs, de la même façon que la partie du cerveau, tournée vers l'extérieur et liée immédiatement avec les organes des sens, maintenant en complet repos, subit, quand elle est éveillée, les impressions du monde extérieur. Nous avons vu que la communication du rêve conçu au moyen de cet organe intérieur ne pouvait être transmise que par un second rève précédant immédiatement le réveil, qui manifeste le contenu véritable du premier seulement sous une forme allégorique en effet, à mesure que le réveil du cerveau se prépare et finalement s'opère de soi-même, les formes de connaissance du monde des apparences, temps et espace, doivent entrer en activité; par conséquent, il se construit dans ce deuxième rêve une image en affinité absolue avec les expériences communes de la vie. Nous avons comparé l'œuvre du musicien à la vue de la somnambule devenue voyante; elle est comme l'image immédiate du rève le plus intérieur que contemple la voyante, image manifestée à l'extérieur, au point suprême de la clairvoyance somnambulique, et nous avons trouvé le canal de cette communication dans la naissance et la formation du monde des sens. Au phénomène physiologique, pris ici analogiquement, de la clairvoyance somnambulique se rattache celui de la vision des esprits, et nous appliquons l'application hypothétique de Schopenhauer: suivant lui, ce phénomène est une clairvoyance se manifestant dans le cerveau éveillé; elle se produirait de soi-même, notamment à la suite de l'abolition de la faculté visuelle, chez l'homme éveillé; l'effort intérieur utilise cette vue momentanément voilée pour montrer nettement, à la conscience sur le point de s'éveiller, la figure apparue au plus profond du rêve véritable. Cette image, projetée de l'intérieur vers l'œil, n'appartient en aucune façon au monde réel des formes; pourtant elle vit aux yeux du voyant avec tous les indices d'une existence véritable. Ainsi, l'image contemplée par la volonté intérieure est projetée devant les yeux de l'homme éveillé. A cette projection, qui ne réussit que dans des cas extraordinairement rares, correspond pour nous l'œuvre de Shakespeare et nous nous l'expliquons, lui-même, comme un voyant, comme un charmeur d'esprits qui sait représenter, à lui-même et à nous, devant nos yeux éveillés, les figures des hommes de tous les temps qu'il tire de sa contemplation intérieure, avec une telle intensité qu'ils paraissent vraiment vivre devant nous.

Nous étant rendus maîtres de cette analogie dans toutes ses conséquences, nous pouvons caractériser Beethoven, que nous avons comparé à la somnambule clairvoyante, comme le sous-sol agissant de ce Shakespeare qui voit les Esprits. Ce qui produit les mélodies de Beethoven projette aussi les formes-Esprits de Shakespeare. Et tous deux pénétreront ensemble dans un seul et même être, si nous faisons entrer le musicien dans le monde de la lumière en même temps qu'il s'avance dans le monde des sons. Ceci arriverait d'une manière analogue au processus physiologique qui, d'une part, devient le terrain où les esprits

se font visibles, d'autre part, crée la clairvoyance somnambulique et dans lequel il faut admettre qu'une excitation intérieure, en sens contraire que ce que fait à l'état de veille l'impression extérieure, pénètre le cerveau du dedans au dehors, où elle rencontre finalement les organes des sens et détermine ceux-ci à manifester à l'extérieur ce qui, comme objet, a pénétré de l'intérieur. Maintenant, nous avons constaté un fait indéniable, c'est qu'à l'audition intime d'une musique, la vue perd de son activité de telle façon qu'elle ne perçoit plus les objets d'une façon intensive donc, ce serait là l'état provoqué par le monde intérieur des rèves qui, enlevant à la vue sa puissance de perception extérieure, rendrait possible l'apparition des formes fantômales.

Cette explication hypothétique d'un processus physiologique qui ne peut s'expliquer autrement, nous pouvons l'appliquer à l'examen du problème artistique qui nous occupe, afin d'arriver à un même résultat. Les formes fantômales de Shakespeare deviendraient des sons par le fait du complet réveil de l'organe musical intérieur, ou bien les motifs de Beethoven enivreraient la vue privée de sa faculté extérieure jusqu'à la perception nette de ces formes en lesquelles ces motifs, ayant pris corps, s'agiteraient maintenant devant notre œil clairvoyant. Ainsi dans l'un comme dans l'autre cas, en soi essentiellement identiques, il y a une force énorme qui va à l'encontre de l'ordre existant des lois naturelles et se meut de l'intérieur vers l'extérieur, dans le sens admis pour la formation des apparitions. Cette force doit naître d'une nécessité suprême, identique à celle qui, dans le processus vulgaire de la vie, provoque le cri d'angoisse de l'homme lorsqu'il s'éveille soudain d'un profond sommeil après un rêve oppressant; sauf qu'ici, dans le cas extraordinaire, formidable où se manifeste la vie du génie de l'humanité, la nécessité conduit au réveil en un nouveau monde qui ne peut s'ouvrir à nous que par ce réveil, où rayonne la connaissance avec un éclat incomparable.

Mais ce réveil par nécessité suprême, nous y parvenons au moyen du saut extraordinaire de la musique instrumentale dans la musique. vocale si choquant pour la critique esthétique ordinaire. Nous sommes partis de là, dans la discussion de la Neuvième symphonie pour aboutir aux présentes recherches. Ce que nous avons ressenti, c'est une certaine surabondance, une nécessité violente de décharger l'âme à l'extérieur, absolument comparable au besoin de s'éveiller d'un rève qui nous angoisse profondément; or l'important, pour le génie artistique de l'humanité, c'est que cette tendance a provoqué un fait artistique grâce auquel a été conféré à ce génie une nouvelle puissance, l'aptitude à créer l'œuvre d'art suprême.

Nous devons conclure que cette œuvre d'art doit être le drame le plus parfait, par suite, bien supérieur à l'œuvre d'art poétique proprement dit. Nous devons conclure ainsi après avoir reconnu l'identité du drame de Shakespeare et de Beethoven. Il nous faut reconnaitre encore que ce

drame est à « l'opéra » comme une pièce de Shakespeare à un drame de littérature, et une symphonie de Beethoven à une musique d'opéra. Que Beethoven au cours de sa Neuvième symphonie revienne simplement au chœur-cantate avec orchestre suivant la formule, cela ne doit pas nous égarer quand nous jugeons ce saut remarquable de la musique instrumentale dans la musique vocale; nous avons mesuré précédemment l'importance de cette partie chorale et reconnu qu'elle appartenait au domaine propre de la musique. Dans ce choral, en dehors de l'ennoblissement de la mélodie, il ne s'offre rien d'extraordinaire dans la forme; c'est une cantate avec des paroles que rien ne lie particulièrement à la musique. Nous savons que ce ne sont pas les vers du poète, auteur du texte, fussent-ils de Goethe ou de Schiller, qui peuvent déterminer la musique; c'est le drame seul qui le peut, et, à la vérité, non le poème dramatique, mais le drame qui se meut réellement devant nos yeux comme pendant visible de la musique, où la parole et le discours appartiennent uniquement à l'action, et n'appartiennent plus à la pensée poétique.

Ainsi ce n'est pas l'œuvre de Beethoven, mais l'acte artistique du musicien, l'acte inouï contenu en lui que nous avons à retenir ici comme le point suprême du développement de son génie, quand nous expliquons que l'œuvre d'art vécue et formée entièrement par cet acte devrait offrir la forme d'art la plus achevée où s'abolirait, pour le drame comme pour la musique, tout conventionalisme. Telle serait l'unique. forme nouvelle d'art correspondant absolument à l'esprit allemand si puissamment personnifié dans notre grand Beethoven. Cette forme d'art, purement humaine et pourtant appartenant originellement au maître, manque encore au monde moderne si on le compare à l'antique.

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XIII

L'IMMACULÉE CONCEPTION

Comme la pluie ne cessait de tomber, le prince Claude s'attrista davantage.

Depuis un mois, il voyageait; c'est-à-dire que successivement il s'était établi, seul, au Vieux-Château d'abord, puis en ses autres palais, n'y séjournant que fort peu et se dégoûtant de chacun. Maintenant il résidait au Palais de Proserpine, qui lui plaisait particulièrement. Car il avait été bâti au siècle précédent par une Altesse mélancolique, hantée par l'idée de la mort, et qui s'y retirait pour se livrer à des méditations funèbres. Il affectait la forme d'un mausolée, était bas, et de dimensions restreintes, percé de fenêtres étroites, et les parements, en pierre polie et sombre, miroitaient. Des ifs de belle venue précédaient l'entrée. Du côté opposé, un étang ovale assez profond réfléchissait dans une eau limpide mais noire son architecture trapue; dans des roseaux, une nacelle achevait de pourrir; sur la berge, des saules inclinés traînaient leur pesant branchage.

L'humidité aggravait la chaleur estivale. Monseigneur, étendu dans une bergère, absorbait lentement des breuvages glacés. Il était vêtu d'une sorte de froc blanc sous lequel il portait une haire, point très rude; un trumeau lui renvoyait son image, et il s'attendrissait de ce que, dans l'entour sévère de la pièce lambrissée d'ébène, il s'apparùt en blancheur avec un visage émacié et des mains décharnées où s'enroulait un chapelet énorme De sa place, il voyait la surface de l'étang, criblée de trous par la `pluie droite, plus loin, la nacelle, et, par-dessus les saules, des 'escarpements verts qui se perdaient dans l'entassement des nuages. La désolation du paysage l'incitait à des retours sur lui-même, à des comparaisons.

Lui aussi était une nacelle échouée dans la vase, une cime envahie de brume, une eau solitaire sur qui pleurait le ciel. Une cigogne claqueta. - Il l'aperçut, marchant le long de la berge à graves enjambées, sous l'averse.

(1) Voir La rerne blanche des 1er et 15 juillet, 1er et 15 août 1901.

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