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«<< TELL.

Ce sont les maîtres violents dont le règne est le plus << court. Quand le vent d'orage sort de ses cavernes, on éteint les « feux, les bateaux gagnent précipitamment le port, et le puis«sant génie de la tempête passe sur la terre sans causer de dom«mage et sans laisser de trace. Que chacun vive tranquille chez « lui à l'homme pacifique on laisse volontiers la paix 1. »

:

Mais alors, de Stauffacher qui agit ou de Tell qui s'abstient, qui a raison? Le spectateur est quelque peu déconcerté, et ne sait où porter sa sympathie 2.

Ce qui obsédait Schiller, pendant qu'il écrivait le Guillaume Tell, c'était le souvenir de la Révolution française, qu'il avait d'abord saluée avec enthousiasme, dont il s'était détaché ensuite, et dont il ne voyait plus enfin que les débordements et les violences. «Quand les forces brutales se divisent et se combattent, »> dit-il dans deux strophes qui accompagnaient l'envoi de sa pièce à Dalberg, « quand une aveugle fureur attise le feu de la guerre, « quand la voix de la justice se perd dans la bruyante mêlée « des partis, quand tous les vices se déchaînent sans honte, «< quand la licence porte une main audacieuse sur les choses << saintes et détache l'ancre qui retient les États: il n'y a point «<là de place pour des chants joyeux. Mais lorsqu'un peuple << qui conduit pieusement ses troupeaux se suffit à lui-même et << n'envie le bien de personne, lorsqu'il rejette un joug qu'on << veut lui imposer injustement, et que néanmoins, dans sa colère, << il respecte l'humanité, lorsqu'il sait se modérer dans le succès, « dans la victoire : il y a là un fait immortel, digne des chants « du poète. » Les conjurés du Rütli proclament hautement qu'ils

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1. Acte Ier, scène 1.

2. Louis Borne a prononcé un jugement sévère sur le caractère de Guillaume fell, en se mettant à un point de vue qu'on peut ne pas partager, celui de la démocratie militante à laquelle il appartenait : « Tell, je regrette de le dire, est ■ un grand philistin. Il pèse ses actions et ses discours à la petite balance, comme si la vie et la mort étaient une question du plus ou du moins. Sa conduite mesurée, en regard d'une si profonde misère et d'un paysage si grandiose, est presque répugnante... C'est plutôt un petit bourgeois qu'un homme des champs... Il a le « courage du tempérament, que donne le sentiment de la force physique; il n'a pas le beau courage du cœur, celui qui, ne connaissant pas de limites, ne sait « pas calculer les risques. Il a le bras courageux et la langue timide, la main prompte et la tête lente; et c'est ainsi que ses honnêtes scrupules l'amènent enfin à commettre un honteux assassinat derrière un buisson, quand il pouvait « accomplir une action d'éclat avec une noble arrogance. » Boerne blâmait aussi la scène de la pomme, au point de vue de la vraisemblance morale: « Tell doit refuser de tirer, lors même que son refus entrainerait la ruine totale de la liberté suisse.» (Gesammelte Schriften, t. IV.)

ne font que défendre leurs droits, sanctionnés par d'anciennes chartes; ce sont les baillis qui sont présentés comme des novateurs. Quant à Tell, persuadé qu'il faut lasser la tyrannie par la patience, il n'assiste même pas à l'assemblée nocturne du Rütli, et il se tient à l'écart, jusqu'au jour où sa vie, celle de sa femme et de ses enfants sont menacées. Si les conjurés représentent le droit politique, fondé sur les lois du pays, Guillaume Tell représente le droit de la nature, qui découle de la conscience même. Il semble ainsi que le caractère des principaux personnages soit bien nettement défini et leurs actions bien justifiées. Pourtant Schiller a consacré la plus grande partie du cinquième acte à plaider encore une fois une cause que l'on croyait jugée; car la scène entre Guillaume Tell et Jean le Parricide n'est qu'un plaidoyer en faveur du premier. Jean de Souabe, qui vient d'assassiner l'empereur Albert d'Autriche, se présente devant la demeure de Tell; il pense qu'un même sentiment doit les rapprocher n'ont-ils pas l'un et l'autre délivré la Suisse d'un tyran? Mais Tell le repousse : «Oses-tu confondre, » lui dit-il, «< l'acte cou<«<pable et sanglant d'un ambitieux avec la défense légitime d'un « père?» Mais Jean de Souabe n'avait-il pas défendu son héritage, que, selon l'expression de Stauffacher, l'empereur détenait injustement? Où s'arrête le droit de légitime défense? Schiller, à force de justifier son héros et de croire qu'il a besoin de l'être, fait passer ses scrupules dans l'âme des spectateurs. L'intérêt dramatique n'exigeait plus, après la mort de Gessler, que la dernière scène, où les montagnards, groupés autour de la maison de Tell, proclament solennellement leur liberté 1.

Guillaume Tell n'avait pas encore vu la scène, que déjà Schiller portait son attention sur un autre sujet, l'un des plus beaux qu'il eût jamais trouvés, et que, malheureusement, il ne put qu'entamer, celui du faux Démétrius, le prétendu fils du tzar Ivan IV. Démétrius est un imposteur convaincu, du moins dans la première partie de sa courte carrière, et c'est ce qui rend sa

1. Guillaume Tell est, de toutes les pièces de Schiller, celle qui a eu le plus de succès au théâtre; elle fut représentée à Weimar le 17, le 19 et le 24 mars 1801, et plusieurs fois à Berlin au mois de juillet suivant. Schiller avait fait pour la scène de Weimar une rédaction spéciale, où il avait supprimé le rôle de Jean le Parricide, pour ne pas rappeler à la grande-duchesse de Russic Maria-Paulowna, qui venait d'être unie au prince héréditaire de Weimar, le meurtre de son père, le tzar Paul Ier. Schiller composa, pour l'arrivée de la princesse, au mois de novembre 1804, un intermède dramatique, l'Hommage des Arts.

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situation dramatique. Une femme ambitieuse, Marina, qui, comme lady Macbeth, a rêvé une couronne, exploite son enthousiasme juvénile, et le pousse devant elle jusqu'aux marches du trône. « Qu'il croie en lui-même », dit-elle, « et le monde y croira. >> Même la tzarine Marfa, la mère du vrai Démétrius qui a été assassiné, se demande un instant si son fils ne lui est pas rendu et ne va pas la venger de ses ennemis. Ainsi tout seconde d'abord l'entreprise du prétendant. Mais, au moment où il touche au but, il s'aperçoit du rôle qu'on lui a fait jouer. Alors sa confiance l'abandonne, et lui qui, jusque-là, n'avait pas connu de résistance, maintenant il hésite, il s'arrête devant des obstacles ridicules. Dans la dernière scène, le nouveau tzar doit produire solennellement ses titres devant la noblesse russe; mais Marfa, invitée à le reconnaître pour son fils, se détourne de lui, et l'imposteur tombe, percé de coups.

La composition du Démétrius fut interrompue d'abord par un voyage à Leipzig et à Berlin, au mois de mai 1804, ensuite par la dernière maladie de Schiller. A Berlin, quelques amis, surtout Iffland, voulurent le retenir, l'attacher au théâtre; mais le gouvernement prussien se montra peu disposé à pensionner l'un des plus grands poètes de l'Allemagne. Schiller, déjà de retour à Weimar, demandait trois mille thalers; la réponse du ministre prussien n'a jamais été retrouvée. La maladie empira pendant l'hiver; après un moment de répit au mois de mars 1805, une fièvre pulmonaire se déclara; Schiller mourut le 9 mai. On trouva sur sa table un monologue de Marfa, qui devait faire partie du deuxième acte de Démétrius 2.

L'œuvre de Schiller n'est pas aussi multiple que celle de Goethe. Il a été historien, écrivain philosophique, poète lyrique et didactique; mais sa constante préoccupation, à toutes les époques de sa vie, a été le théâtre, et c'est par là surtout qu'il a exercé son action sur la littérature. A-t-il donné à l'Allemagne un théâtre

1. Voir les détails de la négociation dans la Vie de Schiller do Palleske, livre X, chap. vi.

2. Le Démétrius s'arrête au milieu du second acte. Goethe eut un instant l'idée de le terminer; mais il comprit sans doute qu'il ne pouvait ni modifier le plan de Schiller, ni l'exécuter assez fidèlement. Le sujet a été repris, avec plus ou moins d'indépendance, par François de Maltitz (1817), Bodenstedt (1856), Gruppe (1861), Hebbel (1864), Laubo (1872). Voir Kettner, Schillers dramatischer Nachlass, 2 vol., Weimar, 1895. A consulter, sur l'ensemble du théâtre de Schiller: Bellermann, Schillers Dramen, 2 vol., Berlin, 1888-1891; - -A. Koster, Schiller als Dramaturg, Berlin, 1891; K. Weibrecht, Schiller in seinen Dramen, Berlin, 1897.

national? Il l'aurait pu, si, d'une manière générale, un théâtré national était la création d'un homme, et non le fruit d'une tradition, l'œuvre lente et persistante du génie national, auquel le génie individuel se plie à son insu. Un tel théâtre était-il encore possible dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, à la fois érudite et poétique, et même plus érudite que poétique, puisant à toutes les sources et ouverte à toutes les influences? La question peut être discutée théoriquement; elle est résolue dans le fait par le théâtre allemand, tel qu'il s'est définitivement constitué, où Shakespeare, Calderon et Molière donnent la main à Schiller et à Goethe. De toute façon, pour créer ou pour achever de créer un théâtre vraiment allemand au temps de Schiller, il aurait fallu d'abord renouer la tradition de Lessing, rattacher la comédie à Minna de Barnhelm, le drame à Emilia Galotti, la tragédie à Nathan le Sage. Mais Schiller, comme nous l'apprend Goethe, «< se trouvait <«< dans une situation particulière vis-à-vis des ouvrages drama<«<tiques de Lessing: au fond, il ne les aimait pas; Emilia Galotti « lui était même antipathique 1. » Tandis que Lessing cherchait à mettre le théâtre en contact avec la vie, l'unique pensée de Schiller était de le parquer dans l'idéal, et dès lors la chaîne était

rompue.

On ne trouve pas, dans le théâtre allemand, comme dans le théâtre français ou anglais, un développement suivi, aboutissant à un terme précis, qui est la maturité. On n'y remarque pas non plus cette unité d'inspiration, signe d'un goût national, plus puissant que l'écrivain, et qui s'impose à lui. La tragédie française, que ce soit celle de Corneille ou de Racine, est un conflit de passions, dont le poète fait jaillir une catastrophe. De là vient la simplicité de cette tragédie, son dédain du fait extérieur, ses étroites conditions de temps et d'espace. Le drame anglais se plaît, au contraire, dans une action amplement déployée, dont les lignes éparses et sinueuses finissent par se joindre dans un dénouement, où chaque personnage subit les conséquences de ses actes. Ce drame s'est donné, comme la tragédie française, une forme à lui, plus large, plus élastique, et qui est son cadre naturel. Seul, le théâtre allemand n'a pas une forme qu'il puisse appeler sienne. Quant aux sujets, il est cosmopolite. Pour ne parler que de Schiller, Don Carlos est emprunté à l'Espagne,

1. Ueber das deutsche Theater.

Marie Stuart à l'Angleterre, la Pucelle d'Orléans à la France, la Fiancée de Messine à l'Italie, Guillaume Tell à la Suisse, et, si le poète avait vécu une année de plus, Démétrius lui aurait fait finir son tour d'Europe par la Russie; Wallenstein seul est allemand. Le sujet une fois arrêté, l'idée morale s'y ajoute, s'y superpose, agrandit les dimensions, modifie les caractères, introduit même des personnages parasites, comme Melvil dans Marie Stuart, Lionel dans la Pucelle d'Orléans, Jean le Parricide dans Guillaume Tell; personnages inutiles à l'action, et qui n'existent, pour ainsi dire, que comme des éléments d'une démonstration, comme des arguments ou des symboles. La forme est ici chose accessoire; l'effet dramatique même n'arrive qu'en seconde, ligne; l'idée, au contraire, se développe librement, largement, déjoue quelquefois les prévisions de l'auteur lui-même, et finit par s'incruster soit dans une tragédie, soit dans un drame, soit même, quand toutes les formes sont rompues, dans un poème dramatique. La seule unité du théâtre de Schiller, c'est son caractère philosophique. Mais rien, assurément, si l'on se place au seul point de vue d'une étude littéraire, n'est plus intéressant qu'un tel théâtre, œuvre d'un puissant et noble esprit, pour qui le bien et le beau n'étaient que les deux faces d'un même idéal.

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