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encore; quatre éléphants viennent à cette fois, leurs efforts sont inutiles. Deux se mettent à crier, survient un petit éléphant, qui se glisse sous la bête renversée et la remet sur ses pieds. » L'interprétation pieuse de ce texte est de tout point la même dans les manuscrits. «Quel est le grand éléphant qui ne peut relever la victime du chasseur? c'est Moïse. Les quatre autres, qui sontils? les Evangélistes. Qui sont les deux qui crient? ce sont les apôtres. Et le petit éléphant? c'est Jésus-Christ, qui a fait sortir Adam du tombeau ».

Les articles consacrés au vautour, à la gorgone, présentent de même une abondance de détails qui font paraître plus décharnés les minces extraits d'Epiphane, et complètent l'oeuvre mutilée de Ponce de Léon.

Peut-on dire que le poëme a été l'original de la version en prose? Non; le style du manuscrit des Nani est d'une langue très-correcte et tout-à-fait ancienne. Il a certainement devancé d'un grand nombre de siècles le Physiologus en vers dont nous avons deux copies à Paris. La nature du style en est une preuve assez forte, outre que la critique ne peut se refuser à en voir une plus forte encore dans la transformation de la prose en vers politiques. Nos poëmes chevaleresques du moyen âge ont eu, il est vrai, un sort tout différent; composés en vers, ils ont éte mis en prose vers la fin du quatorzième siècle. La raison en est facile à saisir. Lorsque la fécondité poétique d'un premier âge s'épuise dans une littérature qui suit un développement régulier, la prose, perfectionnée par les progrès du temps, vient en aide à l'inspiration languissante et concourt en auxiliaire utile à la propagation d'oeuvres capables d'intéresser encore les lecteurs. Dans la Grèce du moyen âge, il se produisit un mouvement contraire. Les œuvres en prose d'une époque littéraire, qui conservait les traditions d'un style pur et sévère, subirent, dans la décadence de la langue,

une métamorphose, il fallut, pour les rendre populaires, les accommoder au goût nouveau du peuple.

Il y eut, dans la Grèce, des onzième, douzième, treizième et quatorzième siècles, une abondance surprenante de compositions en vers de toute sorte. Les vicissitudes de la politique et de la conquête des Occidentaux d'abord, des Turcs ensuite, ramenèrent les peuples de la Morée et ceux des régions qui avoisinaient Constantinople à cette sorte d'enfance où les vers sont un langage attrayant pour les lecteurs, un instrument facile aux mains d'auteurs épuisés, de compilateurs fatigués et d'arrangeurs infatigables.

Je ne crois pas m'éloigner de la vérité en attribuant à ces causes la transformation qu'a subie le texte du manuscrit des Nani. Les extraits qu'en ont donnés les éditeurs, dont j'ai rappelé plus haut les noms, m'empêchent de douter que le Physiologus en vers ne soit l'arrangement d'un texte en prose beaucoup plus ancien, très-différent surtout du texte donné par Ponce de Léon. L'édition de ce poëme permettra une confrontation facile avec l'ouvrage que renferme aujourd'hui la bibliothèque de Saint Marc, et jettera quelque lumière sur l'opuscule que le Père Petau a publié dans les œuvres de saint Épiphane.

Les manuscrits de Paris, complétés l'un par l'autre, ajouteront un anneau à la chaîne qui rattache les plus anciens Physiologus grecs à nos Bestiaires du moyen âge. Dans la très-savante préface que M. Hippeau a mise au-devant du Bestiaire de Guillaume, clerc de Normandie, on peut suivre, depuis l'époque d'Origène, de saint Basile, d'Eustathe, de saint Ambroise, jusqu'au treizième siècle, la filiation de ces œuvres qui s'enfantent les unes les autres, animent la prédication chrétienne, passent dans l'enseignement des écoles, trouvent leur place dans les miniatures des parchemins,

s'étalent sur les vitraux des églises, sur les pierres de nos cathédrales, s'inscrivent enfin comme authentiques et confirmées dans les savants recueils d'Albert-le-Grand et de Vincent de Beauvais.

Nous lisons à ce propos un passage curieux dans les lettres de saint Bernard : c'est celui où il reproche aux églises et aux cloîtres les trop brillantes parures dont ils s'embellissent au grand dommage de l'attention dans la prière ou dans les lectures. «Que signifient, dit-il avec l'accent d'un Juvénal chrétien, cette ridicule monstruosité, cette élégance merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières ou les distraire dans leurs lectures? Que nous veulent ces singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui souflent dans leurs cors? Ici, ce sont des corps multiples à une tête unique; là, plusieurs têtes sur un seul corps. C'est un quadrupède ayant une queue de serpent, ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal dont une moitié représente un cheval et l'autre moitié une chèvre; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en un corps de cheval. Enfin, c'est partout une telle variété de formes, qu'il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans les parchemins, et que l'on passe plus volontiers les journées à admirer tant de beaux chefs-d'œuvre qu'à étudier et à méditer la loi divine. "

Ce luxe, cette abondance de merveilles taillées par le ciseau des sculpteurs, ou finement exprimées par le pinceau des enlumineurs, n'était qu'une traduction affaiblie des nombreux Volucraires et Bestiaires dont la fantaisie du moyen âge avait déjà multiplié partout les prodiges, souvent insensés, mais toujours ramenés à un but d'éducation populaire.

Cette habitude de moraliser (l'expression est du moyen âge) l'histoire naturelle remonte aux temps les plus anciens du christianisme, et même les dépasse. Les premiers fidèles en trouvèrent l'exemple dans la Bible et dans l'Evangile. Ces deux livres, dont chaque parole renfermait une vérité, fondèrent l'interprétation allégorique, qui ne fit que se développer davantage avec les subtilités de la scolastique. Jésus-Christ se sert du mot de renard pour flétrir la malice de ses ennemis. Samuel Bochart, dans un ouvrage intitulé Hierozoïcon, a rassemblé tous les passages où sont désignés les animaux dont l'Esprit saint s'est servi pour rendre plus sensibles des vérités de morale. Nous y voyons qu'avec des bêtes telles que le boeuf, le chameau, l'àne, le lion, le tigre, le renard, le lièvre, la colombe, la tourterelle, l'hirondelle, l'aigle, le pélican, les auteurs des divines Écritures n'hésitent pas à recourir à des êtres merveilleux, dont l'existence n'a pas été contestée avant qu'une méthode rigoureuse et scientifique eût fait éva nouir ces prodiges. Tels étaient le Tragelaphus, le Gryphe, l'Ixus, le Myrmécoléon, le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les Onocentaures, la Licorne. Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, qui n'étaient pas les inventeurs de ces fables, les ont consacrées. Ces animaux douteux, dubia animalia, comme les appelle Samuel Bochart, n'ont pas laissé d'embarrasser un peu les interprêtes modernes de la Bible; mais, pendant toute la durée des âges qui se sont écoulés entre l'apparition du christianisme et la Renaissance, ils ont été reconnus comme des êtres réels. On les a vus, on en a décrit la forme avec une assurance qui défiait le doute.

Saint Jérôme rapporte que Saint Antoine fit au désert la rencontre d'un hippocentaure. Je marque ce témoignage avec d'autant plus d'attention que cette apparition, qu'on peut lire dans les lettres familières

"Je

de ce grand saint (1), se retrouve dans notre Physiologus grec. Le même Antoine vit aussi, quelques instants après, une espèce de petit homme au nez crochu, au front cornu; son corps se terminait par des pieds de chèvre. Il l'interrogea; cet être bizarre répondit: « suis un de ces hommes que la gentilité, abusée par tant d'erreurs, a appelés faunes et satyres. Je m'acquitte ici d'une commission que m'a donnée la troupe à laquelle j'appartiens. Nous vous prions d'implorer pour nous votre Dieu, qui est aussi le nôtre; nous savons qu'il est venu pour le salut du monde, et le bruit s'en est répandu dans l'univers entier. » Saint Jérôme se demande si l'hippocentaure n'était pas une de ces illusions dont le diable se plaît à tromper parfois les yeux des hommes; mais, pour le satyre, il n'y a pas l'ombre d'un doute dans son esprit. Au temps de Constantin, dit-il, on amena dans Alexandrie un de ces faunes. Une multitude immense de peuple le vit. Il mourut, et l'on transporta dans du sel, pour le préserver de la corruption, car on était en été, son cadavre jusqu'à Antioche, où se trouvait alors l'empereur.

Il ne restait qu'à donner un sens moral à ces phénomènes de la nature. Rien n'était plus conforme au penchant de l'esprit humain et aux habitudes de l'enseignement chrétien.

Les apologues anciens, répandus sous le nom d'Esope, ont la même origine. Au début des sociétés, les hommes, plus naïfs et plus rapprochés de la nature, n'ont jamais manqué d'observer les animaux. Ils ont pénétré jusqu'au fond de leur caractère, si l'on peut ainsi dire; ils ont surpris leurs défauts, leurs ruses, leurs habitudes. Rien ne leur a échappé de leurs bonnes et de leurs mauvaises qualités. Les analogies les plus fines, que

(1) Épitre I, liv. III. Edit. Canisii.

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