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belot, dans sa bibliothèque, cite un passage où l'auteur de tant d'ouvrages philosophiques reçoit le titre de vizir. Le Grand d'Aussy pense qu'il n'est pas aisé de deviner ce qui a engagé à substituer Aristote au vizir (1). La difficulté ne semble pas si grande. Qu'on réfléchisse aux derniers vers du fabliau, qui en sont la morale:

Amour vainc tot et tot vaincra
Tant com li monde durera.

On verra que la preuve de cette vérité est d'autant plus complète que le personnage vaincu par l'amour semblait être, plus que nul autre, au-dessus de toute faiblesse humaine. Il est bien inutile de rappeler, comme le fait Le Grand d'Aussy, une tradition qui fait épouser au philosophe la nièce, d'autres disent la fille ou la petitefille d'Hermias, son ami.

Il en devint, dit-on, si éperdument amoureux, qu'il alla jusqu'à lui offrir des sacrifices. Cette fable, si elle existe, n'a pas d'autre origine que la conception morale qui fait de l'amour un dieu à qui l'homme, même le plus sage, ne saurait toujours refuser d'ouvrir son

cœur.

Henri d'Andeli ne se fait pas d'ailleurs une autre idée d'Aristote que celle que nous retrouvons partout. C'est un pédagogue d'une humeur sevère, qui tance le vainqueur de l'Asie avec la morgue arrogante d'un maître d'école. Il n'imagine pas qu'Alexandre ait secoué le joug de son précepteur, car le prince se laisse réprimander; il obéit même aux reproches. Mais, en malin écolier, il est bien aise d'assister à la défaite de son aigre censeur. Quel plaisir de voir sellé, bridé et conduit par la belle Indienne triomphantece maître si longtemps inexorable! Lui aussi il était vaincu. « Cent fois, dit le fabliau, la

(1) T. I, p. 205.

raison lui conseilla de retourner à ses livres; cent fois elle lui représenta ses rides, sa tête chauve, sa peau noire et son corps décharné, faits pour éloigner l'espérance et effaroucher l'amour. La raison parla en vain, il l'obligea de se taire. » Nous voici revenus, on le voit, au portrait qu'a tracé d'Aristote Gautier de Châtillon dans son Alexandréide latine.

Ce lai d'Aristote eut bientôt un grand succès. Il devint facilement populaire. Avec Virgile, avec Hippocrate, Aristote amusa l'imagination des auditeurs qu'assemblaient autour d'eux les trouvères et les chanteurs dans les carrefours. Les aventures de Lancelot du Lac n'étaient ni moins connues ni moins admirées. L'histoire du précepteur d'Alexandre soumis aux caprices d'une femme, c'était une nouvelle preuve à l'appui d'une doctrine hostile à ce sexe et chère à tout le moyen âge. On sait combien la malice des poëtes s'est alors exercée contre les femmes. Dans la chanson de Belle Aye d'Avignon, le héros Bérengiers ne les épargne

pas.

Par fame vint en terre li premerains pechiers,
Dont encor est li siecles penés et traveilliés (').

Dans la Geste d'Auberi, nous retrouvons les mêmes idées, et cette fois plus directement en rapport avec notre sujet :

Par fames sont maint preudome abatu.
Rois Constantins,, qui tant estoit cremu,
En fu honis, ce avons-nous séu.

Par Seguiton qui moult ot tort le bu;

Ce fu un nains petis et recréu,

Set ans la tint, ains que fust percéu.
Sansons Fortins en perdi sa vertu,

Qui par la soe fu en dormant tondu... (2).

(1) Hist. litt., t. XXII, p. 338.

(9) Ibid., 325.

Le nom du philosophe grec ajouté à celui de Constantin, à celui de Samson, rendait plus évident cet axiome de morale: Par fames sont maint prudhome abatu. De là naissait aussitôt le conseil d'éviter leurs attraits afin de ne pas perdre son âme.

C'est à ce titre, je pense, que l'on pouvait offrir à l'attention des chrétiens l'histoire fabuleuse d'Aristote. C'est à ce titre aussi que les bâtisseurs d'églises ne dédaignaient pas de sculpter cette aventure sur les chapiteaux des temples qu'ils élevaient. On peut la voir encore aujourd'hui sur l'un des premiers piliers de gauche dans l'église Saint-Pierre de Caen. Elle n'y figure pas seule, elle est accompagnée de celle de Virgile (ou d'Hippocrate, car on lui prête le même sort), sus-pendu dans un panier à l'étage d'une tour d'où l'on voit sortir deux têtes de femmes. Le même sculpteur y a joint l'image de Lancelot du Lac traversant les eaux sur la lame de son épée. Cette église bâtie vers la fin du quinzième siècle, atteste la longue popularité de ces vieux fabliaux. Moins connus aujourd'hui, ils n'ont plus de sens pour le vulgaire.

Il manquerait quelque chose à la légende d'Aristote si l'imagination des conteurs ne se fût également exercée sur sa mort. Déjà nous avons vu Jofroy de Waterford le faire évanouir comme « une flambe " qui monte au ciel. Cette fin tient du miracle, et le pieux dominicain ne pense pas qu'elle doive nous étonner. Tous ceux qui ont parlé d'Aristote n'ont pas été jusquelà; il en est qui ne font pas intervenir la puissance céleste détacher une si grande âme du corps qui lui servit d'asile. Le surnaturel disparaît dans le récit qu'ils font des derniers instants du philosophe; mais, il faut l'avouer, ce n'est pas pour laisser la place à l'histoire: il s'y mêle encore les caprices d'une fantaisie inventive.

pour

Amable Jourdain cite trois fois le nom d'Algazel, traducteur arabe d'Aristote; il ne semble pas avoir eu connaissance d'un manuscrit latin du fonds de SaintVictor, coté autrefois sous le no 32 et aujourd'hui sous celui de 14700. Ce volume in-folio du treizième siècle donne, au folio 77, col. 2, ro, la Métaphysique et la Physique d'Aristote. Un prologue précède ces deux traités; il a pour sujet la mort du philosophe: De morte Aristotelis.

Le précepteur d'Alexandre va mourir, le mal qui doit mettre fin à ses jours l'a réduit à une grande faiblesse. Tous les sages se sont rassemblés; ils sont venus le voir, ils veulent connaître les causes de sa maladie. Ils le trouvent tenant en main une pomme qu'il était occupé à sentir. Il était d'une maigreur extrême, tant la douleur l'avait malmené. D'abord, quand ils l'aperçurent, ils se troublèrent. Cependant, en approchant de lui, ils lui virent le visage clair et un air enjoué. Il les salua le premier. Les visiteurs lui dirent alors : « Notre maître, au premier abord, nous nous sommes troublés, tant votre maladie nous a paru violente et vos forces affaiblies. Maintenant que nous vous voyons joyeux, l'esprit et le cœur nous sont revenus." Aristote se moqua d'eux et leur dit : « Ne croyez pas que je me réjouisse parce que j'espère échapper à la mort, mes souffrances ont beaucoup augmenté, et n'était cette pomme que je tiens à la main, dont l'odeur me réconforte et prolonge quelque peu ma vie, je serais déjà mort. L'âme sensible, qui nous est commune avec les bêtes, se ranime à cette bonne odeur. Je me réjouis de sortir de ce siècle, composé des quatre éléments qui sont dans toute créature sous le soleil: le froid, le chaud, le sec et l'humide. "

Avec la tranquillité d'âme qu'il pouvait avoir autrefois dans son école, il instruit ses disciples, mais il a besoin

de respirer de temps en temps la pomme: « C'est, dit-il, pour ramener mes esprits, ad reducendos spiritus meos.» Ses disciples se lèvent; chacun d'eux va l'embrasser à son tour, il ne cesse pas de leur parler de la majesté de la philosophie, en qui sont contenues toutes les sciences. Il les rassure contre la mort, qui n'est que le départ de l'àme se séparant du corps.

Mais voici venir la fin de tous ces discours. Les mains d'Aristote sont prises d'un tremblement, la pomme qu'il tenait s'échappe, son visage noircit; il expire. Ses écoliers se jettent sur son lit pour l'embrasser encore. Ce sont des cris, ce sont des pleurs. Ils n'oublient pas cependant de faire cette prière: « Puisse Celui qui recueille les âmes des philosophes recueillir celle de l'homme droit et parfait que tu es (1). "

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Ainsi finit, d'après l'arabe Algazel, le philosophe

(1) Bibliothèque Nat., manuscrits latins, ancien fonds Saint-Victor, n 32, nouveau 14700, fol. 77, col. 2, r... « Et cum applicuisset ad tempora mortis suæ et egrotasset infirmitate qua mortuus extitit, convenerunt omnes sapientes et venerunt eum videre et infirmitatis suæ causas cognoscere, quem invenerunt quoddam pomuin in manu tenentem et odorantem illud. Erat autem affectus nimia macie ob vehementiam infirmitatis, præ dolore mortis afflictus. Quum eum sic vidissent, turbati sunt plurimum et appropinquaverunt se ei, et, in approximando se sibi, inveniunt faciem ejus claram ipsumque jocundum, quos salutatione prevenit, et tunc dixerunt ei: O domine, et magister noster, in principio, cum te vidimus, in nobis anima non remansit, et fuimus turbati ex hoc quod cognovimus certe ægritudinem violentam et virtutem tuam nimium debilitatam. Et cum videamus te letum et faciem tuam claram, spiritus noster postquam exivit reversus est in locum suum. Aristoteles vero de ipsis fecit ridiculum dicens: Non cogitetis in cordibus vestris quod ego leter eo quod sperem evadere, quia dolor multum excrevit, et nisi esset hoc pomum quem manu mea teneo et quod odor suus me confortat et aliquantum prolongat vitam meam, jam exspirassem... Anima....... qua communicamus cum bestiis fovetur odore bono. Et ego letor eo quod recedo de hoc seclo quod est... quia ex iis III[or elementis ex quibus creatur omne creatum unum... frigidum, aliud calidum aliud siccum, aliud humidum et quod posset constare corpus compositum... << Surgentes autem discipuli osculati sunt singuli caput ejus... (fo 81, 1′′ col. v.) Et cum applicuisset sapiens ad finem suorum sermonum inceperunt manus suæ tibubare a quibus pomum cecidit quod tenebat, et cum cepisset nigrescere facies, exspiravit... Scolares proni singuli ceciderunt et osculati sunt eum et clamaverunt... ululatum plorantes ploratu magno et dixerunt: Ille qui recolligit philosophorum animas tuam recolligat animam hominis directi et perfecti sicut tu es. »

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