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importance, ne jouent plus le même rôle; ce sont les gouverneurs de villes qui remplissent l'histoire; la plupart de ces comtes de Chilpéric, de Gontran, de Théodebert, dont Grégoire de Tours raconte les exactions, sont des comtes de villes, établis dans l'intérieur de leurs murs, à côté de leur évêque. Il y aurait de l'exagération à dire que la province a disparu; mais elle est désorganisée, sans consistance, presque sans réalité. La ville, l'élément primitif du monde romain, survit presque seule à sa ruine. Les campagnes sont la proie des barbares; c'est-là qu'ils s'établissent avec leurs hommes; c'est-là qu'ils introduiront par degrés des institutions, une organisation sociale toutes nouvelles; jusques-là les campagnes ne tiendront dans la société presque aucune place: elles ne seront qu'un théâtre d'excursions, de pillages, de misères.

Dans l'intérieur même des villes, l'ancienne société était loin de se maintenir entière et forte. Au milieu du mouvement des invasions, les villes furent surtout des forteresses; on s'y renfermait pour échapper aux bandes qui ravageaient le pays. Quand l'immigration barbare se fut un peu arrêtée, quand les peuples nouveaux se furent assis sur le territoire, les villes restèrent encore des forteresses: au lieu d'avoir à se défendre

contre des bandes errantes, il fallut se défendre contre ses voisins, contre les avides et turbulens possesseurs des campagnes environnantes. Il n'y avait donc, derrière ces faibles remparts, que bien peu de sûreté. Sans doute, les villes sont des centres de population et de travail, mais à certaines conditions; à condition, d'une part, que la population des campagnes cultivera pour elles, de l'autre, qu'un commerce étendu, actif, viendra consommer les produits du travail des bourgeois. Si l'agriculture et le commerce dépérissent, les villes dépériront; leur prospérité et leur force ne s'isolent point. Or, vous venez de voir dans quel état tombaient, au VI° siècle, les campagnes de la Gaule; les villes pouvaient y échapper quelque temps, mais de jour en jour le mal devait les gagner. Il les gagna en effet, et bientôt ce dernier débris de l'empire parut atteint de la même faiblesse, en proie à la même dissolution.

Tels étaient au VIe siècle, sur la société romaine, les effets généraux de l'invasion et de l'établissement des barbares; voilà l'état où ils l'avaient mise. Recherchons maintenant quelles en étaient aussi les conséquences sur le second élément de la civilisation moderne, sur la société germaine elle-même.

Une grande erreur réside au fond de la plu

part des recherches dont cette question a déjà été l'objet. On a étudié les institutions des Germains en Germanie; puis on les a transportées telles quelles dans la Gaule, à la suite des Germains on a supposé que la société germaine s'était retrouvée à peu près la même après la conquête, et on est parti de là pour déterminer son influence et lui assigner sa part dans le développement de la civilisation moderne. Rien n'est plus faux et plus trompeur. La société germaine a été modifiée, dénaturée, dissoute par l'invasion, aussi bien que la société romaine. Dans ce grand bouleversement, l'organisation sociale des vainqueurs a péri comme celle des vaincus; les uns et les autres n'ont mis en commun que des débris.

Deux sociétés, au fond plus semblables peutêtre qu'on ne l'a cru, distinctes pourtant, subsistaient en Germanie: 1° la société de la peuplade ou tribu, tendant à l'état sédentaire, sur un territoire peu étendu qu'elle faisait cultiver par des colons et des esclaves; 2° la société de la bande guerrière, accidentellement groupée autour d'un chef fameux, et menant la vie errante. C'est là ce qui résulte évidemment des faits, que je vous ai déjà décrits.

A la première de ces deux sociétés, à la tribu,

s'appliquent, dans une certaine mesure, ces descriptions de l'état des anciens Germains, tracées par les Allemands modernes, et dont je vous ai déjà entretenus. Quand une peuplade, en effet, peu nombreuse comme elles l'étaient toutes, occupait un territoire peu étendu, quand chaque chef de famille était établi sur son domaine, au milieu de ses colons, l'organisation sociale, que ces écrivains ont décrite, pouvait être, sinon complète et efficace, du moins ébauchée : l'assemblée des propriétaires, des chefs de famille, décidait de toutes choses; chaque bourgade avait la sienne; la justice y était rendue par les hommes libres euxmêmes, sous la direction des vieillards; une sorte de police publique pouvait commencer entre les bourgades confédérées; les institutions libres étaient là telles qu'on les rencontre dans le berceau des nations.

L'organisation de la bande guerrière était différente; un autre principe y présidait, le principe du patronage d'un chef, de la clientelle aristocratique et de la subordination militaire. Je me sers à regret de ces derniers mots; ils conviennent bien mal à des hordes barbares; cependant, quelque barbares que soient les hommes, une sorte de discipline s'introduit nécessairement entre le chef et ses guerriers, et il y a là, à

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sûr, plus d'autorité arbitraire, plus d'obéissance forcée que dans les associations qui n'ont pas guerre pour objet. La bande germaine contenait donc un autre élément politique que la tribu. En même temps, cependant, la liberté y était grande : nul homme n'y était engagé que de son gré; le Germain naissait dans sa tribu, et appartenait ainsi à une situation qui n'était point de son choix; le guerrier choisissait son chef, ses compagnons, et n'entreprenait rien que par un acte de sa propre volonté. Dans le sein de la bande, d'ailleurs, entre les chefs et leurs hommes, l'inégalité n'était pas grande; il n'y avait guères que l'inégalité naturelle de force, de talent, de bravoure; inégalité féconde dans l'avenir, et qui produit tôt ou tard d'immenses effets, mais qui, au début de la société, ne se déploie que dans d'assez étroites limites. Quoique le chef eût une plus grande part dans le butin, quoiqu'il possédât plus de chevaux, plus d'armes, il n'était pas assez supérieur en richesse à ses compagnons, pour disposer d'eux sans leur adhésion; chaque guerrier entrait dans l'association avec sa force et son courage, assez peu différent des autres, et maître d'en sortir quand il lui plaisait.

Telles étaient les deux sociétés germaines pri

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