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Mettons, dit Valrose riant tout à fait, que je suis une insexuelle !

Comme un éclair, il lui passa par la tête toutes les réflexions si peu spirituelles qu'elle venait de faire chez elle, et les tentations qu'avait eues pour elle la bouche de Jean. Elle continua :

Enfin, nous serons amis, j'espère, et il n'aura plus la politesse terne de notre dernière séance?

Je ne sais pas, répondit Iseult, il vous en veut encore, bien qu'il s'en défende; vous êtes la première femme qui ait résisté à sa séduction...

A ce moment, la porte s'ouvrit, Edouard entra. Il y eut un instant de silence, ce fut un croisement de regards complexes, puis Valrose, allant au devant de lui, lui tendit les deux mains :

Mon cher ami retrouvé! dit-elle d'une voix caressante les que Bach-Sonian ne connaissaient pas, nous voilà revenus, tous deux, de voyage...

Elle le regarda avec un sourire si discrètement et spirituellement taquin, que Bach-Sonian eut quelque peine à garder toute sa dignité ; il sourit malgré lui et demanda d'une voix qu'il s'efforçait de rendre posément polie :

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Comment avez-vous trouvé la Madone Sixtine-?

Venez-ici, répondit-elle gaiement, en l'attirant près d'elle sur un sofa; je vous parlerai de cette merveilleuse personne quand vous m'aurez raconté quel paratonnerre a pris soin de détourner votre foudre.

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Bach-Sonian penché vers elle, la regardait avec des yeux émus : Qu'importe ce détail! Ah, cruelle Valrose, ne dites pas que vous ne m'aimerez jamais. Cela est impossible. Ne méconnaissez pas votre vocation!

Valrose rit de tout son cœur.

Qu'un homme franc est un excellent éducateur! Comment appe lez-vous Mme de K...? Ce détail? Ce n'est pas ainsi que je l'entends, l'interrompit-il vivement. Mme de K... est exquise et je lui dois une reconnaissance infinie de sa tendre bonté. Le détail c'est par rapport à vous tout ce qui n'est pas vous !

Mais, cruel Edouard, si vous n'étiez pas un homme supérieur, j'appellerais cet... incident, comme s'exprime Iseult, une flagrante infidélité! En votre qualité de sur-homme, il faut que je l'intitule une canalisation utile... Allons, ne parlons plus de bêtises, laissez-moi vous raconter les merveilles que j'ai vues...

Excitée par leurs intelligentes questions, Valrose s'aperçut que son voyage avait été encore plus intéressant qu'elle n'avait cru. Il était tard quand elle se leva pour partir. Comme elle serrait la main d'Iseult, Edouard s'approcha d'elles, et les réunissant dans ses bras, il les y tint affectueusement encloses.

y

Valrose s'en fut pensive.

Comme l'amour est inconsidéré, pensa-t-elle, mais qu'il est magni

fique aussi lorsqu'il permet qu'Iseult noie sa douleur dans la joie du bien-aimé.

Arrivée à la porte de sa maison, elle regarda le rosier qui surplombait la grille du verger, en épais feuillage luisant; déjà les feuilles rouges se mêlaient à cette verdure. Quand elles seraient mortes et tombécs, serait-il mort et envolé, le souvenir des paroles d'amour de Jean?

VII

La mauvaise saison était venue. Il était cinq heures du soir. Valrose, le front contre la vitre, regardait dans la tristesse du verger. Elle avait passé des heures à lire, et attendait la lampe pour continuer les Apôtres, de Renan, qu'elle lisait, le Testament à l'appui. Après une période de grand enthousiasme où il lui semblait qu'une lumière évidente s'échappait de ces lignes, elle subissait un léger désenchantement. Somme toute, lui aussi bâtissait une légende, à côté de celle qu'il détruisait tout en l'admirant. Certes, autant qu'elle pouvait juger, il ne falsifiait pas les textes, mais il leur donnait l'interprétation qui cadrait avec ses idées. Autant qu'elle pouvait juger! Elle haussa les épaules avec impatience. De quoi pouvait-elle juger? De quelle justesse étaient ces termes qu'elle contrôlait? Un découragement lui vint, de l'inutilité de ses efforts, à cause de sa déplorable ignorance. Puis, elle le secoua: somme toute, l'interprétation de Renan était belle, et à ceux qui avaient perdu le Christ divin, il rendait un Christ humain, admirable et consolant.

Un Christ! la croix! emblène de tristesse, de renoncement à toute joie, de volontaire soumission à la vie étroite.

Pourquoi?

C'est peut-être pure philosophie, pensa-t-elle; il est plus sage, puisque la vie est difficile, et l'homme faible, de s'abandonner à la tristesse, à la platitude; de faire un mérite de la misère puisque les pauvres dominent, de renoncer aux plaisirs de la chair puisqu'on les paie par des souffrances.

Une philosophie, oui; mais pourquoi une religion?

Il faut que je relisc l'Evangile avec soin pour voir si j'y découvre unc condamnation absoluc du bonheur et des richesses...

La porte s'ouvrit. Elle ne bougea pas tout de suite, croyant qu'on apportait la lampe, puis, ne voyant pas de lumière, elle se retourna nonchalamment, toute à ses spéculations.

Robert de Chaudicu était devant elle.

La vue de Jean ne l'aurait pas stupéfiée, ni émue davantage. Car c'était lui qu'elle voyait devant elle par un mirage si violent qu'elle resta un instant interdite, palpitante, à regarder le visiteur, sans lui adresser la parole. Il souriait d'un sourire un peu hésitant, avec cette exquise expression de tendre compréhension qui avait tant charmé Valrose. Pourtant, elle se reprit avant qu'il eût eu le temps de lui adresser la parole, et lui tendant la main avec émotion :

Vous, vous, monsieur de Chaudieu; quelle bonne surprise! Vous pardonnerez mon étonnement. J'avoue qu'il est indicible. Et, profitant de ce que l'obscurité empêchait son interlocuteur de l'observer, elle continua, sa voix étant redevenue normale :

Votre cousin Jean va bien, j'espère?

Oui, répondit M. de Chaudieu. Il ne s'est pas ressenti de son accident. Il voyage en ce moment.

Lui aussi! pensa Valrose. Puis elle se trouva ridicule de croire que lui aussi avait eu besoin de voyager et, ne trouvant plus rien à dire, elle en changea de sujet sans affectation, questionnant le visiteur. Il lui apprit qu'il était venu appelé par un vieil ex-intendant de son père, qui se mourait, seul, dans un taudis de la ville, en des circonstances extraordinairement tristes. L'homme était mort hier, et M. de Chaudieu était resté, retenu par la fascination qu'exerçait sur lui la vue des trop grandes misères.

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Là, derrière votre rue, je suis tombé sur des choses navrantes. Il semblerait que ce quartier est en dehors des secours réguliers, ne contenant guère que ceux qu'on appelle des « étrangers ». Et, voyant qu'elle écoutait avec attention, il lui expliqua, déjà sérieusement informé, quelques règlements municipaux à ce sujet. Puis, encouragé parses questions, il raconta ce qu'il avait vu. Il ne mettait aucune émotion extérieure à ce récit, en homme habitué à toutes les sordides pauvretés et qui considère surtout « ce qu'il y a à faire ».

On apporta la lampe et la causerie fut interrompue. Il aperçut les livres ouverts sur le bureau de Valrose, et reconnut la Bible à son format particulier. Un sourire heureux illumina son visage.

Vous lisez la Bible? demanda-t-il doucement.

La Bible... et Renan, répondit Valrose.

Ah, Renan..., reprit Robert pensivement. Quelle admirable langue! Quel séducteur... quel destructeur...

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-

Vous l'avez lu en entier?

Non. Il ne me donnait aucun bonheur.

Et vous cherchiez le bonheur?

Oui... moi aussi...

Et l'avez-vous trouvé?

Non, je n'ai pas trouvé le bonheur.

Alors?

J'y ai renoncé.

Mais peut-être avez-vous trouvé le repos?

Robert se recueillit un instant, comme s'il se demandait s'il fallait risquer cette confidence, puis il dit lentement :

Voyez-vous, madame... Comment vous dire?...il me semble que j'ai dépassé tout ce qui trouble et enfièvre, que je suis de l'autre côté de la vie. Mais le repos? Non. Quand on en arrive là, on est trop fatigué pour jouir d'un repos.

Ils se turent un moment, puis Chaudicu regarda Valrose avec un sourire presque gai :

Savez-vous à quoi je pense? Vous qui n'êtes pas encore fatiguée, quelle recrue vous feriez pour ma marotte!

-Si j'essayais? répondit Valrose.

Elle se leva, étonnée d'elle-même. Qu'est-ce qui l'avait poussée à prononcer ces mots? Si peu influençable en général, qu'est-ce qui lui donnait le désir d'imiter ce presqu'inconnu?

Robert leva sur elle des yeux dont l'intensité rayonnait. Puis, il lui prit la main, et d'un regard l'enveloppa toute, dans son ensemble de fraiche et vigoureuse maturité :

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Vous donnerez votre corps et votre cœur.

Cette voix doucement dominatrice, le sérieux de son accent, firent frissonner Valrose. Puis, immédiatement, par une révulsion d'idées violente, le souvenir de Jean se leva en elle avec une force impérieuse. Pendant de longues heures ce souvenir ne la quitta pas.

Robert ayant pris rendez-vous avec elle pour le lendemain. Elle resta scule, et, pour la première fois depuis de longs jours, un mirage bizarre s'empara d'elle. Elle revit les yeux de Jean. Elle était penchéc sur lui, comme le jour où elle veillait son sommeil, et voilà qu'il levait les paupières!

« Ce regard est un événement! » se dit-elle, et, à mesure qu'elle s'y abandonnait, cet événement devenait un triomphe, le couronnement d'un roi d'amour. Son cœur entrait en tumulte, toutes les tendresses, tous les désirs acclamaient le bien-aimé. C'était une joie de foule en délire, c'était la nature entière soulevée dans un grand élan d'amour.

Puis, soudain, le calme se fit, tout sentiment distinct sembla s'évanouir dans un grand calme; un vertige muet saisit Valrose, et, toujours penchée sur les yeux beaux comme des lacs dont on s'émeut jusqu'aux pleurs, elle se sentit attirée dans leurs profondeurs, inéluctablement...

<< Mon Dieu! mon Dieu! » murmura-t-elle, sortant de son rêve, et dans ces mots il y avait une souffrance profonde.

« L'avoir là, voir ses yeux de paradis, les voir se troubler et s'évanouir de joie!... » Indéfiniment elle ressassait cette image, s'y complaisant jusqu'au vertige.

Le lendemain, lorsqu'elle se réveilla, elle était plus « embaumée » que la veille. Elle avait rêvé que Jean était là, qu'elle « sombrait dans ses yeux »; elle avait plongé jusqu'au cœur de leur mystère et de leur charme; sa bouche, en un baiser, lui avait arraché l'àme; elle sentait encore autour de ses épaules l'étreinte de ses bras forts.

Tout en se hâtant vers l'endroit que lui avait indiqué Robert, elle ruminait délicieusement ce rêve, et la conviction lui vint qu'elle reverrait Jean, qu'elle l'aurait, comme sa proie et sa victoire.

Et je deviendrai la désirée de toutes les heures, celle dont la présence est une fête! Je verrai l'attente anxieuse de ses yeux s'embraser tout à coup de la joie de ma venue.......

(A suivre.)

JEAN ROANNE

FV

A Charles Whibley.

Jane Austen est née en 1775 à Stevenson, près de Basington, en Angleterre. Elle était fille d'un mi nistre anglican; un de ses frères fut de même ministre anglican ; deux autres furent marins et parvinrent au grade d'amiral dans la flotte anglaise. Sa vic s'est passée tout entière à la campagne ou dans des villes de province. Elle n'est qu'occasionnellement venue à Londres. Elle ne s'est pas mariée. On ne lui connaît ni passion, ni engagement d'amour. Elle n'a laissé aucunc action à raconter. Elle existe par les romans qu'elle a écrits : Pride and Prejudice, Northanger Abbey (dont La revue blanche publicra prochainement une traduction sous le titre de Catherine. Morland), Sense and Sensibility, Mansfield Park, Emma...

Le premier, Pride and Prejudice, présenté en 1798, à l'éditeur Crabe fut dédaigneusement refusé. Le second, Northanger Abbey, vendu d'abord à un éditeur de Bath, pour la somme de dix livres sterling, fut ensuite retourné. L'éditeur à la réflexion, s'estima heureux de recouvrer son argent. Enfin les éditeurs Egerton et Murray, à Londres, consentent à publier ses romans, qui paraissent anonymement.

Quand Miss Austen mcurt en 1817, à quarante-deux ans, son nom commençait à être connu. Le premier biographe qui s'occupe d'elle, après sa mort, en 1818, va jusqu'à dire que de bons juges pensaient que ses livres pouvaient soutenir la comparaison avec ceux de Miss Edgeworth et de Miss Burney, les deux femmes de lettres illustres du temps. Cependant la célébrité et la gloire surviennent. Elles se manifestent d'abord par l'admiration d'hommes comune Walter Scott, Macaulay, G. L. Lewes. Sa renommée a depuis toujours grandi et elle occupe maintenant, du consentement de tous, une des premières places dans la littérature anglaise.

Miss Austen s'est développée spontanément, sur elle-même. Elle est

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