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déjà dit qu'il aurait voulu avoir autant de centaines d'écus «< qu'il «< y avait eu de belles, tant du monde que religieuses, que la « lecture d'Amadis avait perdues ». Moscherosch assigne à l'auteur une place dans l'enfer, au milieu des procureurs, des avocats et des gens de dangereuse parole. Logau dit que de tels livres sont plutôt faits pour exercer la langue que l'esprit; il préfère les vieilles chansons, chastes dans leur naïveté, «< que les jeunes « filles répétaient avant qu'elles eussent appris la courtoisie nou« velle, quand leur entretien portait encore sur l'économie domestique et non sur les promesses fallacieuses des hommes ». Mais l'adversaire le plus acharné d'Amadis fut un prédicateur de la cour de Brunswick, André-Henri Bucholtz, qui, pour bannir plus sûrement le « livre impudent », pour l'arracher des mains de tous les lecteurs et de toutes les lectrices, composa lui-même deux longs romans, dont les sujets étaient empruntés à la tradition germanique ; c'étaient l'Histoire merveilleuse du prince chrétien et allemand Hercules et de la princesse royale de Boheme Valiska, et la suite l'Histoire gracieuse et merveilleuse des princes chrétiens Herculiscus et Herculadisla et de leurs sérénissimes compagnons1.

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Bucholtz prenait pour modèle Lohenstein, l'auteur d'Arminius et Thusnelda. Il pouvait avoir raison, lorsqu'il relevait les extravagances de l'Amadis; mais ses propres romans, aussi invraisemblables qu'Amadis, et plus ennuyeux, lui donnèrent tort. Non seulement Amadis continua son règne, mais il amena tout le cortège des héros français, anglais, espagnols, italiens, qui s'inspiraient du même esprit de galanterie et d'aventure. L'Astrée d'Honoré d'Urfé, la Clélie de Mlle de Scudéry, la Diane de Montemayor, l'Arcadie de Sidney, pour ne parler que des principaux de ces romans, furent traduits en allemand 2; et l'on composa

1. Des Christlichen Teutschen Gross-Fürsten Herkules und der Böhmischen Königlichen Fräulein Valiska Wunder-Geschichte, etc., 2 parties; 1659-1660. Der Christlichen Königlichen Fürsten Herkuliskus und Herkuladisla auch Ihrer Hochfürstlichen Gesellschaft anmuhtige Wundergeschichte, etc.; Brunswick, 1665. 2. Voici les traductions qui curent le plus de succès:

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Du français deux traductions de l'Astrée, par des auteurs inconnus (Montbéliard, 1619, et Halle, 1624); l'Ariane de Desmarets, par un anonyme (Leyde, 1641); l'Ibrahim de Mlle de Scudéry, par Philippe de Zesen (Amsterdam, 1615); la Clélie de Mile de Scudéry, par Jean-Guillaume de Stubenberg (Nuremberg, 1664). De l'espagnol la Diane de Montemayor, par Jean-Louis Kuffsteiner (Nuremberg, 1619). De l'italien Dianea, de Loredano, par Harsdorffer (Nuremberg, 1634); Calloandro de Marini, et Eromena, de Biondi, par le même Stubenberg (Nuremberg, 1656 et 1667). De l'anglais : l'Arcadie de Sidney, par Valentin-Théocrite

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bientôt en Allemagne des ouvrages semblables, où les héros de la Grèce et de Rome, même les patriarches de la Bible, étaient présentés sous le costume chevaleresque. Le duc Antoine-Ulric de Brunswick composa une Aramène et une Octavie; son œuvre la plus utile fut la fondation de la bibliothèque de Wolfenbüttel. Philippe de Zesen, le traducteur de l'Ibrahim de Mlle de Scudéry, écrivit, d'après des modèles français, anglais et italiens, une Rosemonde, une Sophonisbe, et deux romans bibliques, Assénat et Samson. L'Assenat contient les amours de Joseph à la cour du Pharaon. Mais le type du style sentimental et ampoulé fut Banise l'Asiatique, du seigneur Henri-Anselme de Ziegler et Klipphausen, qui publia aussi un recueil d'héroïdes en prose sur des sujets bibliques, où l'on trouvait, entre autres nouveautés, une correspondance galante entre Adam et Ève. Il faut croire que le recueil eut du succès, puisque l'auteur en donna une suite 1.

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A la mièvrerie sentimentale se joignit un autre genre de mauvais goût, la pédanterie. Non content de former le lecteur et de l'instruire dans les belles manières, on voulut lui communiquer un enseignement direct. Dietrich von dem Werder inséra dans sa Diane, imitée de l'Italien Lorédan, une suite d'épisodes sur la guerre de Trente Ans. Le polygraphe Happel enseigna la géographie sous forme de romans; il y en avait un pour chaque partie du monde; neuf autres exposaient, dans un cadre qui paraissait ingénieux, l'histoire politique et militaire de l'Europe dans les dernières années du XVIIe siècle. Il n'est pas besoin de dire que de tels ouvrages n'offraient plus ni composition ni style. Ce qu'on appelle les Robinsonades était encore une sorte de romans géographiques. Le Robinson de Daniel de Foe était à peine publié en Angleterre qu'il en parut une traduction allemande qui eut cinq éditions dans la même année 2. Le nombre des imi

de Hirschberg (Francfort, 1629). - Enfin Opitz traduisit l'Argenis de Barclay, écrite en latin (Breslau, 1626).

1. A consulter. Cholevius, Die bedeutendsten deutschen Romane des XVII. Jahrhunderts, Leipzig, 1866. F. Bobertag, Geschichte des Romans und der ihm verwandten Dichtungsgattungen in Deutschland, 2 vol., Breslau, 1876-1884. Un choix de la Banise et d'autres romans a été donné par Bobertag, dans la collection Kürschner. 2. Francfort et Leipzig, 1720; une année après la publication du roman original.

tations fut si considérable, qu'un auteur moderne a pu faire cinq volumes avec une analyse et des extraits de celles qu'il a pu connaître. On eut le Robinson saxon, silésien, souabe, franconien, suisse; le Robinson savant, moral, spirituel; le Robinson médecin, libraire. Chaque province, chaque profession eut le sien. Un seul de tous ces romans a duré, l'Ile de Felsenburg de JeanGottfried Schnabel, que Tieck a renouvelé et remis en circulation au commencement de ce siècle 2. Le héros de ce roman, fils d'un négociant ruiné, va chercher dans une île de la mer du Sud une société qui ne soit point désorganisée par la politique, et où l'homme puisse vivre de son travail. La plupart de ces voyageurs en quête d'une patrie lointaine n'ont quitté leur pays qu'à la suite de quelque mécompte, de quelque disgrâce imméritée. Ils sont plus intéressants que les Amadis et les Arminius, parce qu'ils luttent contre des difficultés réelles et qu'ils souffrent du malheur de leur temps.

Après les Robinsons, nous n'avons plus qu'un pas à faire pour rencontrer des ouvrages où se peint directement, sans fiction et sans emphase, l'Allemagne du XVIIe siècle : ce sont les romans du genre picaresque.

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Le roman picaresque est le produit naturel d'une société où les conditions ordinaires de la vie sont troublées, où l'activité régulière de l'homme n'est plus protégée par la loi. Il n'a trouvé que deux fois, dans l'Europe moderne, un terrain tout à fait favorable en Espagne, après l'effondrement de la grande monarchie de Charles Quint et de Philippe II, et en Allemagne, lorsque la guerre de Trente Ans commença la dissolution du Saint-Empire romain. La France ne l'a pas connu, ou du moins n'a pu en recevoir le modèle que de l'étranger. Le seul exemple que nous en ayons, le Gil Blas, est comme une plante exotique dans notre littérature. On admire, en le lisant, la franchise du

1. Haken, Bibliothek der Robinsone, Berlin, 1805-1808. - A consulter: H. Hettner, Robinson und die Robinsonaden, Berlin, 1854.

2. Die Insel Felsenburg, bearbeitet von L. Tieck, Breslau, 1827. L'édition primitive est de 1731,

style, la finesse de l'observation; mais on sent bien que de telles mœurs n'ont jamais été les nôtres.

Le picaro, tel que les romanciers espagnols du XVIe siècle l'ont dépeint, c'est l'homme sans aveu, à l'abri des coups du sort, parce qu'il ne possède rien et qu'il ne tient à personne, sans souci du lendemain, parce qu'il attend tout de l'imprévu. Il a traversé tous les métiers, toutes les classes. Tour à tour maître et valet, il s'est enrichi quelquefois; mais il a toujours dépensé vite, pour n'avoir pas à craindre un revers. Il a pratiqué tous les vices, ayant trop de modestie pour vouloir être meilleur que ses contemporains; mais il a des retours de conscience, qui lui font regretter de ne pas vivre dans un temps où la vertu soit utile. Il raconte lui-même ses aventures avec bonhomie, et il fait ordinairement une fin pieuse, à moins, toutefois, qu'il n'ait été dévot toute sa vie. Tels sont les traits de caractère communs à deux personnages, dans lesquels s'est dépeinte une partie de la société espagnole du XVIe siècle, Lazarille de Tormes et Guzman d'Alfarache; et à ces deux types, qui ont été souvent reproduits, l'Allemagne du siècle suivant en a ajouté un troisième, qui n'est pas moins original, ni moins digne de survivre 1.

Simplicissimus, ou Simplex, est un pauvre enfant abandonné. Il est recueilli par des paysans, qui lui font garder leurs troupeaux dans les montagnes du Spessart. « Ce que je savais le mieux, » dit-il, « c'était la musique; je sifflais des airs dont la montagne « retentissait. Le reste de mon instruction était digne de la for<«< tune de mon père adoptif. En théologie, j'étais unique dans la «< chrétienté je ne savais rien ni de Dieu ni des hommes, ni du «< ciel ni de l'enfer, ni des anges ni du démon. Je ne distinguais << pas le bien du mal, et, avec cette science, je vivais comme nos << premiers parents dans le paradis, qui ne connaissaient encore, «<< dans leur innocence, ni la maladie, ni la mort, ni la résurrec«<tion. Quelle noble vie je menais! Car la profondeur de ma « théologie me dispensait de rien savoir de la médecine, de la jurisprudence et des autres sciences qui ont cours parmi les << hommes. >>>

Le village où demeure Simplex est surpris par une troupe de cavaliers; la population est en grande partie massacrée. L'enfant

1. Lazarille de Tormes fut traduit en allemand par Nicolas Ulenhart (Augsbourg, 1617); Guzman d'Alfarache, par Ægidius Albertinus (Munich, 1615). L'Aventureux Simplicissimus parut d'abord à Montbéliard, en 1669.

se sauve dans la forêt et rencontre un ermite, qui le garde auprès de lui pendant deux ans et lui apprend à lire. Mais l'ermite meurt. Simplex est pris par les Suédois; il sert le gouverneur de Hanau en qualité de fou, et son état lui permet de dire parfois de dures vérités à son maître. Étant tombé dans une embuscade, il est emmené par les Croates. C'est alors surtout qu'il apprend à connaître les mœurs de la soldatesque, et il en fait une peinture effrayante. Entraîné peu à peu dans la vie tumultueuse dont il est témoin, il descend toujours plus bas dans la corruption. Bientôt, soit par lassitude, soit par dégoût, il se sépare de ses complices. Ayant découvert un trésor, il se fait grand seigneur et visite la France. Mais il apprend en route qu'il a perdu sa fortune, et il regagne le Rhin en vendant des drogues de village en village. Il retrouve ses compagnons d'armes, et recommence ses courses, non plus comme soldat, mais comme brigand. Il ne s'arrête qu'à la conclusion de la paix. Rentré au village où il avait passé son enfance, il reporte sa pensée en arrière, et dit : « Me voici arrivé au terme de ma vie périlleuse. « J'ai été tour à tour heureux et malheureux, grand et petit, << riche et pauvre, joyeux et triste, aimé et haï, honoré et méprisé. Mais qu'ai-je rapporté de ce long voyage? Un corps <<< fatigué, un esprit troublé, et mon meilleur temps perdu. Je « n'ai été que mon propre ennemi. » Il redevient ermite, et se retire dans les solitudes du Spessart.

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L'auteur de l'Aventureux Simplicissimus, Christophe de Grimmelshausen, né à Gelnhausen près de Hanau, vers 1625, combattit pour la cause protestante dans les dernières années de la guerre de Trente Ans. Plus tard il embrassa le catholicisme, et vécut à Renchen, dans le pays de Bade, comme administrateur des biens de l'évêché de Strasbourg; il mourut en 1676. Il fut sans doute en relations avec Moscherosch, et il dut connaître par lui la littérature romanesque de l'Espagne. On remarque entre les deux écrivains des analogies de pensée et de style. Ils déplorent l'un et l'autre les divisions de l'Allemagne, et souhaitent également le retour de l'ordre et de la paix. Mais les traits épars qui se rencontrent dans Moscherosch se réunissent chez Grimmelshausen en un tableau imposant. Le Simplicissimus est l'œuvre la plus vivante de la littérature allemande du XVIIe siècle. Malheureusement, c'est une œuvre isolée. Grimmelshausen est presque le seul écrivain de son temps qui ait su regarder la réalité en

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