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Un fait digne d'attention c'est la manière dont Saint Thomas interprète les mots grecs Spathesis et Cercisis, qui ont été conservés dans la version latine. Il rattache Spathesis au mot grec Spatha; il donne l'explication précise du mot Cercis, navette (').

Avant Saint Thomas nul n'avait remarqué que les livres du Ciel et du monde portent dans le grec le titre De Mundo. S'il n'eût point connu le grec, dit M. Ch. Jourdain, comment se serait-il procuré cette particularité (2). Cette conjecture, ajoute-t-il, deviendra une vérité incontestable, si l'on examine l'explication qu'il donne des mots grecs ethein, enchyridia, Synlagmatica, acroamatica, philosophismata, dichotoma, amphitrios (3). » Citons enfin, comme dernière preuve, la restitution grecque du nom d'Hipparque, qu'Albert, Roger Bacon et beaucoup d'autres ont constamment nommé Abraxis, d'après la version arabe qu'ils avaient sous les yeux de l'Almageste de Ptolémée.

Il faut donc en revenir à l'opinion de Gradenigo et à celle de Bernard Guyard, religieux Jacobin, qui a fait pour la prouver une dissertation publiée en 1667 ("). L'auteur de cette dissertation se fonde principalement sur un texte de Thomas lui-même, où il dit qu'il a connu les livres d'Aristote, avant qu'on les eût traduits quos etiam libros vidimus, licet nondum trans: latos in linguam nostram. » Tout en nous rangeant à cette opinion, nous ne pouvons pas laisser ignorer à nos lecteurs qu'Erasme, ainsi que Sixte de Sienne et

(1) Spathesis est pulsio et Cercicis attractio. Spati enim in græco dicitur ensis vel spatha; unde spathesis idem est quod spathatio, id est percussio per ensem, quæ fit pellendo. Et ideo alia littera quæ dicit speculatio videtur esse vitio scriptoris corrupta, quia pro spathatione posuit speculationem... Est autem Cercis in Græco quoddam instrumentum quo utuntur textores.... >

(2) Apud Græcos intitulatus de Mundo.

(3) P. 397.

(1) Bernardi Guyard, ord. Prædic. Dissertatio utrum S. Thomas calluerit linguam græcam. Parisiis, Fr. Le Cointe, 1667, in-8°.

d'autres bibliographes, lui refusent cette connaissance, bien qu'Erasme ait écrit que le savant docteur avait saisi le vrai sens de ces livres avec une justesse qui serait inexplicable, s'il n'en comprenait pas la langue (1).

Jofroi, dominicain, né à Waterford en Irlande, mort vers l'an 1300, savait le grec, l'arabe et le français. Sans doute il avait été envoyé en Orient, il avait habité assez longtemps la France et fait quelque séjour à Paris puisque c'est, d'après son témoignage, « solonc les exemplaires (latins) de Paris » qu'il avait traduit la Physiognomonie d'Aristote (2).

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Il existait en grec un livre attribué à Aristote et qui était bien peu digne de ce philosophe, c'était le Secret des secrets (3). Avant le XIII° siècle, Philippe, clerc de l'Eglise de Tripoli, en avait donné une version latine; les Arabes l'avaient également traduit dans leur langue. Pour répondre à la demande d'un protecteur qu'il n'a pas nommé, Jofroi de Waterford en fit une nouvelle translation, et, pour ce travail, il se servit des versions déjà faites, en recourant au texte original. Voici ce qu'il dit au noble baron, qui se délassait de ses prouesses guerrières par la lecture des bons livres : « Et por ce moi priastes que cel liure, ki fu translatei de Griu en Arabic, et derechief de Arabic en latin, vos translataisse de latin en franchois. Et ie, à vous priieres, al translater ai mise ma cure, et avoiques le plus grant trauail, k'en autres hautes et parfondes estudes sui embesoingniés. D'autre part, savoir devez ke les Arabiiens trop ont de paroles en corte ueritei, et les Grigois ont oscure maniere de parler; et il me convient de l'un et de l'autre langage translater: et por chou le trop de l'un escourcirai, et l'oscurtei de l'autre esclarcirai,

(1) Hist. litt. de la Fr., t, XIX, p. 247.

(2) Hist. litt. de la Fr., t. XXI, p. 216.

(3) Secretum secretorum ou De Regimine principum. Ibid.

solonc ce ke la matire puet soffrir; car lur entente sieurai ne mies lur paroles (').... >

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Si Jofroi de Waterford possédait la clé du grec, il faut avouer qu'il manquait de critique et de science. Il estime assez Aristote pour repousser les erreurs qu'on faisait alors passer sous son nom, il en vient à cette conclusion judicieuse, « que quant qu'est bien dit et solonc raison en cest liure, Aristotles dit ou escrit, mais quant qu'est faus ou desordeneement dit, fu la coupe des translatours, » ce qui ne l'empêche pas d'accoler au nom du philosophe ceux de Saint Bernard, de Vegèce et Salomon, d'accepter et d'inscrire dans son premier chapitre « De la louenge Aristotle les merveilles qui devaient, selon lui, faire lire avec plus de confiance un si grand philosophe : « Et por ce le tindrent pluisor a un prophete, et est trouez es antif escris de Grigois ke Dieus son angle li tramist, ki li dist: Miex te nomerai angle ke home.... De sa mort troiue l'om escrit diuersement; car li uns dient qu'il monta en ciel en semblance d'une flambe. Et de ce ne se doit nus esmeruuilliier, tot fuist il paiens; car toz ceus ki deuant la uenue ou la naisence de Jhesu Crist tindrent la loi de nature, comme Job et pluisors autres, furent sauei. » On voit que, si les docteurs du XIIIe siècle commencent à lire le texte d'Aristote, ils sont loin d'en avoir l'esprit scientifique et la logique rigoureuse (3).

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Henri Kosbein, que certains biographes confondent avec Henri de Brabant, augmente de son nom la liste des dominicains qui, au XIIIe siècle, ont traduit Aristote. « On vit depuis ce siècle, dit l'abbé Lebeuf (3), plusieurs ouvrages d'Aristote traduits par des domi

(1) Hist. litt. de la Fr., t. XXI, p. 217. N.-D. fol. 240, v. col. 2.

Ms. Fr., no 7062, 7068, fonds.

(2) Voir notre légende d'Aristote au Moyen Age. (3) Dissert. sur l'hist. de Paris, t, II, p. 35.

nicains; ses livres de morale furent mis en latin par Henri Kosbein de Brabant à la prière de Saint Thomas. Le témoignage du dominicain Nyder, vers le milieu du XVe siècle, celui de Jean Aventin, vers le commencement du XVIo, l'attestation du P. Echard, qui dit avoir vu dans un manuscrit appartenant aux frères prêcheurs de la rue Saint-Honoré la mention suivante : « Finit liber Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, interprete (1) fratre Henrico Kosbein, ordinis fratrum prædicatorum, quem et omnes textus ejusdem philosophi traduxisse dicunt.... » ne permettent point de mettre en doute qu'Henri Kosbein ait traduit du grec en latin les œuvres d'Aristote (2).

Guillaume, né à Meerbeke, petit bourg voisin de Ninove, à l'ouest de Bruxelles, fut engagé de bonne heure dans l'ordre des frères prêcheurs. Il fit à Louvain de solides études et se signala par ses progrès dans l'étude des langues latine, grecque et arabe. On a tout lieu de croire, dit Daunou, qu'il ne tarda point à être mis au nombre des jeunes religieux que le chapitre général des dominicains envoyait presque chaque année en Grèce. 11 devint bientôt chapelain et pénitencier du pape Clément IV, et il continua ces fonctions sous Grégoire X. Nous le retrouvons en 1274 au concile de Lyon, et « les actes de cette assemblée indiquent les services qu'il y rendit, en sa qualité d'helléniste, dans les discussions relatives à l'Eglise d'Orient (3). » Il est nommé comme un de ceux qui, après qu'on eut chanté le symbole en latin, le chantèrent en grec, et répétèrent

(1) Ut nonnulli adstruunt.

(2) Hist. litt. de la France, t. XXI, p. 141.- Jean Nyder: «Sileo de omnibus textibus philosophi (Aristotelis) quos Henricus Krosbein de græco transtulit.-J. Aventin: < Anno Christi 1271. Henricus Brabantinus, dominicanus, rogatu D. Thomæ, e græco in linguam latinam de verbo ad verbum transfert omnes libros Aristotelis. Albertus usus est vetere translatione, quam Boethianam vocant. »

(3) Hist. litt. de la France, t. XXI, p. 144.

trois fois les paroles contestées par les schismatiques : « Πνεῦμα τὸ ἅγιον.. τὸ ἐκ τοῦ Πατρός τε καὶ ἐκ τοῦ Υἱοῦ ἐκπορευ óμɛvov. » En 1277, il fut proclamé archevêque de Corinthe. Il résidait dans sa ville épiscopale en 1280 et 1281 "enrichissait l'église d'ornements nouveaux, travaillait à l'extinction du schisme, et employait ses loisirs à traduire des livres grecs en latin (). » C'est ainsi qu'il donna à son siècle les pronostics d' Hippocrate, les trois livres de Galien sur les aliments, les commentaires de Simplicius sur Aristote, et plusieurs traités de Proclus (*).

Il passe encore pour avoir traduit tous les livres d'Aristote, à la prière de Saint Thomas. Rien n'est moins certain que cette intervention du docteur Angélique, dit Daunou, « il s'en faut, ajoute-t-il, qu'on ait de lui une série si volumineuse de versions latines. Nous trouvons citée, d'une manière précise, celle de la morale en dix livres. "

Si Guillaume de Meerbeke était un interprète laborieux et zélé des Grecs, on ne peut pas dire qu'il en fût toujours un interprète fidèle et élégant. Roger Bacon, son contemporain, est pour lui d'une grande sévérité. Il n'a pas craint de porter le jugement défavorable que voici « Et Willielmus iste Flemingus, ut notum est omnibus Parisiis litteratis, nullam novit scientiam in lingua græca de qua præsumit, et ideo omnia transfert falso, et corrumpit sapientiam Latinorum (3). "

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En revanche, le polonais Vitellion, qui lui dédiait son traité de Perspective περὶ Οπτικῆς, lui reconnaissait le mérite de savoir l'arabe et le grec. Il déclare en même temps que si la langue des Arabes est verbeuse, celle des Grecs est compliquée: « libros itaque veterum tibi super hoc negotio perquirenti occurrit tædium ver

(1) Hist. litt. de la France, t. XXI, p. 145.

(2) Hist. litt. de la France, t. XXI, p. 146 et 147. (3) Opus majus ap. Jebbi Præfat. Jourdain, p. 67.

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