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prouvent que la maison florentine des Accaiciuoli faisait usage de la langue grecque. Françoise, femme de Charles de Tocco, comte de Céphalonie, duc de Leucade, seigneur d'Arta, a laissé plusieurs diplômes écrits en grec (1428) et elle signe elle-même Þpáyyioxa xapítı θεοῦ Βασίλυσσα Ρωμαίων. C'est aussi cette signature qu'elle appose sur des actes écrits complétement en français. Cette particularité rappelle à M. J. Romanos celle-ci, qui n'est pas moins curieuse : le dernier des empereurs francs, chassé du trône de Constantinople, faisait circuler en Europe, pour y demander des secours afin de reconquérir son pouvoir, des diplômes latins portant, en cinabre, le chiffre grec dont il se servait quand il régnait.

On se figure sans peine à quels outrages était exposée la langue grecque de la part des ignorants qui la parlaient ainsi. Quand on lit dans le livre de la Conquête (1): « Si ordina deux frères meneurs, qui bien savoient la langue grégoise, car ils estoient nourris â Galathas et les envoia au despot, » il ne faut pas croire que ces frères mineurs connussent l'idiome de Platon. La langue qu'ils parlaient était un langage bâtard, rempli de locutions françaises et italiennes. Plus cette langue s'abaissait, plus elle devenait facile, plus elle se répandait. Les Vénitiens n'en parlaient plus d'autre, c'était elle que les étrangers apprenaient dans leurs voyages, l'intelligence de cet idiome ne leur suffisait pas pour comprendre le grec littéral, et plusieurs, suivant le témoignage de François Philelphe, qui, avec ces seules ressources, entreprirent de traduire les anciens écrivains, n'entassèrent dans leurs versions que des fautes et des obscurités (*).

(1) P. 319

(2) Fr. Philelph. Epistol. p. 62, Venise 1502. Léonard. Arret. Epist. IV, 22, p. 139, édit. Mehus. Citation de M. J. Romanos, p. 67.

Pour beaucoup d'écrivains, même relativement instruits, il n'y avait nulle différence entre cette langue vulgaire et l'ancienne langue savante. On en voit une preuve curieuse dans le poème du florentin Boniface Degli Uberti. Cette composition du XIVe siècle porte le titre de Dittamondo. A l'imitation de Dante, Fazio Degli Uberti voyage dans le monde alors connu, sous la conduite du géographe Solin. Après avoir manifesté son savoir dans la langue française et dans celle de la Provence en introduisant des interlocuteurs de ces différents pays, il suppose qu'il rencontre sur les bords du Pénée le grec Antidamas. Celui-ci est censé parler la langue de son pays, mais Degli Uberti, peu fidèle à la vérité littéraire et à la couleur locale, lui fait parler le grec moderne. Le passage est intéressant, le voici tout entier :

E giunti a lui, dalla bocca m'uscio:
T'stá σou (1) e fu greco il mio saluto,
Perchè l'abito lui greco scoprio.

Ed egli, come accorto e provveduto,
Καλώς ήλθες, allora mi rispose
Allegro più ch'io non l'avea veduto.
Cosi parlato insieme molte cose:

εἰπέ μου, ξεύρεις φράγκικα; ed esso :
εἶμαι Ρωμαῖος, ξεύρω, e piu chiose :

Ed io : παρακαλῶ σε, φίλε μου, appresso,

Μίλησε φράγκικα, ancora gli dissi.

Μετὰ χαρᾶς fu sua risposta adesso.

"Quand nous fûmes venus à lui ces mots sortirent de ma bouche: " bonjour!" et mon salut fut fait en grec, parce que je voyais en lui la tournure grecque. Et lui, en homme adroit et sensé : « Tu es venu bien à propos, me répondit-il, plus gai que je ne l'avais vu. Ainsi nous parlâmes ensemble: « Dis-moi, sais-tu la

(1) Pour ὑγιειά σου.

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langue franque? » Et lui: « Je suis Romain, je la connais. Et il se tut. « Je t'en prie, mon ami, lui dis-je, parle-moi la langue franque. »« Avec joie, » me répondit-il aussitôt (1).

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XXXII.

Les expéditions des Français en Orient, la conquête de Constantinople surtout, ne furent pas sans influence sur l'étude du grec dans les écoles de Paris. Un seul fait dit tout. Avant la première année du XIIIe siècle, les philosophes arabes et Aristote ne paraissaient point cités dans les écrits des Scolastiques, dit Amable Jourdain (2) en 1272, époque de la mort de Saint Thomas, on possédait des versions faites, soit de l'arabe, soit du grec, de tous les ouvrages du Stagirite. C'est donc dans un espace de soixante-douze ans que s'est produit le grand mouvement qui a transformé l'étude de la théologie dans les Universités françaises. On vit alors chez les docteurs de l'Occident se renouer la tradition des premiers temps du Christianisme, où Tertullien et Saint Basile cherchaient dans les livres des philosophes païens des moyens de répondre aux Gentils ou aux hérétiques (3).

(1) Dittamondo, liv. III, chap. XXIII. Moustoxydi (Alcune Considerazioni sulla presente lingua de'Greci. Antologia no 51. Marzo 1825. Firenze). Traduction greque par M. Chiotès. Zacynthe 1851. Note de M. J. Romanos.

(2) Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions latines d'Aristote, p. 210. Abélard conseillait aux religieuses du Paraclet, d'étudier pour se rendre capables de lire et d'entendre l'Ecriture Sainte. Il les félicite de ce qu'elles ont une abbesse qui peut leur apprendre le latin, le grec et l'hébreu; il se plaignait que l'étude du grec fût négligée. Il souhaitait que ces filles pussent réparer cette science que les hommes ont laissé perdre. Louis Ellies du Pin, Histoire des controverses et matières ecclésiastiques, etc, XII siècle, Analyse des lettres de Saint Bernard.

(3) Philosophari nos provocant hæretici, disait Tertullien (de Resurrectione). >

Les maîtres du XIII° siècle en faisaient autant à l'égard d'Aristote. Aussitôt que l'étude de sa métaphysique leur fut possible, elle devint autorisée; jusqu'à ce que les hardiesses des disputeurs ouvrirent les yeux aux gardiens de l'orthodoxie sur les dangers de ces lectures. Nous avons sur ce point le témoignage précis d'un historien, Guillaume le Breton. Il n'hésite pas sur la provenance de ces livres tant étudiés dans l'Université parisienne. Il nous dit qu'ils avaient été depuis peu rapportés de Constantinople et traduits du grec en latin : « In diebus illis (anno 1209) legebantur Parisiis libelli quidam ab Aristotele, ut dicebantur, compositi, qui docebant metaphysicam, delati de novo à Constantinopoli, et a græco in latinum translati (). » Le concile de Paris proscrivit la lecture de ces livres : « Nec libri Aristotelis de naturali philosophia, nec commenta legantur Parisiis publice vel secreto (2). » Robert de Courçon (en 1215) renouvela cette interdiction, en permettant toutefois la lecture des livres de dialectique. "Et quod legant libros Aristotelis de dialectica tam veteri quam nova... Non legantur libri Aristotelis de metaphysica et naturali philosophia... (3). » En 1231, le pape Grégoire IX maintint la même défense: « Et libris illis naturalibus, qui in concilio provinciali ex certa causa prohibiti fuere, Parisiis non utantur... (*).

On peut voir dans Jourdain (5) les discussions et les doutes qu'ont soulevés les lignes de Guillaume le Breton que nous avons rapportées plus haut. Les ouvrages d'Aristote désignés par ces expressions vagues : « Libri

(1) Recueil des Hist. des Gaules et de la France, t. XVII, p. 84. (2) D. Martène. Novus Thesaurus Anecdotorum, t. IV, p. 166. (3) Du Boulay, Hist. Univers. Paris, t. III, p. 82. Launoy, de Varia Aristotelis in Academia Parisiensi Fortuna, Parisiis, 1662, c. 6. (4) Du Boulay, ibid, p. 142. Cf. Launoy, ibid. c. 6.

p. 187, 189 et seq.

Voir A. Jourdain,

(3) Ap. Annales Eccles. Auct. Raynaldo, Lucæ, 1757, in-fol. t. I. p. 289. -Jourdain 193.

de naturali philosophia, libelli de metaphysica, libri naturales,» sont-ils bien d'Aristote, étaient-ils traduits du grec ou de l'arabe; les livres proscrits par le concile de Paris sont-ils les mêmes que les livres désignés dans le mandement du légat et dans la bulle du pape? On a pensé qu'au XIIIe siècle on ne connaissait pas encore de traductions latines dérivées du grec. Mansi (') a prétendu que le mot commenta désignait les commentaires d'Averroës et que, par conséquent, il s'agissait de versions arabes-latines. Cette opinion pourrait bien être vraie. Elle a pour elle le témoignage de Roger Bacon, qui précise les termes du concile de Paris. Il nous apprend qu'on s'opposa longtemps, à Paris, à la philosophie naturelle et à la métaphysique d'Aristote exposées par Avicenne et Averroës (1). Du reste les erreurs d'Amaury et de David de Dinant sont loin d'être exclusivement péripatéticiennes (3). Elles se rattachaient à la doctrine des émanations de Proclus, qui commençait à se répandre dans les écoles de France du temps d'Alain de Lille. Le de causis qui n'est qu'un extrait de l'Elevatio Theologica de ce philosophe, et le Fons Vita d'Avicebron, semblent avoir surtout inspiré ces deux hérétiques, et l'on peut croire que ce sont ces traités et les livres d'Avicenne que le concile de Paris a frappés d'anathème (3). Le savant auteur des recherches sur les traductions d'Aristote, croit même pouvoir affirmer que cette condamnation des commentaires d'Aristote par des traducteurs arabes servit beaucoup à la propagation des vraies doctrines

(1) Opus majus, p. 13 et 14. A. Jourdain, p. 194.

(2) < La doctrine de David de Dinant sur la matière première dénuée de forme, servant de commun substratum à toutes choses, est bien celle du péripatétisme arabe, mais il se rattache surtout aux textes des cathares, au Joachimisme et à Scot Erigène. » E. Renan, Averroës et l'Averroïsme, p. 223. Voir un Mémoire de M. Charles Jourdain sur ce sujet. Il rattache ces erreurs aux doctrines péripatéticiennes d'Alexandre d'Aphrodisie. (IIe siècle après J.-C.)

(3) Jourdain, 197.

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