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la hauteur d'un principe, qui joua un si large rôle dans les événements des deux premiers tiers du siècle, atténue de plus en plus son action. On expliquera peut-être cette diminution de force en énumérant toutes les sanctions pratiques que les soulèvements nationaux ont conquises de 1820 à 1878. Mais il reste encore des groupements ethniques à constituer en nations; l'agitation des races, qui s'est substituée à l'agitation des nationalités et qui en est le dérivé, la pleine expansion, n'a encore produit aucun effet matériel. Ni le pangermanisme ni le panslavisme n'ont entraîné le moindre remaniement sur la carte du continent; au contraire, et devant la croissance visible de l'élément « commerce », ils ont partiellement désarmé. A une autre époque, les affaires arménienne et crétoise auraient à coup sûr déchaîné une conflagration localisée ou même générale; si elles se sont liquidées soit dans le silence de la diplomatie, soit dans un compromis qui réalise un progrès, c'est précisément que les puissances ont d'autres soucis, qu'elles sont occupées, en Asie, en Afrique, à l'élargissement méthodique de leurs débouchés.

Nous aurons, au cours de cette étude, à montrer la répercussion des intérêts économiques sur la politique, sur l'attitude extérieure de chacun des Etats, dont nous examinerons les statistiques. Un publiciste anglais, Rogers, a déjà écrit pour son pays un long et substantiel volume fondé sur ce principe. Peut-être n'a-t-il pas suffisamment ramassé, en un chapitre d'ensemble, les vues originales et vraiment saisissantes qu'il présentait. Il est vrai que sa dialectique s'appliquait à toute l'histoire d'Angleterre et que son champ d'investigation était, de par sa nature, fragmenté. Nous ne saurions, en de courtes pages, développer comme il conviendrait cette interprétation de la politique contemporaine, d'ailleurs si conforme à l'une des vues les plus neuves de la doctrine de Karl Marx, mais tout au moins tâcherons-nous de justifier la pensée que nous formulons ici, et qui semble être une source féconde d'explications et d'observations.

Pour s'en tenir à des faits qui sont encore dans toutes les mémoires, l'expansion politique de l'Union américaine ne se rattache-t-elle pas à des intérêts urgents et évidents de son commerce? Croit-on qu'elle ait déclaré la guerre à l'Espagne, au lendemain de la catastrophe du << Maine », uniquement pour affranchir les Cubains et les Philippins insurgés? Certains ont pu se laisser prendre aux affirmations humanitaires des classes dirigeantes d'Outre-Atlantique, scules représentées au Congrès de Washington. Dès le lendemain de la victoire, nous avons apprécié les sentiments exacts, les visées de derrière la tête de la bourgoisic américaine. Ce que cherchait la grande industrie de l'Union, c'était des débouchés; ce qu'elle entendait obtenir, en armant 200,000 hommes et en formant des escadres, ce n'était pas l'autonomie des Antilles et des Philippines, mais des annexes qui stimuleraient ses usines et recevraient ses produits. Opération de marchand, au fond, et rien de plus. Les profits attendus devaient dépasser les pertes. Que comptent quelques milliers de vies humaines

dispersées dans la brousse ou sur les flots, au regard de plusieurs centaines de millions d'affaires annuellement renouvelées?

Faut-il interpréter en vertu de principes différents le conflit franco-anglais, qui traîne depuis des années, et qui, de temps à autre, comme au moment de la crise de Fachoda, atteint un degré particulier d'acuité? Au fond, ce que se disputent ces deux pays, les plus profondément engagés de tous dans le colonialisme, dans la course aux kilomètres carrés, c'est la clientèle des nègres du continent africain. Le dernier Livre bleu de Madagascar a donné à cette affirmation une incontestable valeur. Tant que la France s'est bornée à conquérir, à occuper la grande île de l'Océan Indien, le Foreign Office n'a rien revendiqué. Le jour où ses marchands de calicot ont cru leurs intérêts menacés, où ils se sont heurtés à la barrière protectionniste dressée par le général Gallieni, lord Salisbury a pris un langage agressif. Au fond de l'impérialisme anglo-saxon, il n'y a qu'un immense appétit d'affaires. Si la Grande-Bretagne était certaine que la France et la Russie ne lui fermeront pas leurs dépendances d'Afrique ou d'Asie, elle les laisserait disperser dans la pénétration militaire, et sans la moindre protestation, leurs hommes et leurs ressources budgétaires.

La guerre économique n'est pas une sauvegarde contre la guerre sans épithète. Au contraire, celle-là peut à toute heure déchaîner celle-ci. Inversement, les bonnes relations commerciales peuvent contribuer à rétablir ou à maintenir de bonnes relations diplomatiques. Lorsqu'il rompait l'accord commercial franco-italien en 1886, Crispi reconnaissait la première de ces assertions; lorsqu'ils signaient tout récemment un nouveau pacte douanier, les cabinets de Paris et de Rome consacraient la seconde.

La concurrence commerciale, les besoins économiques détermineront, à une date qu'il serait puéril de fixer, mais qui n'est peut-être pas très lointaine, de nouvelles organisations dans l'humanité. L'émiettement du monde en groupements épars ne saurait subsister bien longtemps. L'acuité même de la lutte aux multiples aspects qui fait le fond immuable de l'histoire contemporaine, commande des rapprochements, provoque des associations de forces. L'isolement ne sied plus aux peuples; il équivaut à la ruine, à la mort. La bataille engagée dans les deux hémisphères et où, de jour en jour, se déversent des troupes fraîches, est trop accablante pour les puissances livrées à elles-mêmes, sans alliances, perdues dans l'immensité de la carrière. Contre l'individualisme national, la course aux échanges a dressé une formidable attaque.

Déjà la forme fédérative surgit des limbes de l'avenir. Elle apparaît même dès aujourd'hui dans le grand rêve, chimérique peut-être pour quelques années, réalisable et destiné à triompher plus tard. que la bourgeoisie britannique nourrit avec les Chamberlain, les Rosebery et les Charles Dilke. La «Greater Britain » est le type de

ces syndicats de demain qui se partageront et se disputeront les continents, soulevés au-dessus des nationalités fermées de notre âge.

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Entre ces fédérations et les coalitions du passé, une différence essentielle s'accusera. Celles-ci devaient pourvoir à un intérêt du moment, dynastique et militaire. Au lendemain de l'exécution de Louis XVI, les rois se liguèrent contre la Révolution régicide; plus tard. l'Europe se serra contre la conquête napoléonienne; plus tard encore, la Sainte-Alliance se noua contre l'agitation libérale. La Triplice et la Duplice représentent maintenant ces formations qui sont vouées à disparaitre avec l'objectif transitoire et limité auquel elles correspondent. Chacun des Etats qui sont entrés dans les coalitions du siècle a gardé sa pleine autonomie, sa parfaite individualité; les frontières douanières subsistaient. Malgré les conventions diplomatiques signées depuis dix-sept ans, l'Allemagne ne traite pas moins bien la France, au regard de ses tarifs, que l'Autriche et l'Italie. La France applique à l'Allemagne, à l'Angleterre, à la Belgique, aux Pays-Bas, le même régime qu'à la Russie.

Les fédérations de demain seront fondées, avant tout, sur la communauté des intérêts économiques. Entre les groupements qui les constitueront respectivement, toute barrière commerciale tombera. Le jour où la Grande-Bretagne aura réuni autour d'elle toutes les terres de langue anglaise du globe, soit avec, soit sans les Etats-Unis, et où un moteur unique réglera de Westminster, ou d'ailleurs, les palpitations et les mouvements de ce corps immense, les produits circuleront librement d'un membre à l'autre... Mais, sans doute, contre le dehors, la « Greater Britain » se cuirassera d'une ligne renforcée de douanes. Elle sera un monde qui se suffira et qui, le plus possible, rompra avec l'extérieur.

La guerre économique aura donc contribué, dans la plus large mesure, à faire passer les peuples d'un cadre d'organisation à un autre. Certes, s'il doit y avoir expansion de vie d'un côté, il y aura il y aura aussi resserrement des fédérations sur elles-mêmes. Le champ d'horizon de l'homme se restreindra et s'amplifiera à la fois : de tel peuple à tel autre peuple de la même association, les rapports scront si quotidiens, si intimes que les diversités se fondront en une harmonieuse unité; d'une association à l'autre, les rapports se réduiront au strict nécessaire et les divergences s'accentueront.

Mais cette étape des fédérations ne saurait sc prolonger. Elle édifiera d'abord un internationalisme fragmenté. La guerre des échanges entre les lignes adverses se poursuivra, cependant, avec une vivacité grandissante, accrue de toute la puissance même des éléments en présence. Alors, sous la pression des faits économiques, d'où de siècle en siècle montent les idées maîtresses de l'humanité et les formes de civilisation, les sociétés briseront les dernières lignes séparatrices pour s'épanouir dans l'universelle solidarité.

PAUL LOUIS

Le Prisonnier

I

Après que les administrateurs de la prison, siégeant en comité à la prison même, eurent entendu et expédié les réclamations et pétitions d'un certain nombre de condamnés, le directeur déclara qu'on avait entendu tous ceux qui en avaient fait la demande. Ici, une expression de gêne et de malaise qui, pendant la séance, avait assombri la physionomie des administrateurs, s'accentua visiblement. Le président, homme nerveux, énergique, brusque, tranchant, jeta un coup d'œil sur un morceau de papier qu'il tenait à la main et dit au directeur : « << - Envoyez un gardien chercher le condamné no 14 208. » Le directeur tressaillit et il pâlit légèrement.

Puis, évidemment interloqué, il balbutia :

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Mais il n'a exprimé aucun désir de comparaître devant vous. - Néanmoins vous l'enverrez chercher tout de suite, répliqua le président. >>

Le directeur s'inclina d'un air contraint et ordonna à un gardien d'amener le condamné. Puis, se tournant vers le président, il lui dit : J'ignore quel est votre dessein en faisant venir cet homme, et je n'ai naturellement pas d'objection à faire; je désire cependant, avant qu'il soit ici, formuler une déclaration à son endroit.

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Quand nous vous demanderons une déclaration, rétorqua le président d'un ton glacial, vous la ferez. »

Le directeur se laissa retomber sur son fauteuil.

C'était un homme de haute taille, aux traits fins, bien élevé et intelligent, à la physionomie bienveillante. Bien qu'il fût, à l'ordinaire, froid, courageux et maître de lui, il était incapable de maîtriser une certaine émotion qui ressemblait fort à la crainte.

Dans la salle pesait un silence lourd que troublait seul le sténographe officiel, taillant ses crayons.

Les rayons du soleil couchant se glissèrent entre le bord du store et le châssis de la fenêtre, et leur mince lame verticale vint éclairer le siège réservé au condamné. Les regards inquiets du directeur tombèrent finalement sur cette lame de lumière et y restèrent fixés.

Sans s'adresser à qui que ce fût personnellement, le président remarqua :

<«< - Il est des manières d'apprendre ce qui se passe dans une prison sans le secours ni du directeur ni des condamnés. »

A ce moment le gardien apparut avec le condamné.

Celui-ci entra, marchant avec difficulté, d'un pas traînant; à l'aide d'un bout de corde, il soulevait du plancher le pesant boulet qu'à ses chevilles rivait une chaîne. Il avait environ quarante-cinq ans. Sans aucun doute, ç'avait été un homme d'une force physique peu commune: sa peau blême se tendait sur une ossature puissante. Sa pâleur était particulière et hideuse. Elle était causée en partie par la maladie et en partic par quelque chose de pire; et ce quelque chose expliquait aussi l'amaigrissement de ses muscles et cette faiblesse manifeste.

On n'avait pas eu le temps de le préparer pour cette comparution devant le comité.

En conséquence, ses orteils nus pointaient par ses chaussures trouées; le costume de prisonnier qui couvrait son grand corps décharné n'était plus qu'un assemblage de loques malpropres ; on avait depuis longtemps oublié de couper, selon la règle, ses cheveux qui se rebellaient sur sa tête, et sa barbe, comme ses cheveux, toute grisonnante, depuis des semaines n'avait point été taillée. Ces particularités et l'expression de så physionomie lui conféraient un extraordinaire aspect. Il est difficile de donner de cette expression, qui n'avait presque rien d'humain, une idée exacte.

A une certaine férocité contenue s'alliait une inflexibilité de volonté qui le couvrait comme d'un masque. Ses yeux étaient affamés et avides ; ils étaient la seule partie de son être qui parût vivre, et, sous la broussaille des sourcils, ils luisaient. Le front était massif, la tête bien proportionnée, la mâchoire carrée et forte; le nez long et mince témoignait d'une race ayant dû laisser son empreinte en quelque coin du monde à une période quelconque de l'histoire. Il était prématurément vieux, cela se voyait à ses cheveux gris et aux rides singulièrement profondes qui lacéraient son front et se creusaient au coin des yeux et de la bouche.

Après s'être traîné péniblement dans la salle, il regarda autour de lui, l'œil ardent, comme l'ours que la meute a mis à terre. Son regard circula si rapide et si vide d'une figure à l'autre qu'il n'avait pu avoir le temps de se former une idée des personnes présentes, quand ses yeux rencontrèrent le visage du directeur. Ses yeux aussitôt flamboyèrent; il allongea le cou; ses lèvres s'ouvrirent, bleuirent; les rides se firent plus profondes autour des yeux et de la bouche; son corps se raidit; sa respiration s'arrêta. Cette attitude, sinistre d'autant. plus qu'il en était inconscient, il la garda jusqu'à ce que le président d'une voix tranchante eût commandé :

«< Prenez ce siège. »

Le condamné tressaillit comme si on l'eût frappé et regarda le président. Il respira et sa poitrine eut un sifflement rauque. Une expression d'atroce douleur passa sur son visage. Il laissa retomber le boulet qui résonna sur le plancher et ses longs doigts osseux, crispés, étreignirent sur sa poitrine les lambeaux de sa chemise rayéc.

Cela ne dura qu'un instant, puis, à bout de forces, il se laissa tom

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