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l'a-t-il pas trouvée à Phères, hors de toutes les limites du temps? Rare bonheur pour lui! Avoir conquis l'amour en dépit de la destinée! Et ne pourrai-je pas, par la force du plus ardent désir, faire rentrer dans la vie cette forme unique, cet être éternel, de même rang que les dieux? » Le centaure emporte Faust jusqu'au sanctuaire de la prophétesse Manto, qui lui indique le chemin des Enfers. Goethe, un jour qu'il s'entretenait avec Eckermann des difficultés qu'il rencontrait dans la rédaction du second Faust, disait : «Le discours que Faust adresse à Proserpine pour la décider à lui abandonner Hélène, quel discours cela doit être, puisque Proserpine elle-même en est émue jusqu'aux larmes 1! » La scène n'a pas été exécutée.

L'acte suivant contraste, par sa belle simplicité, avec le sabbat pseudo-classique qui lui sert d'introduction. Hélène revient de Troie et rentre dans son palais, suivie d'un choeur de Troyennes captives. Mais elle apprend aussitôt que, sur l'ordre de Ménélas, elle doit être la victime d'un sacrifice qu'elle est chargée de préparer elle-même. Elle ne peut se sauver qu'en se mettant sous la protection d'une troupe de jeunes guerriers, venus du Nord, au teint clair et à la taille élancée, qui se sont établis au fond de la vallée de l'Eurotas, où ils ont construit un manoir d'une architecture nouvelle et bizarre. On

1. Conversations, 15 janvier 1827.

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les appelle des barbares, mais ils auraient rougi de commettre les cruautés dont les Grecs se sont rendus coupables sous les murs de Troie, et ils rendent volontiers aux dames un hommage discret et loyal. Hélène célèbre ses noces idéales avec Faust: c'est l'union de la beauté grecque avec l'esprit germanique. L'enfant qui naît de cette union s'appelle Euphorion, comme le fils d'Hélène et d'Achille. C'est la poésie romantique. « On croit reconnaître, dans les traits du beau jeune homme, une figure connue », dit une indication scénique. En effet, Euphorion, c'est lord Byron : ainsi le veut Goethe. « La pièce ne pouvait être terminée, dit-il dans une lettre à Guillaume de Humboldt, qu'après l'accomplissement des temps; elle embrasse maintenant un espace de trois mille ans, depuis la chute de Troie jusqu'à la prise de Missolonghi', »

Un certain parallélisme règne entre l'épisode d'Hélène et le séjour de Faust à la cour. Il ne suffit pas au poète de nous montrer l'empire aux abois, le trésor vide, la justice vénale, l'armée sans discipline, et le secours inespéré que Faust apporte à l'Empereur en le délivrant d'un anti-César, qui n'aurait sans doute pas mieux gouverné que lui. Il nous fait assister, au premier acte, à une mascarade symbolique, où l'Empereur apparaît sous la figure du grand Pan, Faust sous celle de Plutus, et où sont repré

1. Correspondance avec les frères de Humboldt, 22 octobre 1826.

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sentées par des allégories diverses les ambitions et les convoitises qui minent la sécurité de l'État. « Nous parlâmes, raconte un jour Eckermann, de l'enfant qui guide le char de Plutus, traîné par des dragons. Vous avez deviné, dit Goethe, que le masque de Plutus cache Faust; mais cet enfant, quel est-il? J'hésitais à répondre, continue Eckermann. C'est Euphorion, dit Goethe. Mais, répliquai-je, comment peut-il apparaître déjà dans cette mascarade, puisqu'il ne naît qu'au troisième acte? Euphorion, répondit Goethe, n'est pas une créature humaine, c'est un être allégorique. Il personnifie la poésie, qui n'est liée à aucun temps, à aucun lieu, à aucun individu. Le même esprit à qui il plaira plus tard d'être Euphorion apparaît déjà sous la figure de cet enfant, semblable en cela aux fantômes qui peuvent être présents en tous lieux et apparaître à toute heure 1. »

Des fantômes (Gespenster), le mot est de Goethe, c'est par là que le poème finit. Le Faust, dans sa rédaction primitive, avait été simplement poétique; il devint poétique et philosophique dans la Première partie de la tragédie, poétique et allégorique dans la seconde. La poésie n'est complètement absente nulle part, pas même de la Seconde partie; mais, à mesure qu'on avance, elle est dominée et refroidie par la réflexion. La vieillesse d'un grand poète, quelque

1. Conversations, 20 décembre 1829.

vigoureuse qu'elle soit, est toujours la vieillesse, c'està-dire l'âge où l'on raisonne et où l'on se souvient plus qu'on ne sent, et, comme dit Goethe, quelque puissante que soit l'entéléchie, elle ne maîtrise jamais entièrement le corps, et il est bien différent d'avoir en lui un allié ou un adversaire 1. La rédaction des dernières parties du poème est plus lente, plus intermittente, plus laborieuse. Le style change; il passe de la métaphore qui jaillit spontanément de l'imagination à l'allégorie qui se superpose artificiellement à l'idée. La physionomie des personnages pâlit et s'efface. Méphistophélès, si vivant au début, s'atténue et s'humanise, et semble presque embarrassé de son rôle de tentateur; on sent et il paraît sentir luimême que son pari est perdu. Le poète l'incarne dans des figures secondaires : il est le fou à la cour de l'Empereur, l'Avarice derrière le char de Plutus, la gardienne du foyer de Ménélas. Faust lui-même n'est plus qu'un symbole, le symbole de l'humanité à la recherche de la beauté, de la vérité, de la liberté, du bonheur. Le plan se modifie, en suivant les transformations de l'esprit de Goethe. Celui du Faust primitif et du Fragment de 1790 n'est pas celui de la Première partie de la tragédie; les deux plans se superposent dans la rédaction de 1808, sans se pénétrer; on dirait deux poèmes emboîtés l'un dans l'autre. Enfin, dans la Seconde partie, le cadre

1. Même ouvrage, 11 mars 1828.

s'élargit de telle sorte que tous les contours s'effacent, laissant partout des ouvertures pour des allusions à la littérature, à la philosophie, aux affaires politiques du temps. Goethe a sacrifié de parti pris l'unité à une qualité qu'il jugeait supérieure, la portée morale de son œuvre. L'art était, pour lui, un moyen d'éducation personnelle. C'est par l'art qu'il avait élevé et affranchi son esprit, et il conviait ses lecteurs à suivre son exemple. « Tout ce que j'ai communiqué au public, dit-il dans une lettre de 1827, repose sur les expériences de ma vie : je puis donc espérer aussi que chacun de mes lecteurs voudra revivre mes poésies et s'en servir pour son expérience personnelle 1. »

Ainsi le point de vue moral, on pourrait dire éducatif, se substitue au point de vue artistique. C'est un livre de sagesse que le poète nous offre, une image du monde en raccourci, le sens de la vie en symboles. «< Dans une composition de ce genre, ditil un jour à Eckermann, il importe seulement que chaque groupe soit important et clair par lui-même; le tout restera toujours incommensurable 2. » Mais ce qui est incommensurable n'est pas une œuvre d'art, dans le sens qu'on attache ordinairement à ce mot. L'art veut des contours précis, une certaine symétrie intérieure qui se traduit par une forme harmonieuse. Kuno Fischer appelle le Faust la Divine Comédie du

1. Pniower, Gothes Faust, p. 201.

2. Conversations, 13 février 1831; voir aussi 3 janvier 1830.

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