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CHAPITRE II

PRÉLUDES DE LA RÉFORME

1. L'empereur Maximilien, le dernier chevalier; son Teuerdank et son Weisskunig. 2. Sébastien Brandt; sa position indécise entre les deux partis; la Nef des Fous. Thomas Murner; violence de sa polémique; le Fou luthérien. 3. Reuchlin et l'université de Cologne; les Epistolæ obscurorum virorum; les pamphlets allemands de Hutten. Scission entre les réformateurs et les humanistes.

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1. L'EMPEREUR MAXIMILIEN.

L'empereur Maximilien vit le commencement de la Renaissance et de la Réforme. Quel rôle n'aurait-il pas pu jouer, s'il était entré dans ce grand mouvement des esprits qui allait bientôt devenir irrésistible! Mais toutes ses idées le reportaient vers un autre âge. Il aurait voulu ressusciter l'ancien monde chevaleresque et légendaire, et il essaya du moins de lui donner un regain de nouveauté dans la littérature. Il fit recueillir et recopier les vieux manuscrits, et cette partie de son activité littéraire lui a surtout mérité la reconnaissance de la critique moderne: c'est lui qui a sauvé de l'oubli le poème de Gudrun. On l'a nommé le dernier chevalier : il voulut être aussi le dernier poète chevaleresque. I traça le plan d'un poème où il se proposait de célébrer son mariage avec Marie de Bourgogne, et il se fit aider dans la rédaction par son secrétaire Treizsaurwein et par son chapelain Melchior Pfinzing. Il donna aux personnages des noms symboliques. Teuerdank, l'homme aux grandes pensées, c'était lui-même; Ehrenreich, ou Honorée, c'était Marie; Ruhmreich, ou Glorieux, c'était Charles le Téméraire. Des ennemis imaginaires, décorés également d'épithètes poétiques, contrariaient les plans

du héros et l'obligeaient à conquérir sa fiancée par des exploits. Malgré la fadeur d'une telle conception, le Teuerdank eut du succès, grâce au luxe de l'impression et au nom de l'auteur, qui fut bientôt connu. Maximilien fit encore l'histoire de son règne et du règne de son père Frédéric III, dans un ouvrage en prose qui a pour titre le Roi blanc, ou Weisskunig, et qui fut rédigé en grande partie par Treizsaurwein. Ici les principaux souverains de l'Europe étaient désignés par les couleurs de leurs armoiries: le Roi blanc, c'était l'empereur; François Ier était appelé le Roi bleu; Henri VII et Henri VIII d'Angleterre étaient les Rois rouges1.

2. SÉBASTIEN BRANDT ET THOMAS MURNER.

Un exemple frappant des hésitations et des incertitudes qui peuvent atteindre un grand esprit dans une époque de transition, c'est le poète satirique Sébastien Brandt. Né à Strasbourg en 1457, il fit ses études à l'université de Bâle, qui était un des centres de l'humanisme, tel que la plupart des Allemands le comprenaient alors. Il y avait bien aussi, en Allemagne, comme en Italie et en France, des esprits qui ne trouvaient dans les études classiques qu'une source nouvelle de bon goût, de plaisir littéraire et de sagesse mondaine : il suffit de citer Conrad Celtès, Reuchlin et surtout Érasme. Mais, aux yeux de beaucoup d'autres, les littératures anciennes n'étaient qu'un arsenal d'où l'on pouvait tirer des armes non encore usées par les luttes de l'École. A Bâle, on étudiait surtout la théologie et la jurisprudence; la littérature était cultivée en sous-ordre. On venait de raviver la vieille querelle du nominalisme et du réalisme, et l'ardeur que le mouvement de la Renaissance avait communiquée aux esprits animait également les deux camps. Mais la discussion avait changé d'objet les nominalistes étaient les novateurs, les réalistes étaient les partisans de la scolastique. Brandt était réaliste. Étant devenu, en 1489, doctor utriusque juris, il fut l'un des professeurs

1. Éditions. La première édition du Teuerdank, imprimée sur parchemin, avec des gravures sur bois de Schæuffelein, parut à Nuremberg, en 1517. L'ouvrage a été souvent remanié au xvie et au XVIIe siècle. Le texte primitif a été reproduit dans les éditions modernes de Haltaus (Quedlinburg et Leipzig, 1836) et de Gædeke (Leipzig, 1878). — Le Weisskunig, terminé en 1512, fut imprimé à Vienne en 1775, avec des gravures sur bois de Burgmair.

les plus suivis de l'université. Il travailla pour les imprimeries déjà célèbres de la ville, en recopiant ou en faisant recopier par ses élèves d'anciens ouvrages de philosophie, de jurisprudence ou même d'histoire. En même temps, dans des poésies latines, il célébrait les grands événements de l'époque, ou il donnait des conseils à la noblesse allemande. Ces poésies, dont il traduisit une partie en allemand, l'avaient déjà fait connaître, lorsqu'il fut rappelé, en 1500, comme syndic, dans sa ville natale. Il obtint, quelques années après, la charge plus considérable de greffier et d'archiviste, qu'il garda jusqu'à sa mort, en 1521. Il était membre d'une société littéraire qui avait été fondée à Strasbourg par Wimpfeling, et c'est comme tel qu'il fut chargé, en 1514, de recevoir Érasme, qui était de passage dans la ville. Érasme lui adressa ce compliment, souvent répété depuis, que d'autres tiraient de la poésie leur gloire, et que lui, au contraire, il servait d'ornement à la poésie. Si l'éloge était banal, il paraît néanmoins que les deux hommes éprouvèrent l'un pour l'autre une réelle sympathie, fondée sur la ressemblance de leurs caractères. Brandt était, comme Érasme, un esprit net et tempéré, toujours prêt à émettre une opinion, mais laissant à d'autres le soin de la défendre, et il aurait volontiers passé sa vie dans une retraite sérieuse partagée par des amis, comme ce convivium religiosum qui est décrit dans un passage des Colloques.

Sébastien Brandt est avant tout un moraliste. Il ne lisait que pour s'instruire, et il n'écrivait que pour enseigner. Il avait pris de bonne heure l'habitude de recueillir des sentences dans ses auteurs favoris, dans les satiriques latins, dans les anciens poètes didactiques de l'Allemagne, et surtout dans la Bible. Ces sentences, développées et augmentées de ses propres observations, formèrent sans doute le noyau primitif de l'ouvrage qui a immortalisé son nom, et auquel il donna le titre de Nef des Fous. Les vices et les ridicules de toutes les classes de la société sont représentées par les passagers de cet étrange navire, qui fait voile vers l'ile de Narrégonie, ou vers le royaume de la Folie. Le clergé, les grands, la justice, les universités, les marchands, les paysans, les cuisiniers même, y sont tour à tour frondés avec une spirituelle àpreté, qui va souvent jusqu'à la rudesse. Une fois mis en verve, le poète trouve que son sujet le déborde et que son esquif est trop étroit. Alors il se borne à dessiner des portraits, où tous ceux qui auraient mérité de faire le voyage

peuvent se reconnaître : c'est l'origine des vignettes qui ornaient les premières éditions, et qui avaient été tracées par la main de l'auteur. La Nef des Fous devenait ainsi un Miroir des Fous le poème fut plusieurs fois réimprimé sous ce titre. Sébastien Brandt n'a garde de s'oublier; il se réserve une place sur son navire, si toutefois il a voulu se peindre lui-même dans le premier chapitre, qui traite des bibliomanes, de ceux qui entassent les livres de la sagesse et qui n'en sont pas plus sages. Les défauts de l'ouvrage sont le manque d'unité et l'étalage d'érudition. L'allégorie qui en forme le fond est indiquée au commencement, et aussitôt perdue de vue; certains chapitres ne sont que des tirades morales. Les Grecs et les Romains sont cités à tout propos et avec une fastidieuse longueur. Mais il faut croire que ces défauts ne choquaient pas les contemporains; car la Nef des Fous, qui parut d'abord à Bâle en 1494, eut dix éditions jusqu'en 1512, sans compter les contrefaçons, et fut traduite dans toutes les langues de l'Europe.

Sébastien Brandt était-il franchement un homme de la Renaissance? On pourrait le croire, d'après la vivacité avec laquelle il gourmande l'ignorance des docteurs et l'avidité des prêtres. Il se souvient des philosophes anciens : « Le fond de la sagesse, » dit-il quelque part, « c'est de se connaître soi-même. » Ailleurs il peint éloquemment les avantages de la science : « Une instruction « solide, c'est le commencement, le milieu et la fin de tout « honneur. On fait grand cas de la noblesse; mais elle est étrangère à l'homme, elle ne lui appartient pas, il la tient de ses parents. « La richesse est fort appréciable; mais elle dépend du hasard, elle « est comme une balle qui tombe et rebondit. La gloire a ses « charmes; mais elle est inconstante et ne comble jamais nos vœux. « La beauté du corps attire les yeux; mais elle dure l'espace d'un « jour. On tient à la santé; mais elle se dérobe comme un larron. « La force paraît un don précieux; mais la maladie, la vieillesse « l'anéantissent. Rien n'est impérissable, rien ne nous est fidèle « comme l'instruction 1. » Mais, dans d'autres passages, il se plaint de ce que l'imprimerie répand tant de mauvais livres, de ce que les écoles se multiplient outre mesure. « Il n'est presque pas un « lieu important, » dit-il, « qui n'ait aujourd'hui son université! » Et il lui semble qu'à force d'éclairer les hommes, on prépare le règne

1. Das Narren schyff: Von ler der kind.

de l'Antéchrist'. Dans une poésie qu'il fit peu de temps avant sa mort, il prédit la fin prochaine du monde. Brandt était placé sur la limite de deux âges; il comprenait qu'un ordre de choses finissait, mais il manquait de force pour se détacher du passé, parce qu'il n'avait pas foi dans l'avenir 2.

Le plus éloquent des imitateurs de Brandt, mais un homme d'un tout autre tempérament, fut le moine franciscain Thomas Murner. Né à Strasbourg en 1475, et élevé dans un couvent, il attira d'abord l'attention de ses maîtres, et il fut envoyé par eux dans plusieurs universités de l'Allemagne; il passa même par Paris. Selon la coutume du temps, il enseigna de bonne heure, tout en continuant de suivre les professeurs en renom. Il débuta bientôt dans sa ville natale comme prédicateur de son ordre; mais la violence de sa parole souleva contre lui une telle animosité, qu'il jugea prudent de s'éloigner. Il parcourut l'Allemagne, la Suisse, le Nord de l'Italie, sans pouvoir s'arrêter nulle part, donnant carrière à son humeur impétueuse, frondant les vices, sans ménager les personnes, moine militant s'il en fut jamais. Il irritait le haut clergé, étonnait et scandalisait le peuple, et, si l'on en juge par certains passages de ses écrits, donnait même prise sur ses mœurs. En 1523, il fut appelé en Angleterre par Henri VIII, qu'il avait soutenu contre Luther; mais il revint bientôt à Strasbourg, sans y rencontrer plus de faveur. Les imprimeurs ayant refusé ses libelles, il acheta une presse. On le trouve encore, en 1529, à Zurich et à Berne, combattant la Réforme. Il se fit expulser de la Suisse, et, depuis ce moment, on ne sait de quel côté il se dirigea; l'année de sa mort est inconnue.

On conçoit à peine que, dans une vie aussi agitée, Murner ait pu écrire plusieurs longs poèmes. Mais, si l'art et le goût lui ont toujours manqué, sa verve n'a jamais été en défaut. Ses poèmes

1. Vom endkrist.

2. Éditions. Le Narrenschiff a été publié, dans les temps modernes, par Strobel (Quedlinburg et Leipzig, 1839), par Zarncke, avec un choix des autres ouvrages de Brandt (Leipzig, 1851), et enfin par Goedeke (Leipzig, 1872). Une traduction en allemand moderne, accompagnée des anciennes vignettes, a été publiée par Simrock (Berlin, 1872).

Sébastien Brandt traduisit en vers allemands les Sentences de Caton et le traité ascétique du Jardin de l'ame (Hortulus Animæ). Il publia une édition de Freidank (Strasbourg, 1508), qui a été souvent reproduite, et qui n'a été remplacée que par l'édition moderne de W. Grimm. Enfin Brandt avait rédigé des Annales de Strasbourg, qui furent conservées manuscrites à la Bibliothèque de la ville, et qui périrent dans l'incendie de 1871.

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