Imágenes de página
PDF
ePub

pas le jeune homme. Il interrogea sa tante, et apprit la funeste aventure de son parent, et ce qu'on aurait attendu de lui si sa santé lui eût permis de profiter de la triste circonstance qui lui offrait une belle place et une riche et belle héritière. Le jeune homme, en écoutant ce récit, s'enflamma, grandit, et assura d'une voix ferme qu'il était prêt, qu'on pouvait compter sur lui. « Je ne suis pas malade ; je meurs d'ennui. On veut que je sois toujours à l'étude; on me dit des choses que je ne comprends pas. Mais faites-moi sortir; en huit jours j'aurai retrouvé mes forces. Je vous promets qu'on sera content de moi. »

Sa tante fut ravie de l'entendre. Elle avait l'ordre du ministre de la guerre pour le faire sortir de l'École. Son paquet fut bientôt fait. Il partit dans le ravissement de la joie. Peu de jours après, il se rendit, avec l'offenseur, dans les Pays-Bas, et là, en présence de plusieurs témoins, un combat opiniâtre, l'épée à la main, satisfit à l'honneur du nom et de la famille. Il eut la place et la jeune et belle héritière, et il se porta bien.

Nous avions eu un autre exemple des effets produits sur des caractères ardents, ou indépendants, par cette instruction claustrale, qu'ils ne peuvent supporter. Le fils du célèbre maréchal de Lowendal ne put jamais se plier à cette application; on fut obligé de demander sa sortie au ministre. Sa mère, veuve du maréchal, arriva dans un carrosse à six chevaux et l'enleva, avec un air offensé et des paroles dédaigneuses sur les chefs de l'École. Il entra au service, fut colonel, et se distingua dans la guerre d'Amérique.

Un autre élève, nommé Cherval, était de la même classe que moi; il nous étonnait par son opiniâtreté en toutes choses. D'une constitution très-sèche, les cheveux crêpus, de petits yeux pleins de feu, il avait une force extraordinaire, dont il abusait souvent. Il avait pris de l'ascendant sur tous les professeurs, ne s'occupait point des choses qu'on nous enseignait, et ne faisait que ce qu'il voulait. Son père, officier général et

commandeur de l'ordre de Saint-Louis, voulut le faire entrer dans un régiment de cavalerie; il répondit qu'il n'y ferait rien, qu'il voulait aller en Amérique, dans les Indes, partout où il pourrait se montrer. Entré d'abord dans un régiment d'infanterie, il se fit nommer dans l'un de ceux qui passèrent en Amérique, et, tout à coup, enflammé d'ardeur pour le service de la mer, il obtint, je ne sais comment, d'entrer, comme officier auxiliaire, sur une frégate. C'est ainsi qu'on nommait des officiers pris dans la marine marchande, et qu'on incorporait dans la marine royale. Il se trouva, sur une frégate du dernier rang, dans un combat sanglant contre une frégate anglaise très-supérieure. Tous les officiers furent tués; il prit le commandement, et eut le bonheur de sauver la frégate. En arrivant à Brest, il écrivit au ministre sur un informe morceau de papier: « Je ne sais point rendre de compte. Tout ce que « je puis vous dire, c'est que, sans moi, votre frégate était............. » Au lieu du mot perdue il avait écrit un mot d'une énergie militaire, familier aux soldats et aux marins. Des dépêches arrivées en même temps que son billet avaient peint son intrépidité et ses habiles manœuvres. Le ministre, après les avoir lues au roi, lui montra l'étrange billet, qui le fit beaucoup rire. Il ordonna son avancement.

Cherval, promu à un grade dans la marine royale, excita la jalousie de quelques officiers. Forcé de se battre plusieurs fois, il eut toujours une telle supériorité sur ses adversaires qu'on vit bien qu'il fallait le laisser jouir tranquillement de la récompense de ses services. La campagne suivante, la frégate sur laquelle il combattait fut prise par des forces supérieures. Plusieurs officiers furent tués. Sa valeur fut encore remarquée; le commodore anglais le conduisit à Londres et le présenta au roi

Je pourrais citer beaucoup d'autres exemples semblables. Pourquoi ne parlerais-je pas du maréchal de Saxe, qui, dans son enfance, pour échapper à ses pédagogues, sauta par-des

sus les murs d'un parc, s'enfuit dans la campagne, et qu'on ne put ramener qu'en lui promettant un cheval. Tous ces exemples, et bien d'autres, prouvent que souvent des jeunes gens, dont le caractère indépendant ne peut s'assujettir à l'enseignement des écoles, s'instruisent eux-mêmes des choses auxquelles la nature les a destinés, fortifient leur caractère et deviennent des hommes. D'autres, au contraire, faciles à se plier à toute espèce de joug, saisissent avec plaisir les idées qu'on leur présente, parce qu'ils n'en ont point qui leur soient propres. Ceux-là passent pour des hommes instruits; ils composent cette masse d'hommes faibles et médiocres qui ont fait la Révolution et tous ses malheurs, les princes, les ministres, et cette foule de députés qui, dans toutes nos assemblées, ou s'absentaient des séances, ou votaient contre leur opinion. Ces hommes sont le fléau des sociétés humaines.

Quelques élèves étant réunis chez le marquis de Timbrune, gouverneur de l'École, plusieurs dames s'y trouvèrent avec madame de Romans, célèbre alors par sa beauté et par la faveur dont elle avait joui auprès de Louis XV. Elle remarqua le chevalier de P***, le considéra attentivement, et dit à M. de Timbrune «< Voilà un jeune homme qui a des passions bien ardentes. >> Elle ne se trompait point. A peine dans le monde, il enleva une femme, courut dans toute l'Europe, se rendit à Constantinople, où des aventures romanesques le mirent dans un grand péril. Il osa revenir en France. Une assemblée de famille obtint du gouvernement de l'enfermer à la Bastille. Il y était le 10 août 1789, quand ce fort, défendu par quelques vieux Invalides, se rendit à des factieux dont la seule force était dans la terreur qui saisissait toutes les autorités. M Delaunay, gouverneur, fut livré au peuple. Il avait toujours eu les plus nobles procédés envers P***. Ce prisonnier ne le quitta pas un instant, le défendit, et s'exposa à la rage du peuple enivré d'un succès facile. P***, blessé en défendant son bienfaiteur, le vit arracher de ses bras et lâchement assassiner. Les

âmes passionnées, trop souvent entraînées dans le désordre, conservent en secret des vertus aussi ardentes que leurs passions. Tel était ce jeune homme l'œil perçant d'une femme avait reconnu le feu intérieur qui brûlait son âme.

Pendant le carême, on appelait un prédicateur étranger, quoique nous eussions quatre docteurs de Sorbonne attachés à l'École. En 1774, nous vîmes arriver l'abbé Fauchet. Il avait prêché devant le roi, et il avait obtenu une bonne abbaye. Nous apprîmes qu'avant de commencer ses sermons il avait dit chez le gouverneur que nous étions très-irréligieux, et qu'il nous dirait des vérités sans ménagement. Les élèves ne s'entretenaient plus que de cette courageuse résolution et se préparaient au combat. Dès le premier sermon les uns dormaient, ronflaient; les autres criaient: Young, Young! parce qu'ils croyaient reconnaître des imitations de ce sombre auteur anglais, dont la traduction, par Le Tourneur, avait pénétré, je ne sais comment, parmi nous. Comme capitaine d'une compagnie, je fus obligé de me lever, d'appeler les dormeurs et les interrupteurs par leur nom, et de les exhorter au silence. Ce mnouvement était général; deux cents jeunes gens se moquant ouvertement d'un prédicateur, c'était un vrai scandale. Les tribunes étaient remplies d'une société choisie, curieuse de l'entendre, et attirée aussi par son projet annoncé de nous convertir. Il avait une belle figure, une voix sonore et retentissante, et, comme il prodiguait les images et les expressions recherchées, il avait la réputation d'être éloquent.

Tout ce tapage le déconcerta; mais, au lieu de continuer son discours avec une froide tranquillité, il s'échauffa beaucoup trop, car il était naturellement violent, comme il le prouva pendant la Révolution. Sa chaleur, sa déclamation augmentèrent le mauvais effet déjà produit par son éloquence, qu'il rendait foudroyante autant qu'il pouvait; mais, au lieu de continuer le tapage, les élèves se bornèrent à dormir en silence. Toutes les têtes allaient à droite, à gauche, tombaient en avant, en

arrière, les unes sur les autres. Il prouva bien qu'il n'avait pas la véritable éloquence, qui consiste à parler suivant les lieux, les temps, les personnes et les circonstances. Quelques phrases dites avec politesse, exprimant un regret modéré de ne pas fixer l'attention de cette jeunesse, auraient suffi pour la ramener à lui. Il oubliait trop qu'il parlait à des jeunes gens qui recevaient une éducation militaire et qui devaient entrer dans les armées. Il ne prêcha que cette seule fois. Il se prononça fortement, dès 1788, en faveur des principes révolutionnaires les plus extrêmes, adopta la constitution civile du clergé, fut nommé évêque du Calvados et député à l'Assemblée législative en 1792. Il parla et vota comme les Girondins et fut avec eux conduit à l'échafaud. Dans sa prison il rétracta ses erreurs religieuses et politiques entre les mains d'un prêtre qui a publié cette rétractation; elle n'était point faite secrètement. Quand il nous prêchait si malheureusement, je n'imaginais pas, en protégeant son éloquence religieuse contre mes camarades, que je combattrais un jour son éloquence politique dans une seconde Assemblée nationale, digne de la première par sa profonde ignorance, et plus digne encore de la troisième par sa tendance à la plus épouvantable anarchie.

Je ne sais pourquoi on avait appelé ce prédicateur étranger; nous en avions deux que nous aimions beaucoup. L'un, l'abbé Gallard, d'une santé délicate, ne prêchait jamais pendant plus d'une demi-heure; il ne nous entretenait que de nos devoirs, comme sujets du roi et comme militaires ; il nous exhortait au courage. Sa morale était douce, affectueuse; on l'écoutait dans un profond silence.

L'abbé Tailler, depuis grand-vicaire de Saintes, parlait plus longtemps, mais toujours aussi de nos devoirs. Il était trèséloquent; sa voix était belle, sonore, très-agréable, et cependant, par une disposition singulière de son organe, au milieu de la prononciation la plus harmonieuse on entendait tout à coup un son d'une fausseté qui faisait peine. Il osa un jour

« AnteriorContinuar »