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MÉMOIRES DE M. LE COMTE DE VAUBLANC.

partîmes la nuit. Peut-être était-ce une imprudence. A la seconde poste, on nous raconta que des brigands avaient attaqué la voiture d'un Anglais, deux jours avant notre passage. Il était dans une chaise de poste; trois hommes se placèrent devant lui, pendant qu'un quatrième tenait la-bride des chevaux et menaçait le postillon. L'Anglais saisit deux pistolets, mit un tromblon dans les mains de son domestique, qui était Italien, et dirigea l'arme vers les trois hommes. Le domestique lui dit qu'il avait peur. « Eh bien ! dit l'Anglais, ferme les yeux, et << tire. » Le poltron ferma les yeux, tira en tremblant, et atteignit les trois hommes. Deux furent tués; le troisième, blessé, s'enfuit avec son quatrième compagnon. Nous rîmes beaucoup du mot de l'Anglais : « Ferme les yeux et tire. » Il avait très-bien jugé qu'un poltron pouvait faire, les yeux fermés, ce qu'il n'oserait faire les yeux ouverts.

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CHAPITRE XXIII.

Retour en France, quoique proscrit, et second voyage en Italie, après avoir pris des renseignements sur l'état de la France. Les Français maîtres de Turin. Le roi détrôné, envoyé en Sardaigne. — Le général Souvarow en Italie. Je suis arrêté comme Français. — Belle conduite d'un jeune Florentin à mon égard. Séjour à Venise. - Conclave, élection d'un pape. - Projets de Souvarow relativement à la France. Retour en France, après le décret consulaire qui rappelait les proscrits.

Je rentrai en France par le mont Genèvre, toujours à pied. J'entrai dans Embrun, place fortifiée, un livre à la main, et mangeant une grappe de raisins que j'avais prise dans une vigne voisine. Je n'avais aucun paquet, mais seulement une chemise et quelques mouchoirs dans mes poches. La sentinelle me prit pour un homme de la ville et me laissa passer. Je me rendis chez M. Izoard, mon collègue au Conseil des Cinq-Cents. Je lui avais écrit de Turin. Il donnait ce jour-là même un dîner où je trouvai M. son frère, colonel du génie, et plusieurs officiers de ce corps. Je fus comblé de politesses et d'offres de service par M. son père, président du tribunal, et M. son beau-frère, receveur général à Gap. Je passai deux jours dans cette famille, au milieu des attentions les plus délicates, dont je conserverai toujours le souvenir. Si la vie errante d'un proscrit a des peines et des périls, elle a aussi des moments bien agréables, dont ne peut avoir aucune idée un homme constamment heu

reux.

En partant d'Embrun je me rendis à un village voisin, où demeurait M. Serres. Je désirais beaucoup le voir, parce qu'il avait montré dans le Conseil des Cinq-Cents une grande

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fermeté, et, même après le 18 fructidor, il continuait encore de braver les révolutionnaires. Je rencontrai des gendarmes qui m'interrogèrent; mais, aussitôt que je leur eus dit que j'allais chez M. Serres, ils me firent beaucoup de politesses. Ils me dirent qu'ils avaient ordre d'arrêter un homme dont le signalement avait quelque rapport avec moi, mais qu'ils voyaient bien qu'ils s'étaient trompés. L'un d'eux répétait : « C'est singulier, Citoyen, comme vous ressemblez à l'homme qu'on nous a dépeint! » Peut-être était-ce moi-même. J'avais toujours entretenu une correspondance en France; il était possible que, malgré toutes mes précautions, on eût intercepté une de mes lettres.

Je trouvai M. Serres dans sa bibliothèque, occupé à lire. J'eus un grand plaisir à m'entretenir avec lui. D'après sa conversation et tout ce que j'avais appris à Embrun, je me confirmai dans la pensée que j'avais déjà sur les apparences de la chute prochaine du Directoire, trop méprisé pour ne pas tomber. Les nouvelles de Pétersbourg semblaient annoncer que Paul Ier, empereur de Russie, allait combattre dans la grande querelle des rois et de la France. Le moindre revers de nos armes pouvait faire tomber le Directoire. Je me séparai avec attendrissement de M. Serres. Les hommes courageux qui ont soutenu la même cause sont toujours heureux de se revoir et fâchés de se séparer. Je continuai ma route à pied sans aucune difficulté.

A quelques lieues d'Avalon je rencontrai dans un cabaret un homme d'environ soixante ans. Quand nous en sortîmes, il me proposa de marcher ensemble, en me demandant si j'étais bon piéton. Il fit d'abord des mouvements des bras et des jambes, comme pour se mettre en train; il fit craquer ses jointures, et augmenta peu à peu sa marche, au point que je ne pouvais plus le suivre qu'en courant un peu. Il se mit à rire de la présomption que j'avais eue de l'accompagner; il était exercé à la marche depuis son enfance; il partait de Paris en

même temps que la diligence, et arrivait avant elle à Avalon. Il faisait ses voyages avec cette vitesse pour son commerce; il menait à Paris des voitures comtoises chargées de fromage; il les devançait dans ce moment, pour assurer la vente. Il me dit que son fils, très-jeune encore, qui conduisait ses voitures, marchait aussi vite que lui.

Cette rapidité me suggéra bien des réflexions sur les avantages que devait retirer l'infanterie romaine de son habitude à marcher promptement, quoique pesamment chargée. On est tenté souvent de ne pas croire les historiens romains quand ils racontent la célérité prodigieuse et la continuité des marches des armées romaines. Je crois leurs récits depuis que j'ai vu la marche extraordinaire de l'homme dont je parle. Il allait aussi vite que le trot d'un cheval. Lorsque nous nous séparâmes, je le perdis promptement de vue.

J'arrivai dans une campagne auprès de Paris. J'y trouvai l'excellent M. Lemarcys, mon ancien collègue. Il m'instruisit parfaitement de l'état des choses, et je fus convaincu, d'après tout ce qu'il me dit, que le Directoire était à la veille de sa chute. Il inspirait un profond mépris à tous les partis ; pour tout gouvernement le mépris est un mal incurable. On parlait vaguement d'offres faites au général Moreau, et de pressantes instances adressées à Bonaparte en Égypte.

Je ne restai que deux jours avec M. Lemarcys, et, prenant la résolution de ne point aller en Amérique et d'attendre les événements, je repartis, toujours à pied, pour l'Italie. Je repassai par le mont Genèvre; mais je me détournai un peu pour voir Briançon. Je me trouvai dans un cabaret avec trois hommes qui parlèrent devant moi de leur commerce, sans rien dissimuler. Ils faisaient la contrebande de mulets, et, comme je leur parlais des difficultés de faire passer ces animaux sans être aperçus, ils me dirent qu'ils les conduisaient dans des endroits écartés des Alpes, qu'ils leur liaient les pieds et les précipitaient de l'autre côté. Les mulets tombaient sur un lit de

feuilles amassées par d'autres hommes, qui les recevaient et leur déliaient les pieds; ils en étaient quittes pour quelques écorchures. Ces hommes racontaient leurs expéditions avec beaucoup de détails. Plus je paraissais incrédule, plus ils voulaient me convaincre par leurs récits; ils étaient fiers de leur contrebande; ils y mettaient beaucoup d'orgueil; ils voulaient me prouver qu'ils étaient gens de courage et de résolution.

Il y avait sur le mont Genèvre un corps de garde français. Un jeune sergent me demanda mon passe-port; il,faisait beaucoup d'observations en le lisant; je voyais qu'il aimait à se donner de l'importance, et qu'il était par conséquent très-dangereux pour moi dans ce moment. Mais la neige commençait à tomber avec force; en outre, un grand nombre de soldats français passaient pour rejoindre leurs régiments en Italie. Cela donnait beaucoup d'occupation au jeune sergent. Comme il continuait ses observations, en disant même qu'il devrait m'arrêter et me consigner au corps de garde, je lui donnai une pièce de 5 francs. Je regrettai de la lui avoir donnée si vite, car la neige tomba tout à coup avec tant de violence qu'il s'écria : « Voilà une tourmente! » et me rendit mon passe-port en se hâtant de courir vers son corps de garde. C'était une tempête effroyable, et, si j'avais continué de marcher, j'aurais couru le risque de me jeter dans des précipices. J'embrassai un gros arbre, et je restai ainsi pendant toute la tempête. J'avais l'expérience de ce que j'avais appris sur le mont Saint-Bernard. Quand l'orage fut passé, je suivis des hommes du pays qui connaissaient la route. J'arrivai bientôt à Turin, au mois de décembre 1798.

Là je fus témoin d'un grand drame politique; je vis comment un roi peut tomber de son trône paisiblement, sans secousse, et avec des manières polies et gracieuses, car il donna le fameux tableau de l'Hydropique à M***, chef d'état-major de l'armée qui le détrônait. Je dînais, quelques jours après,

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