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MÉMOIRES DE M. LE COMTE DE VAUBLANC.

met, et entrés dans l'hospice, nous jouîmes délicieusement du repos dans un lieu modérément échauffé, et surtout d'un dîner que nous dévorâmes avec cet appétit que donne l'exercice dans ces hautes régions. Nous visitâmes l'église, et, suivant l'usage, nous déposâmes notre offrande dans le tronc.

Nous prîmes congé des bons Pères de l'hospice en les remerciant affectueusement de leur cordiale réception. Un guide, précédé de deux énormes chiens, nous conduisait; il nous montra la place où un jeune homme imprudent avait péri quelques jours auparavant. Il s'était obstiné à gravir la montagne au moment où tout annonçait une tempête qu'on lui prédisait; il voulut la braver et périt près de l'hospice. Une croix de bois attestait son malheur et donnait aux voyageurs une leçon de prudence. Nous descendîmes rapidement la montagne. Ce n'était plus le même climat; le temps était doux; nous commencions à respirer l'air de l'Italie. Nous parlions sur ces montagnes du passage d'Annibal, et nous dissertions sur la route qu'il avait prise. Nous ne pensions pas que deux ans seraient à peine écoulés que le mont Saint-Bernard serait franchi par une armée française, par ses bagages et son artillerie; que le général qui venait de conquérir l'Italie en ferait une seconde fois la conquête, après avoir conquis l'Égypte ; qu'il dominerait ensuite la France, une partie de l'Europe, et qu'après douze années d'une puissance extraordinaire et colossale il irait périr captif dans une île éloignée, sous la domination de l'Angleterre.

CHAPITRE XXII.

Voyage en Italic, avec Pastoret et Duplantier, condamnés à la déportation. Turin, Parme, Florence et Rome. A Parme, nous entendons un pro fesseur de rhétorique parler avec enthousiasme de Racine.

Le voyage d'un proscrit ne ressemble pas à celui d'un homme qui voyage pour son agrément ou son instruction; il a nécessairement un caractère particulier ; il doit l'avoir surtout dans les circonstances extraordinaires où se trouvait l'Italie en 1797 et 98. Sous ce rapport, le récit qu'on va lire sera lié aux chapitres qui le précèdent et qui le suivent. Je rentrerai ensuite, avec quelque regret, dans la politique, et je n'en sortirai plus. Le Consulat, l'Empire, les Cent-Jours et les deux Restaurations sont tellement séparés, par leur caractère particulier, des gouvernements dont j'ai parlé jusqu'à présent, et des choses que j'ai examinées, que le récit qu'on va lire ne sera qu'une simple séparation, et non pas une digression. D'ailleurs des Mémoires empruntent de leur titre une certaine liberté de composition, dont le cardinal de Retz nous a laissé l'exemple et le modèle.

Arrivés à Ivrée à la fin d'octobre 1797, à quelques lieues de Turin, après une marche pénible, parce qu'elle était lente, dans une mauvaise voiture qui ne fermait pas, nous étions, mes amis et moi, impatients de trouver l'auberge et le repos. Au moment de monter l'escalier, les pieds sur le premier degré, nous nous arrêtons, saisis par une musique attachante. Nous oublions le froid et la faim. Duplantier entr'ouvre la porte d'une chambre d'où partaient les sons qui nous étonnaient, et nous voyons des soldats piémontais. Ce fut pendant

la soirée un long sujet de conversation. Pourquoi en Allemagne et en Italie entend-on chanter le peuple avec tant d'harmonie et de justesse? Pourquoi les oreilles françaises sont-elles si dures et si barbares? A Metz, on ne peut, sans frissonner entendre chanter le peuple; quelques lieues plus loin, en approchant de l'Alsace, vous entendez des hommes et des femmes chanter en partie et de la manière la plus agréable. A Paris surtout on manque entièrement d'oreille; on y prononce presque tous les mots de la langue comme si l'on avait horreur d'un son articulé, d'un son clair et mélodieux; on mange toutes les finales, reproche que faisait Voltaire à une célèbre actrice. Quand on se rappelle la peine que prenaient les orateurs grecs et romains pour parvenir à une belle et juste prononciation de leur langue, et quand on entend nos orateurs français, on se demande si l'antiquité avait raison d'appeler le sens de l'oreille le sens superbe, ou si nous avons raison de ne pas même soupçonner la force et la grâce des sons d'une langue.

A Turin, Duplantier vit plusieurs personnes de la cour du roi de Sardaigne, pour lesquelles il avait des lettres; elles avaient eu des rapports avec Bonaparte pendant son séjour en Italie; elles s'accordaient à penser qu'il se serait déclaré pour les Conseils s'ils avaient eu l'active habileté de prévenir leurs ennemis. Leurs récits et leurs raisonnements s'accordaient avec tout ce que j'ai dit dans le chapitre où j'ai parlé des événements qui précédèrent le 18 fructidor. Ces personnes nous trouvaient prodigieusement inhabiles; elles avaient bien raison.

Le Piémont était en paix avec la France lorsque nous y entrâmes; mais il était encore menacé, ainsi que l'Italie, par les événements récents et par ceux qui se préparaient. Les mauvais principes avaient repris toute leur force depuis le 18 fructidor, et l'on ne pouvait plus attendre ni justice -ni sagesse du gouvernement français. Ces contrées avaient conçu quelque espoir avant le 18 fructidor; on y souhaitait le triomphe

du parti des honnêtes gens et l'entier rétablissement de l'ordre social. La défaite de ce parti faisait ressentir partout un contre-coup douloureux.

Turin présentait, comme Paris, le contraste des plaisirs et des inquiétudes. Au milieu de l'agitation des esprits, les théâtres étaient remplis d'une foule désœuvrée qui se parlait, s'interrogeait. Saisie de craintes à la vue d'un avenir menaçant, cernée de tous côtés par des armées victorieuses, elle allait au théâtre voir Porus, qui, sous la figure d'un castrato, l'épée à la main, dans une grande agitation, s'écriait en chantant avec une faible voix de femme Fermate vi, codardi; Arrêtez-vous, poltrons! Malgré son casque magnifique, son panache éclatant, sa brillante cuirasse et son épée nue, ses ordres, prononcés d'une voix si faible, n'étaient pas propres à ranimer des courages abattus. Cette impression aurait pu être produite par une femme qui vint lui parler en chantant; celleci avait une voix très-forte, ce qu'on appelle un contr'alto. C'est elle qui pouvait rallier les poltrons. Le contraste de ces deux voix, si faible dans le guerrier, si forte dans sa maîtresse, produisait un effet bizarre.

Les grands sentiments étalés par Porus n'échauffaient pas les Piémontais, mais. ils oubliaient leur situation critique et leurs alarmes en voyant jouer des pantomimes. La principale actrice avait une grâce, un abandon, une facilité de mouvement qui ravissaient les spectateurs; elle y joignait une taille aussi élégante que sa figure était charmante. Je n'ai jamais vu autant d'aisance. Pas la moindre recherche, pas la moindre affectation ou afféterie; encore moins de ces petits airs minaudiers. C'était le naturel même, mais le naturel de cette personne, telle qu'elle était, et non telle qu'elle se faisait. On l'admirait, on l'applaudissait avec fureur Les Piémontais ravis ne pensaient plus à l'orage qui grondait sur leurs têtes.

J'eus le plaisir de trouver à Turin M. le duc de Doudeauville, qui avait passé le mont Saint-Bernard le même jour que

nous; mais il avait couché beaucoup plus loin que nous ce même jour, car il était grand marcheur. Il emprunta d'un Piémontais de sa connaissance un joli tableau du Guide représentant une Vierge, et me le prêta; j'eus un grand plaisir à le copier.

De Turin nous allâmes à Florence. Il n'y avait pas de troupes françaises dans toute cette partie de l'Italie; elles occupaient Rome et le royaume de Naples.

A Parme nous eûmes une grande jouissance; nous entendîmes un professeur italien, du collége que nous visitâmes, mettre Racine à côté de Virgile et fort au-dessus du Tasse et de l'Arioste. Il récita une partie du rôle de Phèdre avec une expression extraordinaire. Il chantait les vers; son accent italien leur donnait du charme. Il s'écriait avec enthousiasme : « Non, messieurs, il n'y a point de vers comme ceux-là dans le << Tasse et dans l'Arioste! Pour en trouver de semblables il faut « aller au quatrième chant de l'Énéide, » Mes amis et moi nous fûmes ravis de l'entendre parler ainsi.

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En traversant les Apennins nous rencontrâmes le général Berthier, depuis vice-connétable sous l'empire de Bonaparte. Il arrivait de Rome, où il avait apaisé une insurrection des officiers français contre le général. Il racontait que, lorsque les Français s'étaient emparés de Venise, un officier général s'était rendu avec un détachement à la banque publique, et qu'après avoir posé des sentinelles il était entré seul, avait fait ouvrir les armoires, et avait rempli toutes ses poches de sequins. En sortant, l'enflure extraordinaire de ses poches fut remarquée par les grenadiers, qui lui dirent: Mon général, cela paraît beaucoup. Ce conte a été imaginé sans doute par quelque plaisant.

Nous logeâmes à Florence dans une auberge de peu d'apparence, afin de ne pas être remarqués. Nous ne courions pas le risque d'y rencontrer des voyageurs français de quelque importance; l'Italie alors en était couverte.

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