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CHAPITRE II.

ECOLE MILITAIRE A PARIS.

Visite du roi de Suède, du roi de Danemark, du comte d'Artois. Louis XV passe en revue les élèves dans la plaine de Grenelle. de M. de Kéralio.

Diverses anecdotes.

Lecons

Nous vîmes enfin arriver le moment si désiré de quitter la poussière des classes et d'aller à l'École Militaire de Paris. Soixante élèves partirent en poste, dans de bonnes voitures, faites exprès pour ces voyages, qui devaient recommencer tous les ans.

Les élèves de l'École Militaire, au nombre de deux cents, formaient quatre divisions de trois classes chacune. On y enseignait les mathématiques, le dessin, l'histoire, la géographie, l'allemand, une espèce de rhétorique française et les fortifications. Il y avait des jours consacrés aux armes et à la danse. Une cinquantaine d'élèves, destinés à la cavalerie, montaient à cheval dans deux classes de manége.

Outre cette division classique, il y en avait une autre, en quatre compagnies; elles étaient commandées par des élèves qui avaient le grade de capitaine, lieutenant et sous-lieutenant. En outre, d'anciens officiers, chevaliers de Saint-Louis, accompagnaient les élèves dans les récréations et dans les promenades; ils étaient avec eux au moment du lever, du coucher et aux heures des repas. Les dimanches et les fêtes, les élèves faisaient l'exercice; un ancien officier les commandait, mais des élèves commandaient les pelotons. Dans la belle saison, ils faisaient tous les dimanches un exercice public à feu ;

il y venait toujours beaucoup de personnes et surtout des militaires.

Les colonels étaient obligés de recevoir des élèves dans leurs régiments. Lorsque leur tour était venu d'en recevoir, ils venaient assister à ces exercices publics, afin d'y remarquer les jeunes gens qu'ils désiraient choisir; ils s'informaient ensuite de leur conduite, de leurs familles, et les demandaient de préférence au ministre de la guerre.

On voit par ces détails combien les élèves étaient occupés. S'ils avaient travaillé avec ardeur à toutes les choses qu'on leur enseignait, ils auraient succombé à cet excès de travail, d'autant plus que les heures de récréation étaient très-courtes : une seule de deux heures, et deux d'une demi-heure chacune. Les dimanches et fêtes, lorsque le temps le permettait, on allait l'après-midi dans le jardin très-vaste de Grenelle, qui appartenait à l'École Militaire; on pouvait s'y livrer à de grands exercices du corps, qui balançaient le mauvais effet des travaux assidus pendant lesquels on était renfermé dans des salles.

La classe la plus longue et la plus souvent répétée était celle des mathématiques; les élèves qui avaient le goût de cette science pouvaient s'y livrer entièrement; plusieurs ne s'occupaient presque pas d'autre chose, parce qu'ils se destinaient au génie et à l'artillerie.

J'avais pour professeur de mathématiques un homme souverainement méthodique, et par cela même souverainement ennuyeux ; il s'appesantissait toujours sur les mêmes choses avec une complaisance pour lui-même qui le rendait ridicule à nos yeux autant qu'il fatiguait nos jeunes têtes. Les premières règles de l'arithmétique m'enchantèrent, parce que j'en vis toute l'utilité; mais bientôt je fus saisi d'un profond dégoût quand on me tint des mois entiers sur les règles de trois et le toisé des bois. Je n'y étais plus. Le professeur se plaisait à l'accumulation sans fin des exemples et des preuves. Ce fut bien

pis quand il me parla d'une tangente qui touche exactement un cercle, de manière qu'on ne pourra faire passer une autre ligne entre cette tangente et le cercle; et, cependant, on peut faire passer à ce même point une infinité de lignes courbes, et ces lignes sont sans largeur; et de là on voulait me faire comprendre des infiniments petits du premier et du second ordre. Tout cela me rebutait. Je croyais bien m'apercevoir qu'il y avait une géométrie utile et une géométrie curieuse; mais la seconde, je l'avoue à ma honte, me paraissait bien ridicule et me dégoûtait de la première. Je n'étais pas le seul; un grand nombre de mes camarades éprouvait le même dégoût, et nous plaisantions sur tout cela, d'autant plus que ce grand mot de sciences mathématiques nous avait éblouis, et que nous pensions y trouver la source universelle de toutes les connaissances. Mais d'autres, en petit nombre, s'y complaisaient, ceux surtout que leurs parents destinaient à l'artillerie et au génie.

Je me rappelle qu'un de nos professeurs, nommé Cousin, dans une autre classe que la mienne, démontrait le carré de l'hypoténuse. Après avoir achevé sa démonstration il se tourna vers les élèves et leur demanda s'ils l'avaient compris. Tous baissèrent la tête. « Eh bien! s'écria-t-il, je re«< commence, et je dis: Attrape qui peut! » C'était là un mot de bon sens. On peut dire de la plus grande partie des mathématiques; «< Attrape qui peut. » Il est des esprits qui s'y appliquent avec délices; mais il en est d'autres, en grand nombre, qui ne peuvent concevoir ce genre de beautés abstraites.

J'ai vu des jeunes gens s'y attacher, malgré leur répugnance, et y consumer leur santé ; j'ai vu, dans un âge avancé, deux mères de famille, convaincues que la fortune et les honneurs ne pouvaient manquer à leur fils s'ils possédaient les mathématiques, employer toute leur tendresse à les enfoncer dans ce travail, se dissimuler l'altération de leur santé, et tomber

dans la plus profonde douleur quand le mal devint irrémediable.

En France, tout devient une affaire de mode. Notre légèreté même, qui le croirait? nous faisait vanter les sciences abstraites. L'économie politique s'y joignit avec tout son fatras de niaiseries; en même temps la fureur des idées sentimentales, que l'on fourrait partout, et puis la prose poétique, les drames sombres. Toutes ces belles choses, dont nous n'avions aucune idée au collége de la Flèche, pénétraient à l'École Militaire, et nous devenions raisonneurs et dogmatiseurs. Ainsi, d'ignorants latinistes que nous étions, nous voilà devenus philosophes imberbes. Nous raisonnions sur la nature de l'homme, sur nos devoirs envers la société et envers nos parents. J'ai entendu là-dessus des raisonnements que je ne pourrais redire.

Cet éloge des sciences abstraites était surtout répété par les personnes d'un certain âge, qui jamais n'en avaient entendu parler dans leur jeunesse. C'était nouveau', inconnu; voilà le grand attrait pour elles; moins elles comprenaient ces choses, plus elles les admiraient et voulaient que leurs enfants s'y livrassent.

Sous l'Empire, la mode des mathématiques a redoublé. Il a fallu beaucoup de courage à un critique estimé, M. Dussault, pour dire dans ses Annales littéraires : « Les sciences abs

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traites, dont nous sommes si fiers, sont peut-être celles qui exigent le moins d'intelligence, de sens et de jugement. Elles « sont devenues communes; elles ont eu toute la force d'une << mode nouvelle; il a été du bon ton d'être mathématicien et « géomètre. » Le pédantisme, qui citait autrefois des phrases latines à tout propos, était devenu géomètre et algébriste ; et les formules abstraites entrèrent dans l'éloquence, dans les discours académiques. De bons esprits s'en moquèrent, mais ne purent empêcher la contagion.

Un grand géomètre, Pascal, a écrit: « Les géomètres étant « accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et

« à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs prin

་་

cipes, se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, << on les sent plutôt qu'on ne les voit; on a des peines infinies « à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes.

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Un penchant naturel me portait à des connaissances d'une espèce toute différente. Nous avions quelques livres; je ne sais comment nous les avions, car aucun de nous n'avait d'argent. Pendant les cinq années de la Flèche et les quatre de l'École Militaire, je n'ai possédé qu'un écu de trois livres qu'un de mes oncles me glissa dans la main. Je ne savais qu'en faire; je le donnai au domestique qui soignait ma cellule. Parmi ces livres, qui nous venaient je ne sais comment, j'eus la Grandeur et Décadence des Romains, par Montesquieu. C'était ma lecture favorite; j'en faisais des extraits, et, sans l'avoir appris par cœur, il était tout entier dans ma mémoire. La partie du discours de Bossuet qui traite des empires, et surtout de l'empire romain, était aussi pour moi une lecture attachante, à laquelle je revenais sans cesse. J'avais aussi fait un extrait des Mémoires du cardinal de Retz. J'écrivis un abrégé de l'histoire de France, dans lequel je m'abandonnai à toutes les idées qui fermentaient dans ma jeune tête. Je regrette beaucoup de l'avoir jeté au feu ; j'aurais été curieux, dans un âge plus avancé, de voir comment, à seize ans, je jugeais nos rois et leurs ministres; car je m'érigeais en juge suprême de leur conduite. C'était sous ce point de vue que j'avais écrit cette rapsodie. Enfin, pour obéir entièrement à ce bizarre penchant vers les idées politiques que la nature avait mis en moi, je composai une espèce de roman politique. La scène était en Asie, dans les temps les plus reculés. Le jour même que je devais sortir de l'École Militaire, j'allai dans un lieu secret pour jeter mon manuscrit dans le gouffre. Je balançai longtemps; je le tenais à la main, et j'hésitais; mais enfin j'eus honte de mon incertitude, et je lança les pauvres feuilles. Elles étaient sans doute bien mau

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