Imágenes de página
PDF
ePub

CREON.

L'intérêt de l'état est de n'avoir qu'un roi,
Qui, d'un ordre constant, gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différents,
En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l'un à l'autre contraire,
Un frère détruiroit ce qu'auroit fait un frère.
Vous les verriez toujours former quelque attentat,
Et changer tous les ans la face de l'état.
Ce terme limité que l'on veut leur prescrire,
Accroît leur violence en bornant leur empire.
Tous deux feront gémir les peuples tour-à-tour:
Pareils à ces torrents qui ne durent qu'un jour,
Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage;
Et d'horribles dégâts signalent leur passage.

JOCASTE.

On les verroit plutôt, par de nobles projets,
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais avouez, Créon, que toute votre peine
C'est de voir que la paix rend votre attente vaine;
Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
Et va rompre le piége où vous les attendez.
Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis;
Et votre ambition, qui tend à leur fortune,
Vous donne pour tous deux une haine commune.

Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
Et vous en servez un pour les perdre tous deux.
CREON.

Je ne me repais point de pareilles chimères :
Mes respects pour le roi sont ardents et sincères;
Et mon ambition est de le maintenir

Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
Le soin de sa grandeur est le seul qui m'anime;
Je hais ses ennemis, et c'est là tout mon crime:
Je ne m'en cache point; mais, à ce que je voi,
Chacun n'est pas ici criminel comme moi.

JOCASTE.

Je suis mère, Créon; et, si j'aime son frère,
La personne du roi ne m'en est pas moins chère.
De lâches courtisans peuvent bien le haïr;
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.

ANTIGONE.

Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres
Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres.
Créon, vous êtes père, et, dans ces ennemis,
Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
CREON.

Oui, je le sais, Madame, et je lui fais justice;
Je le dois, en effet, distinguer du commun,
Mais c'est pour le haïr encor plus que pas un ;
Et je souhaiterois, dans ma juste colère,
Que chacun le haït comme le hait son père.

ANTIGONE.

Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras,
Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas.
CRÉON.

Je le vois bien, Madame, et c'est ce qui m'afflige :
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'oblige;
Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
C'est ce qui me le fait justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles :
Leurs grandes actions sont les plus criminelles;
Ils signalent leur crime en signalant leur bras,
Et la gloire n'est point où les rois ne sont pas.

ANTIGONE.

Ecoutez un peu mieux la voix de la nature.

CREON.

Plus l'offenseur m'est cher, plus je ressens l'injure.

ANTIGONE.

Mais un père à ce point doit-il être emporté?
Vous avez trop de haine.

CREON.

Et vous, trop de bonté. C'est trop parler, Madame, en faveur d'un rebelle.

ANTIGONÉ.

L'innocence vaut bien que l'on parle pour elle.

CREON.

Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.

ANTIGONE.

Et je sais quel sujet vous le rend odieux.

CREON.

L'amour a d'autres yeux que le commun des hommes.

JOCASTE.

Vous abusez, Créon, de l'état où nous sommes;
Tout vous semble permis: mais craignez mon courroux,
Vos libertés enfin retomberoient sur vous.

ANTIGONE.

L'intérêt du public agit peu sur son ame,

Et l'amour du pays nous cache une autre flamme.
Je la sais; mais, Créon, j'en abhorre le cours,
Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.
CRÉON.

Je le ferai, Madame, et je veux par avance
Vous épargner encor jusques à ma présence.
Aussi bien mes respects redoublent vos mépris,
Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
Le roi m'appelle ailleurs, il faut que j'obéisse.
Adieu. Faites venir Hémon et Polynice.

JOCASTE.

N'en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux, Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.

SCÈNE VI.

JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE.

ANTIGONE.

LE perfide! à quel point son insolence monte !

JOCASTE.

Ses superbes discours tourneront à sa honte.

Bientôt, si nos desirs sont exaucés des cieux,
La paix nous vengera de cet ambitieux.

Mais il faut se hâter; chaque heure nous est chère.
Appelons promptement Hémon et votre frère :
Je suis, pour ce dessein, prête à leur accorder
Toutes les sûretés qu'ils pourront demander.
Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,
Ciel, dispose à la paix le coeur de Polynice;
Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,
Et, comme il faut enfin, fais parler mes douleurs.

ANTIGONE seule.

Et si tu prends pitié d'une flamme innocente,
O ciel, en ramenant Hémon à son amante,
Ramène-le fidèle, et permets en ce jour,
Qu'en retrouvant l'amant, je retrouve l'amour.

FIN DU PREMIER ACTE.

« AnteriorContinuar »