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là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature, pour nous avoir laissez en telle imperfection et defaillance. De maniere que prou de gents ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous que de ce que nous faisons contre nostre conscience: et sur cette regle est en partie fondee l'opinion de ceulx qui condemnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans, et celle qui establit qu'un advocat et un iuge ne puissent estre tenus de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge.

Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie: et tient on que cette regle a esté premierement mise en usage par le legislateur Charondas; et qu'avant luy les loix de Grece punissoient de mort ceulx qui s'en estoient fuys d'une battaille : là où il ordonna seulement qu'ils feussent par trois iours assis emmy la place publicque, vestus de robe de femme; esperant encores s'en pouvoir servir, leur ayant faict revenir le courage par cette honte: Suffundere malis hominis sanguinem, quàm effundere (1). Il semble aussi que les loix romaines condemnoient anciennement à mort ceulx qui avoient fuy: car Ammianus Marcellinus dict que l'empereur Iulien condemna dix de ses soldats, qui avoient tourné le dos (a) en une charge contre les Parthes, à estre degradez, et, aprez, à souffrir mort, suyvant, dict il, les loix anciennes. Toutesfois ailleurs, pour une pareille faulte, il en condemne d'altres seulement à se tenir parmy les prisonniers soubs l'enseigne du bagage. L'aspre condemnation du peuple romain contre les soldats eschapez de Cannes, et, en cette mesme guerre, contre ceulx qui accompaignerent Cn.

(1) Songez plutôt à faire monter le sang au visage d'un homme, qu'à le lui tirer des veines. Tertull. in Apologet. p. 583, tom. II, edit. Beati Rhenaldi, Parisiis, an. 1566. in-8°.

(a) à une : édit. de1588 et de 1595, mais effacé par Montaigne dans l'exemplaire corrigé. N.

Fulvius en sa desfaicte, ne veint pas à la mort. Si est il à craindre que la honte les désespere, et les rende non froids (a) seulement, mais ennemis.

Du temps de nos peres, le seigneur de Franget, iadis lieutenant de la compaignie de monsieur le mareschal de Chastillon, ayant esté mis, par monsieur le mareschal de Chabannes, gouverneur de Fontarabie au lieu de monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espaignols, fut condemné à estre dégradé de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, taillable, et incapable de porter armes : et feut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis, souffrirent pareille punition touts les gentilshommes qui se trouverent dans Guyse, lors que comte de Nansau y entra; et aultres encores, depuis. Toutesfois quand il Ꭹ auroit une si grossiere et apparente ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle.

CHAPITRE XVI,

Un traict de quelques ambassadeurs.

le

L'OBSERVE en mes voyages cette practique, pour apprendre tousiours quelque chose par la communication d'aultruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre), de ramener tousiours ceulx avecques qui ie confere, aux propos des choses qu'ils sçavent le mieulx ; Basti al nocchiero ragionar de' venti,

Al bifolco dei tori; e le sue piaghe

Conti'l guerrier, conti 'l pastor gli armenti; (1)

(a) non froids amis seulement, mais, etc. Edit. de 1595. (1) Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur

car il advient le plus souvent, au rebours (a), que chascun choisit plus tost à discourir du mestier d'un aultre que du sien, estimant que c'est autant de nouvelle reputation acquise : tesmoing le reproche qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quitoit la gloire (b) de bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poëte. Voyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins; et combien, au prix, il va se serrant où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduicte de sa milice : ses exploicts le verifient assez capitaine excellent; il se veult faire cognoistre excellent ingenieur (c): qualité aulcunement estrangiere. Le vieil Dionysius estoit tresgrand chef de guerre, comme il convenoit à sa fortune : mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy par la poësie; et si n'y sçavoit rien. Un homme de vocation (d)iuridique, mené ces iours passez veoir un'estude fournie de toute sorte de livres de son mestier et de toute aultre sorte, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir ; mais il s'arresta à gloser rudement et magistralement une barricade logee sur la vis (e) de l'estude, que cent

des taureaux, le guerrier de ses blessures, et le berger de ses troupeaux.

Ces trois vers italiens sont tirés d'une traduction de Properce, et ils expriment très fidèlement le sens de l'original que voici : Navita de ventis, de tauris narrat arator;

Enumerat miles vulnera, pastor oves.

Propert. 1.2, eleg. 1, v. 43, 44.

(a) Au contraire : Edit. de 1595.

(b) d'un bon : Edit. de 1595.

(c) Montaigne écrit enginieur, du mot engin dont il se scrt

souvent. N.

(d) vacation: Edit. de 1595.

(e) Montaigne ajoutoit ici par où il estoit monté : ce qui explique cette expression sur la vis; on voit alors qu'il s'agit

capitaines et soldats (a) rencontrent touts les iours sans remarque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus. (1)

Par ce train vous ne faictes iamais rien qui vaille. Ainsin il fault (b) reiecter tousiours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste, chascun à son gibbier.

Et, à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subiect de toutes gents, i'ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains si ce sont personnes qui ne facent aultre profession que de lettres, i'en apprends principalement le style et le langage; si ce sont medecins, ie les crois plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et complexion des princes, des bleceures et maladies; si iurisconsultes, il en fault prendre les controverses des droicts, les loix, l'establissement des polices, et choses pareilles ; si theologiens, les affaires de l'Eglise, censures ecclesiastiques, dispenses et mariages; si courtisans, les mœurs et les cerimonies; si gents de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploicts où ils se sont trouvez en personne; si ambassadeurs, les menees, intelligences, et practiques, et maniere de les conduire.

A cette cause, ce que i'eusse passé à un aultre sans m'y arrester, ie l'ay poisé et remarqué en l'histoire du seigneur de Langey, tresentendu en telles choses : C'est qu'aprez avoir conté ces belles remontrances de l'em-pereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, present l'evesque de Mascon et le seigneur du Velly nos

d'un escalier tournant mais il a effacé ces mots par
estoit monté, et il a ajouté de l'estude. N.
(a) recognoissent. Edit. de 1595 et de 1635.

où il

(1) Le bœuf voudroit porter la selle, et le cheval labourer. Horat. epist. 14, l. 1, v. 43.

(b) travailler de, édit. de 1588 et de 1595, mais effacé par Montaigne dans l'exemplaire qu'il a corrigé. N.

ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs paroles oultrageuses contre nous, et, entre aultres, que si ses capitaines,soldats et subiects n'estoient d'aultre fidelité et suffisance en l'art militaire,que ceulx du roy, tout sur l'heure il s'attacheroit la chorde au col pour luy aller demander misericorde; et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose, car deux ou trois fois en sa vie, depuis, il luy adveint de redire ces mesmes mots : aussi qu'il desfia le roy de le combattre en chemise avecques l'espee et le poignard, dans un batteau : le dict seigneur de Langey, suyvant son histoire, adiouste que les dicts ambassadeurs faisants une despeche au roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie, mesme luy celerent les deux articles precedents. Or, i'ay trouvé bien estrange qu'il feust en la puissance d'un ambassadeur de dispenser sur les advertissements qu'il doibt faire à son maistre, mesme de telle consequence, venants de telle personne, et dicts en si grand'assemblee : et m'eust semblé l'office du serviteur estre de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues, à fin que la liberté d'ordonner, iuger et choisir, demeurast au maistre; de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu'il ne la prenne aultrement qu'il ne doibt et que cela ne le poulse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy qui donne la loy, non à celuy qui la receoit; au curateur et maistre d'eschole, non à celuy qui se doibt penser inferieur, non en auctorité seulement, mais aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, ie ne vouldrois pas estre servy de cette façon en mon petit faict.

car,

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement, soubs quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise; chascun aspire si naturellement à la liberté et auctorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceulx qui le servent, comme luy doibt estre chere leur naïfve et simple obeïssance. On cor

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