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fronter plus honorablement, pere de l'empereur Charles cinquiesme, que le dict Philippe remettroit entre ses mains le duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel s'en estoit fuy et retiré au païs bas, moyennant qu'il promettoit de n'attenter rien sur la vie du dict duc: toutesfois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils de le faire mourir, soubdain aprez qu'il seroit decedé. Dernierement en cette tragedie que le due d'Albe nous feit voir à Bruxelles ez comtes de Horne et d'Aiguemond, il y eut tout plein de choses remarquables; et, entre aultres, que le dict comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseurance duquel le comte de Horne s'estoit venu rendre au duc d'Albe, requit avec grande instance qu'on le feist mourir le premier, à fin que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il avoit au dict comte de Horne. Il semble que la mort n'ayt point deschargé le premier de sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesme sans mourir. Nous ne pouvons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens; à cette cause parceque les effects et executions ne sont aulcunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient en nostre puissance que la volonté; en celle là se fondent par necessité et s'establissent toutes les regles du debvoir de l'homme: par ainsi le comte d'Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne feust pas en ses mains, estoit sans doubte absouls de son debvoir, quand il eust survescu le comte de Horne; mais le roy d'Angleterre, faillant à sa parole par son intention, ne se peult excuser pour avoir retardé iusques aprez sa mort l'execution de sa desloyauté; non plus que le masson de Herodote, lequel ayant loyalement conservé durant sa vie le secret des thresors du roy d'Aegypte son maistre, mourant les descouvrit à ses enfants.

l'ay veu plusieurs de mon temps, convaincus par leur conscience retenir de l'aultruy, se disposer à y satisfaire

par leur testament et aprez leur decez. Ils ne font rien qui vaille, ny de prendre terme à chose si pressante, ny de vouloir restablir une iniure avec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doibvent du plus leur: et d'autant qu'ils payent plus poisamment et incommodeement, d'autant en est leur satisfaction plus iuste et meritoire : la penitence demande à se charger. Ceulx là font encore pis, qui reservent la declaration de quelque haineuse volonté envers le proche, à leur derniere volonté, l'ayant cachee pendant la vie ; et montrent avoir peu de soing du propre honneur, irritant l'offensé à l'encontre de leur memoire, et moins de leur conscience, n'ayant, pour le respect de la mort mesme, sceu faire mourir leur maltalent, et en estendant la vie oultre la leur. Iniques iuges, qui remettent à iuger alors qu'ils n'ont plus de cognoissance de cause. Ie me garderay, si ie puis, que ma mort die chose que ma vie n'ayt premierement dict, [et apertement] (a).

CHAPITRE VIII.

De l'oysifveté.

COMME nous voyons des terres oysifves, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les fault assubiectir et employer à certaines semences pour nostre service; et comme nous voyons que les femmes produisent bien toutes seules des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle il les fault embesongner d'une aultre semence : ainsin est il des esprits; si on ne les occupe à certain

(a) Ce mot manque dans l'exemplaire corrigé par Montaigne.

subiect qui les bride et contraigne, ils se iectent desreglez par cy par là, dans le vague champ des imaginations,

Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis,
Sole repercussum, aut radiantis imagine lunæ,
Omnia pervolitat latè loca; iamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti ; (1)

et n'est folie ny resverie qu'ils ne produisent en cette agitation,

velut ægri somnia, vanæ

Finguntur species. (2)

L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd: car, comme on dict, c'est n'estre en aulcun lieu, que d'estre partout. (a)

de

Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat. Dernierement que ie me retiray chez moy, deliberé, autant que ie pourroy, ne me mesler d'aultre chose que passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie; il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysifveté s'entretenir soy mesme, et s'arrester et rasseoir en soy, ce que i'esperoy qu'il peust meshuy faire plus ayseement, devenu avecques le temps plus poisant et plus meur: mais ie treuve, comme

(1) Semblables à la lumiere du soleil ou de la lune, qui, refléchie de la surface tremblante d'une eau agitée dans une cuve d'airain, voltige çà et là, s'éleve et va frapper le haut du plafond. Aeneid. lib. 8, v. 22, et seqq.

(2) Se forgeant des chimeres qui ressemblent aux songes d'un malade. Horat. de Arte poëtica, v. 7, 8,

(a) Montaigne a traduit le vers de Martial avant que de le citer. Martial, 1. 7, epigr. 73.

variam semper dant otia mentem. (1)

que, au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus (a) d'affaire à soy mesme qu'il n'en prenoit pour aultruy; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les aultres, sans ordre et sans propos, que, pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, l'ay commencé de les mettre en roolle, esperant avecques le temps luy en faire honte à luy mesme.

CHAPITRE IX.

Des menteurs.

Il n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire, car ie n'en recognois quasy trace en moy; et ne pense qu'il y en aye au monde une aultre si monstrueuse (b) en defaillance. I'ay toutes mes aultres parties viles et communes ; mais, en cette là, ie pense estre singulier et tresrare, et digne de gaigner par là nom et reputation. Oultre l'inconvenient naturel que i'en souffre, car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse, si en mon païs on veult dire qu'un homme n'a point de sens, ils disent qu'il n'a point de memoire; et quand ie me plains du default de la mienne, ils me reprennent et mescroyent, comme si ie m'accusois d'estre insensé : ils ne veoyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché ! Mais ils me font tort; car il se veoid par experience, plustost au rebours, que les memoires excellentes

(1) L'oisiveté nous fait passer incessamment d'une pensée à une autre. Lucan. 1. 4, v. 704.

(a) de carriere. Edit. de 1595. N.

(b) merveilleuse. Edit. de 1595.

se ioignent volontiers aux iugements debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçais rien si bien faire qu'estre ami, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie representent l'ingratitude: on se prend de mon affection, à ma memoire; et d'un default naturel, on en faict un default de conscience : « Il a oublié, dict on, cette priere ou cette promesse : Il ne se souvient point de ses amys: Il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy ». Certes ie puis ayseement oublier: mais de mettre à nonchaloir la charge que mon ami m'a donnee, ie ne le fois pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice, et de la malice autant ennemie de mon humeur!

Ie me console aulcunement: Premierement, sur ce, Que c'est un mal duquel principalement i'ay tiré la raison de corriger un mal pire qui se feust facilement produict en moy, savoir est l'ambition; car c'est une defaillance insupportable à qui s'empesche des negociations du monde : Que, comme disent plusieurs pareils exemples du progrez de nature, elle a volontiers fortifié d'aultres facultés en moy à mesure que cette cy s'est affoiblie ; et irois facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon iugement sur les traces d'aultruy, comme faict le monde, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le benefice de la memoire : Que mon parler en est plus court; car le magasin de la memoire est volontiers plus fourny de matiere que n'est celuy de l'invention; si elle m'eust tenu bon, i'eusse assourdi touts mes amis de babil, les subiects esveillants cette telle quelle faculté que l'ay de les manier et employer, eschauffants et attirants mes discours. C'est pitié ie l'essaye par la preuve d'aulcuns de mes privez amys; à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent [ de tant] de vaines circonstances, que si le conte est bon ils en estouffent la bonté; s'il ne l'est pas,

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