Images de page
PDF
ePub

Cet aultre redonne le sentiment du repos à un corps sans

ame:

Neque sepulchrum, quo recipiat, habeat, portum corporis ;
Ubi, remissâ humanâ vitâ, corpus requiescat à malis : (1)

[tout (a) ainsi que nature nous faict veoir que plusieurs choses mortes ont encores des relations occultes à la vie : le vin s'altere aux caves, selon aulcunes mutations des saisons de sa vigne ; et la chair de venaison change d'estat aux saloirs, et de goust, selon les loix de la chair vifve, à ce qu'on dict.]

CHAPITRE IV.

Comme l'ame descharge ses passions sur des obiects fauls, quand les vrays luy defaillent.

UN gentilhomme des nostres, merveilleusement subiect à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes salees, avoit accoustumé de respondre plaisamment que, « Sur les efforts et torments du mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre; et que s'escriant, et mauldissant tantost le cervelat, tantost la langue de boeuf et le iambon, il s'en sentoit d'autant allegé ». Mais, en bon escient, comme le bras estant haulsé pour

(1) N'aura-t-il donc point de sépulcre où son corps, étaut reçu comme dans un port, puisse se reposer à l'abri de tous maux, après avoir quitté la vie? Cic. tusc. quæst. l. 1, c. 44.

(a) Ce qui est ici entre deux crochets ne se trouve point dans l'exemplaire corrigé par Montaigne : c'est la leçon de l'édition in-fol. de 1595 et de toutes celles qui l'ont suivie. J'ai recueilli avec soin, dans l'édition que je publie, toutes les additions qui distinguent celle de 1595; et elles sont enfermées, comme celleci, entre deux crochets. J'en avertis une fois pour toutes. N.

frapper, il nous deult si le coup ne rencontre et qu'il
aille au vent; aussi que pour rendre une veue plai-
sante, il ne fault
pas qu'elle soit perdue et escartee dans
le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la souste-
nir à raisonnable distance :

Ventus ut amittit vires, nisi robora densæ
Occurrant sylvæ, spatio diffusus inani : (1)

de mesme il semble que l'ame esbranslee et esmue se perde en soy mesme si on ne luy donne prinse ; et fault tousiours luy fournir d'obiect où elle s'abbutte et agisse. Plutarque dict, à propos de ceulx qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faulte de prinse legitime, plustost que de demourer en vain, s'en forge ainsin une faulse et frivole. Et nous voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un fauls subiect et fantas.tique, voire contre sa propre creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer qui les a blecees, et à se venger à belles dents sur soy mesme du mal qu'elles

sentent:

Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa, Cum iaculum parva Libys amentavit habena, Se rotat in vulnus, telumque, irata, réceptum Impetit, et secum fugientem circuit hastam. (2) Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent? à quoy ne nous prenons nous, à tort

362,

363.

(1) Comme le vent perd ses forces en se répandant dans un espace vide, à moins que des forêts touffues ne s'opposent à son passage. Lucan. 1. 3, v. (2) Ainsi l'ourse, plus féroce après le coup qu'elle a reçu, se roule sur sa plaie, et toute en fureur se jette sur le dard dont elle est percée, et le fait tourner fuyant avec elle. Lucan. 1. 6, V. 220 et seqq.

«

ou à droict, pour avoir où nous escrimer? « Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine que despitee tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frere bienaymé: prens t'en ailleurs » : Livius parlant de l'armee romaine en Espaigne aprez la perte des deux freres ses grands capitaines, flere omnes repentè, et offensare capita (1). C'est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce roy qui de dueil s'arrachoit les poils, feut il pas plaisant? Cestuy cy pense il que la pelade soulage le dueil » ? Qui n'a veu mascher et engloutir les chartes, se gorger d'une balle de dez, pour avoir où se venger de la perte de son argent? Xerxes fouetta la mer de l'Helespont, l'enforgea et lui feit dire mille vilanies, et escrivit un cartel de desfi au mont Athos; et Cyrus amusa toute une armee plusieurs iours à se venger de la riviere de Gyndus, pour la peur qu'il avoit eue en la passant ; et Caligula ruina une tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu. Le peuple disoit en ma ieunesse, qu'un roy de nos voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, iura de s'en venger, ordonnant que de dix ans on ne le priast ny parlast de luy, ny, autant qu'il estoit en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoy estoit le conte; ce sont vices tousiours conioincts: mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encores d'oultrecuidance que de bestise. Augustus Cesar, ayant esté battu de la tempeste sur mer, se print à desfier le dieu Neptunus, et en la pompe des ieux circenses feit oster son image du reng où elle estoit parmy les aultres dieux, pour se venger de luy : en quoy il est encores moins excusable que les precedents, et moins

(1) Dit que chacun se mit aussitôt à pleurer, et à se frapper la tête, lib. 25, c. 37.

qu'il ne feut depuis, lors qu'ayant perdu une battaille soubs Quintilius Varus, en Allemaigne, il alloit de cholere et de desespoir chocquant sa teste contre la muraille, en s'escriant: <«< Varus, rends moy mes soldats »>: car ceulx là surpassent toute folie, d'autant que l'impieté y est ioincte, qui s'en adressent à Dieu mesme ou à la fortune, comme si elle avoit des aureilles subiectes à nostre batterie; à l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de fleches. Or, comme dict cet ancien poëte chez Plutarque, Point ne se fault courroucer aux affaires :

Il ne leur chault de toutes nos choleres.

Mais nous ne dirons iamais assez d'iniures au desreglement de nostre esprit.

CHAPITRE V.

Si le chef d'une place assiegee doibt sortir pour parlementer.

LUCIUS Marcius, legat des Romains en la guerre contre Perseus roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encores à mettre en poinct son armee, sema des entreiects d'accord, desquels le roy endormy accorda trefve pour quelques iours, fournissant par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer; d'où le roy encourut sa derniere ruine. Si est ce que les vieux du senat, memoratifs des mœurs de leurs peres, accuserent cette practique, comme ennemie de leur style ancien, qui feut, disoient ils, combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres de nuict, ny par fuittes appostees et recharges inopinees; n'entrepre

nant guerre, qu'aprez l'avoir denoncee, et souvent aprez avoir assigné l'heure et lieu de la battaille. De cette conscience ils renvoyerent à Pyrrhus son traistre medecin, et aux Phalisques leur meschant (a) maistre d'eschole. C'estoient les formes vrayement romaines; non de la grecque subtilité, et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peult servir pour le coup: mais celuy seul se tient pour surmonté, qui sçait l'avoir esté ny par ruse ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une loyale et iuste guerre. Il appert bien, par le langage de ces bonnes gents, qu'ils n'avoient encore receu cette belle sentence,

dolus, an virtus, quis in hoste requirat ? (1)

Les Achaïens, dict Polybe, detestoient toute voye de tromperie en leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbattus: Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salvâ fide et integrâ dignitate parabitur ( 2 ), dict un aultre:

Vos ne velit, an me, regnare hera, quidve ferat, fors,
Virtute experiamur. (3).

Au royaume de Ternate (b), parmi ces nations que, si à pleine bouche, nous appellons barbares, la coustume porte qu'ils n'entreprennent guerre sans l'avoir premierement denoncee; y adioustants ample declaration des moyens qu'ils ont à y employer, quels, combien d'hom

(a) Desloyal, Edit. in-fol. de 1595.

(1) Qu'importe qu'on surmonte ses ennemis par ruse ou par valeur? Aeneid. 1. 2, v. 390.

(2) Un homme sage et vertueux doit savoir qu'il n'y a de véritable victoire que celle qu'on gagne sans blesser ni son honneur ni sa dignité. Florus, l. 1, c. 12, num. 6.

(3) Eprouvons par la force si c'est à vous ou à moi que la fortune, maîtresse des événements, destine l'empire. Ennius apud Cic. 1. 1 de offic. c. 12.

(b) La principale isle des Malucques.

« PrécédentContinuer »