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l'estois desia si faict et accoustumé à estre deuxiesme partout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy:

Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera?

Nec carus æquè, nec superstes
Integer. Ille dies utramque
Duxit ruinam. (1)

Il n'est action ou imagination où ie ne le treuve à dire; comme si eust il bien faict à moy: car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute aultre suffisance et vertu ; aussi faisoit il au debvoir de l'amitié.

Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam cari capitis! (2)

O misero frater adempte mihi!
Omnia tecum unà perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vità dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriens, fregisti commoda, frater;
Tecum unà tota est nostra sepulta animą:

Cuius ego interitu totâ de mente fugavi

Hæc studia, atque omnes delicias animi.

Alloquar? audiero nunquam tua verba loquentem?
Nunquam ego te, vitâ frater amabilior,
Aspiciam posthac: at certè semper amabo. (3)

Mais oyons un peu parler ce garson de seize ans.

Parce que i'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceulx qui cherchent

(1) Un sort prématuré m'ayant ravi cette douce moitié de mon ame, pourquoi survit en moi l'autre moitié séparée de celle qui m'étoit beaucoup plus chere? Ce jour nous a été funeste à tous deux. Horat. od. 17, l. 2, V. 5, etc.

(2) Puis-je rougir de pleurer, puis-je trop regretter un ami si cher! Horat. od. 24, l. 1, v. I, 2.

(3) O mon frere, que je suis malheureux de t'avoir perdu!

à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'aultres escripts de leur farine, ie me suis dedict de le loger icy. Et à fin que la memoire de l'aucteur n'en soit interessee en l'endroict de ceulx qui n'ont peu cognoistre de prez ses opinions et ses actions, ie les advise que ce subiect feut traicté par luy en son enfance par maniere d'exercitation seulement, comme subiect vulgaire et tracassé en mille endroicts des livres. Ie ne foys nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit; car il estoit assez conscientieux pour ne mentir pas mesme en se iouant: et sçay davantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieulx aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac ; et avecques raison. Mais il avoit une aultre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tresreligieusement aux loix soubs lesquelles il estoit nay. Il ne feut iamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ennemý des remuements et nouvelletez de son temps; il eut bien plustost employé sa suffisance à les esteindre qu'à leur fournir de quoy les esmouvoir davantage: il avoit son esprit moulé au patron d'aultres siecles que ceulx cy. Or en eschange de cet ouvrage serieux, i'en substitueray un aultre, produict en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enioué.

Tous mes plaisirs, doux fruits de ton amitié pendant ta vie, se sont évanouis avec toi. Par ta mort tu as dissipé mon bonheur. Avec toi mon ame est ensevelie tout entiere. Ton trépas m'a rendu insensible aux douceurs des muses et à tous les amusements de l'esprit. Ne pourrai-je donc plus t'entretenir? Ne t'entendrai-je plus parler? Ah! mon frere, qui m'es plus cher que la vie, je ne te verrai plus: mais certainement je t'aimerai toujours. Catull. eclog. 67, v. 20-26.eclog. 64, v. 9, 10, 11, edit. Vulpii, Pataviæ, 1737, in-4°.

CHAPITRE XXVIII.

Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie,

A Madame de Grammont, comtesse de Guissen.

MADAME, ie ne vous offre rien du mien, ou parce qu'il est desia vostre, ou pour ce que ie n'y treuve rien digne de vous; mais i̇'ay voulu que ces vers, en quelque lieu qu'ils se veissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France qui iugent mieulx, et se servent plus à propos que vous, de la poësie; et puis, qu'il n'en est point qui la puissent rendre vifve et animee comme vous faictes par ces beaux et riches accords de quoy, parmy un million d'aultres beautez, nature vous a estrenee. Madame, ces vers meritent que vous les cherissiez; car vous serez de mon advis qu'il n'en est point sorty de Gascoigne qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en ialousie de quoy vous n'avez que le reste de ce que pieça ï'en ay faict imprimer soubs le nom de monsieur de Foix vostre bon parent; car certes ceulx cy ont ie ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant; comme il les feit en sa plus verte ieunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que ie vous diray, madame, un icur à l'aureille. Les aultres furent faicts depuis, comme il estoit à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme; et sentent desia ie ne sçay quelle froideur maritale. Et moy ie suis de ceulx

qui tiennent que la poësie ne rid point ailleurs comme elle faict en un subiect folastre et desreglé. (a)

Ces vingt-neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie, qui estoient mis en ce lieu, ont esté depuis imprimez avec ses œuvres, (b)

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COMME si nous avions l'attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et bonnes, Nous pouvons saisir la vertu de façon qu'elle en deviendra vicieuse, si nous l'embrassons d'un desir trop aspre et violent: ceulx qui disent qu'il n'y a iamais d'excez en la vertu, d'autant que ce n'est plus vertu si l'excez y est, se iouent des paroles :

Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,

Ultra quàm satis est virtutem si petat ipsam. (1)

C'est une subtile consideration de la philosophie: on peult et trop aymer la vertu, et se porter excessivement

(a) Montaigne ajoute ici de sa propre main : ces vers se voient ailleurs. Voyez la page 74 verso, de l'exemplaire qu'il a corrigé. Il a rayé lui-même ces 29 sonnets, qui ne méritent pas en effet d'être réimprimés, parcequ'ils ne méritent pas d'être lus. N.

(b) Ils sont dans la premiere édition des Essais, imprimée à Bourdeaux en 1580; dans celle de Jean Richer, in-12, en 1587, à Paris, et dans celle d'Abel l'Angelier in-4°. à Paris en 1588. C.

(1) L'homme le plus sage et le plus juste mérite de passer pour insensé et pour injuste, s'il recherche la vertu même avec trop d'ardeur. Horat. epist. 6, l. 1, v. 15, 16.

en une action iuste. A ce biais s'accommode la voix divinë, « Ne soyez pas plus sages qu'il ne fault ; mais soyez sobrement sages »> (1). I'ay veu tél grand (a) blecer la reputation de sa religion, pour se montrer religieux oultre tout exemple des hommes de sa sorte. l'ayme des natures stemperees et moyennes : l'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de Pausanias qui donna la premiere instruction, et porta la premiere pierre, à la mort de son fils; ny le dictateur Posthumius qui feit mourir le sien que l'ardeur de ieunesse avoit heureusement poulsé sur les ennemis un peu avant son reng, ne me semble si iuste, comme estrange ; et n'aime ny conseiller ny à suyvre une vertu si sauvage et si chere L'archer qui oultrepasse le blanc fault, comme celuy qui n'y arrive pas et les yeulx me troublent à monter à coup vers une grande lumiere, egalement comme à devaler à l'ombre. Callicles, en Platon, dict l'extremité de la philosophie estre dommageable, et conseille de ne s'y enfoncer oultre les bornes du proufit; que prinse avecques moderation elle est plaisante et commode; mais qu'en fin elle rend un homme sauvage et vicieux, desdaigneux des religions et loix communes, ennemy de la

(1) S. Paul aux Romains, ch. 12, V. 3.

(a) Il y a apparence, dit le traducteur anglois, que Montaigne veut parler ici de Henri III, roi de France. Je crois qu'il a raison. Le bon cardinal d'Ossat écrivant à la reine Louise, veuve de Henri III, lui dit franchement, à sa maniere, « que ce prince avoit vécu « une vie autant ou plus religieuse que royale», lettre 23. Et un jour Sixte V parlant de ce prince au cardinal de Joyeuse, protecteur des affaires de France, lui dit plaisamment : « Il n'y a rien « que votre roi n'ait fait et ne fasse pour être moine; ni que je n'aye fait moy, ', pour ne l'être point ». Tiré d'une note d'Amelot de la Houssaye sur les paroles du cardinal d'Ossat qu'on vient de voir, p. 74, tom. 1, des Lettres du cardinal d'Ossat, publiées à Paris 1697. C.

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