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lisse, comme si elle était taillée et polie. Au milieu il y a une caverne obscure dans laquelle demeure la pernicieuse Scylla. Sa voix est semblable aux rugissements d'un jeune lion. C'est un monstre affreux; elle a douze griffes qui font horreur, six cous d'une longueur énorme, et sur chacun une tête épouvantable avec une gueule béante garnie de trois rangs de dents. L'autre écueil n'est pas loin de là, il est moins élevé; on voit dessus un figuier sauvage dont les branches, chargées de feuilles, s'étendent fort loin. Sous ce figuier est la demeure de Charybde, qui engloutit les flots et les rejette ensuite avec des mugissements horribles. Éloignez-vous-en, surtout quand elle absorbe les flots; passez plutôt du côté de Scylla, car il vaut encore mieux que vous perdiez quelques-uns de vos compagnons que de les perdre tous et de périr vous-même.

Mais, lui dis-je alors, si Scylla m'enlève six de mes gens pour chacune de ses six gueules, ne pourrai-je pas m'en venger?

Ah! mon cher Ulysse, toujours tenter l'impossible, même dans l'état où vous êtes! Toute la valeur humaine ne saurait résister à Scylla. Le plus sûr est de se dérober à sa fureur par la fuite. Passez vite: invoquez Cratée, qui a mis au monde ce monstre horrible; elle arrêtera sa violence, et l'empêchera de se jeter sur vous. Vous arriverez à Trinacrie, où paissent des troupeaux de bœufs et de moutons; ils appartiennent au Soleil, et il en a donné la garde à Phaétuse et à Lampétie, deux nymphes ses filles, qu'il a eues de la déesse Néérée. Gardez-vous de toucher à ces troupeaux, si vous voulez éviter la perte certaine de votre vaisseau et de vos compagnons.

Ainsi parla Circé l'aurore vint annoncer le jour; la déesse reprit le chemin de son palais, et je retournai à mon vaisseau. Je donne aussitôt l'ordre pour le départ; on lève l'ancre, et nous voguons avec un vent favorable. J'instruis alors mes compagnons des avis que Circé venait de me donner pendant que je les entretenais, nous arrivons à l'ile des Sirènes. Nous exécutons à la lettre ce qu'on nous avait prescrit, et nous échappons à ce premier danger; mais nous n'eûmes pas plus tôt quitté cette ile, que j'aperçus une fumée affreuse, que je vis les flots s'amonceler, que j'entendis des mugissements horribles. Les bras tombent à mes compagnons, ils sont saisis de crainte, ils n'ont la force ni de ramer ni de faire aucune manœuvre. Je les presse, je les exhorte: Jupiter, leur dis-je, Jupiter veut peut-être que notre vie soit le prix de nos grands efforts; éloignonsnous de l'endroit où vous voyez cette fumée et ces flots amoncelés. On m'obéit; mais nous nous approchions de Scylla; et pendant que nous avions les yeux attachés sur cette monstrueuse Charybde pour éviter la mort dont elle nous menaçait, Scylla alonge son cou, et enlève avec ses six gueules six de mes compagnons. Je vis encore leurs pieds et leurs mains qui s'agitaient en l'air comme elle les enlevait, et je les entendis qui m'appelaient à leur secours. Mais ce fut pour la dernière fois que je les vis et que je les entendis; non, jamais je n'éprouvai de douleur aussi vive et aussi désolante. Nous marchions toujours cependant, et nous nous trouvâmes vis-à-vis de l'île du Soleil. J'ordonnai à mes compagnons de s'en éloigner, en leur rappelant les menaces que m'avaient faites Circé et Tirésias.

Euryloque prit alors la parole, et me dit d'un ton fort aigre: Il faut, Ulysse, que vous soyez le plus dur et le plus impitoyable des hommes. Nous sommes accablés de lassitude; nous trouvons un port commode, un pays abondant en rafraîchissements; et vous voulez que nous tenions la mer pendant la nuit, qui est le temps des orages et des tempêtes! Ne vaut-il pas mieux descendre à terre, manger et dormir sur le rivage, et attendre l'aurore pour gagner le large?

je

Tous mes gens furent de son avis: seul contre tous, ne pus leur résister; mais je leur fis promettre avec serment qu'ils ne tueraient aucun des bœufs ou des moutons qu'ils trouveraient à terre. Ils le jurèrent tous ensemble. Nous descendîmes à terre. La nuit fut effectivement trèsorageuse, la tempête dura un mois entier. Tant que durèrent nos provisions, on s'abstint de toucher aux troupeaux du Soleil, Mais un jour que je m'étais enfoncé dans un bois voisin pour adresser paisiblement mes prières aux dieux de l'Olympe, Euryloque profita de mon absence pour représenter à mes compagnons que la nécessité ne connaissait point de loi, et que la faim qui les dévorait les dispensait du serment qu'ils avaient fait d'épargner les troupeaux du Soleil. Choisissons-en quelques-uns, leur dit-il, des meilleurs, pour en faire un sacrifice aux immortels. Arrivés à Ithaque, nous apaiserons le père du jour par de riches présents. S'il a juré notre perte, ne vaut-il pas encore mieux périr au milieu des flots, que de mourir lentement de faim dans cette île déserte?

Ce pernicieux conseil fut loué et suivi. Le sacrifice était déjà commencé quand je revins; je sentis en m'approchant une odeur de fumée, et je ne doutai pas de mon malheur. La belle Lampétie alla porter au Soleil la nouvelle de cet attentat. Ce dieu s'en plaignit au maître du tonnerre, et la perte de mes compagnons et de mon vaisseau fut résolue.

Quand j'eus regagné mon vaisseau, je fis à mes compagnons de sévères réprimandes; mais le mal était sans remède, et ils passèrent six jours entiers à faire bonne chère. La tempête ayant cessé, pour ne point perdre de temps nous nous rembarquâmes. Dès que nous eûmes perdu l'île de vue, à peine étions-nous en pleine mer, ne voyant presque plus que le ciel et les flots, que du flanc d'un nuage obscur sortit le violent Zéphire, accompagné d'un déluge de pluie et d'affreux tourbillons. Notre navire en devient le jouet et la victime; il nous porte dans le gouffre de Charybde. Je me prends en y entrant à ce figuier sauvage dont je vous ai parlé ; je demeure suspendu à ses branches jusqu'à ce que je voie sortir de cet abîme les débris de mon vaisseau. Je me précipite sur le mât à demi-brisé, et pendant neuf jours j'erre ainsi porté au gré des vents et des flots, et le dixième jour j'aborde dans l'île d'Ogygie. Calypso, qui en est souveraine, m'y reçut et m'y traita avec bonté.

PRÉCIS DU LIVRE XIII.

Les Phéaciens écoutaient le récit des aventures d'Ulysse dans un silence d'admiration qui dura encore quand il eut cessé de parler. Enfin Alcinoüs, leur roi, prit la parole, et

ui dit: Je ne crois pas, prince d'Ithaque, que vous éprouviez, en sortant de mes États, les traverses qui vous ont tant fait souffrir. Oui, j'espère que vous reverrez bientôt votre patrie, mais je veux réparer vos pertes, et que vous y arriviez plus riche encore que si vous emportiez le butin que vous avez fait à Troie Nous ajouterons donc à tous nos présents chacun un trépied et une cuvette d'or. Tous les princes applaudirent au discours d'Alcinous, et se retirèrent dans leur palais pour aller prendre quelque repos. Le lendemain, dès que l'étoile du matin eut fait place à l'aurore, on offrit à Jupiter le sacrifice d'un taureau, et l'on prépara un grand festin; Démodocus le rendit délicieux par ses chants admirables. Mais Ulysse tournait souvent la tête pour regarder le soleil dont la course lui paraissait trop lente; quand il pencha vers son coucher, sans perdre un moment, il adressa la parole aux Phéaciens, et surtout à leur roi : Faites promptement vos libations, je vous en supplie, afin que vous me renvoyiez dans Theureux état où vous m'avez mis, et que je vous dise mes derniers adieux. Vous m'avez comblé de présents: que les dieux vous en récompensent, et vous donnent toutes les vertus! qu'ils répandent sur vous à pleines mains toutes sortes de prospérités, et qu'ils détournent tous les maux de dessus vos peuples!

Puis s'adressant à Areté, et lui présentant sa coupe pleine d'un excellent vin, il lui parla en ces termes : Grande princesse, soyez toujours heureuse au milieu de vos États, et que ce ne soit qu'au bout d'une longue vieillesse que vous payiez le tribut que tous les hommes doivent à la nature! Je m'en retourne dans ma patrie, comblé de vos bienfaits. Que la joie et les plaisirs n'abandonnent jamais cette demeure, et que, toujours aimée et estimée du roi votre époux et des princes vos enfants, vous receviez continuellement de vos sujets les marques d'amour et de respect❘ qu'ils vous doivent!

En achevant ces mots, Ulysse sort de la salle, il arrive au port : on embarque les provisions, on part, et les rameurs font blanchir la mer sous leurs efforts.

Cependant le sommeil s'empare des paupières d'Ulysse, et lui fait oublier toutes ses peines. Le vaisseau qui le porte fend les flots avec rapidité; le vol de l'épervier, qui est le plus vite des oiseaux, n'aurait pu égaler la célérité de sa course : et quand l'étoile brillante qui annonce l'arrivée de l'aurore se leva, il aborde aux terres d'Ithaque; il entre dans le port du vieillard Phorcys, un des dieux marins. Ce port est couronné d'un bois d'oliviers, qui, par leur ombre, y entretiennent une fraîcheur agréable; et près de ce bois est un antre profond et délicieux, consacré aux Naïades. Ce lieu charmant est arrosé par des fontaines dont l'eau ne tarit jamais.

Les rameurs d'Ulysse entrent dans ce port, qu'ils connaissaient depuis longtemps. Ils descendent à terre, enlèvent le roi d'Ithaque, l'exposent sur le rivage, sans qu'il s'éveille; mettent tous ses habits, tous ses présents, au pied d'un olivier, hors du chemin, de peur qu'ils ne fussent exposés au pillage, si quelqu'un venait à passer. Ils se rembarquent ensuite, et reprennent la route de Schérie. Neptune irrité de voir Ulysse dans sa patrie, malgré les menaces qu'il lui avait faites et le désir qu'il avait de l'en

| empêcher, s'en plaint à Jupiter. Le maître du tonnerre lui laisse toute la liberté de se venger sur les Phéaciens, et de les punir de l'accueil qu'ils avaient fait au roi d'Ithaque, et des moyens qu'ils lui avaient fournis pour revoir promptement ses États. Neptune, satisfait, l'en remercie; et le fils de Saturne lui suggère la manière dont il doit exercer sa vengeance. Quand tout le peuple, lui dit-il, sera sorti de la ville pour voir arriver le vaisseau qui a transporté Ulysse dans sa patrie, et qu'on le verra s'avancer à pleines voiles, changez-le tout à coup en un grand rocher près de la terre, et conservez-lui la figure de vaisseau, afin que tous les hommes qui le verront soient frappés de crainte et d'étonnement; ensuite couvrez leur ville d'une haute montagne qui ne cessera jamais de les effrayer.

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Neptune se rendit promptement à l'île de Schérie, et fit à la lettre ce que Jupiter venait de lui permettre. Alcinoüs, à la vue de ce prodige, se rappela ce que lui avait prédit son père; il le raconta aux Phéaciens, et, après avoir solennellement renoncé à conduire désormais les étrangers qui aborderaient dans leur île, ils tâchèrent d'apaiser Neptune, en lui immolant douze taureaux choisis.

Cependant Ulysse se réveille; il ne reconnaît pas la terre chérie après laquelle il avait tant soupiré. Minerve avait enveloppé ce héros d'un épais nuage qui l'empêchait de rien distinguer; elle voulait avoir le temps de l'avertir des précautions qu'il avait à prendre; car il était important qu'il ne fût pas reconnu lui-même ni de sa femme, ni d'aucun de ses sujets, avant qu'il eût tiré vengeance des poursuivants de Pénélope. Ulysse s'écria donc en s'éveillant : Malheureux que je suis, dans quel pays me trouvé-je? Grands dieux! les Phéaciens n'étaient donc pas si sages ni si justes que je le pensais : ils m'avaient promis de me ramener à ma chère Ithaque, et il m'ont exposé sur une terre étrangère.

Pendant qu'il est plongé dans ces tristes pensées, Minerve s'approche de lui sous la figure d'un jeune berger. Ulysse, ravi de cette rencontre, lui adresse ces paroles : Berger, je vous salue; ne formez pas contre moi de mauvais desseins, sauvez-moi toutes ces richesses (en lui montrant les présents qu'on avait débarqués sur le rivage), et sauvez-moi moi-même. Je vous adresse mes prières comme à un dieu tutélaire, et j'embrasse vos genoux comme votre suppliant. Quelle est cette terre ? quel est son peuple ? Est-ce une île? ou n'est-ce ici que la plage de quelque continent?

Ce pays est célèbre, lui répondit Minerve; c'est une île qu'on appelle Ithaque. J'en ai fort entendu parler, dit Ulysse, qui voulait dissimuler son nom et sa joie. Il se donne même à la déesse pour un Crétois qu'une affaire malheureuse forçait à chercher un asile loin de sa patrie. La déesse sourit de sa feinte, et le prenant par la main, elle lui parla en ces termes : O le plus dissimulé des mortels, homme inépuisable en détours et en finesse, dans le sein même de votre patrie vous ne pouvez vous empêcher de recourir à vos déguisements ordinaires! Mais laissons-là ces tromperies. Ne reconnaissez-vous point encore Minerve qui vous assiste, qui vous soutient, qui vous a tiré de tant de dangers, et procuré enfin un heureux retour dans votre pa trie? Gardez-vous bien de vous faire connaître à personne :

souffrez dans le silence tous les maux, tous les affronts et toutes les insolences que vous aurez à essuyer de la part des poursuivants et de vos sujets.

il lui fait le détail. Le prétendu mendiant demande au bon Eumée le nom de son maître, qu'il a peut-être vu dans quelques-unes des contrées qu'il a parcourues. Ah! mon

Ne m'abusez-vous pas, grande déesse? répliqua Ulysse; ami, répondit l'intendant des bergers, ni ma maîtresse ni est-il bien vrai que je sois à Ithaque?

Vous êtes toujours le même, repartit Minerve, toujours soupçonneux et défiant. En achevant ces mots, elle dissipe le nuage dont elle l'avait environné, et il reconnut avec transport la terre qui l'avait nourri. Après cela, il chercha avec la déesse à mettre ses trésors en sûreté dans l'antre des Naïades, à la garde desquelles il se confia; puis il la pria de lui inspirer la même force et le même courage qu'elle lui avait inspirés lorsqu'il saccagea la superbe ville de Priam. Je vous protégerai toujours, répondit Minerve : mais, avant toutes choses, je vais dessécher et rider votre peau; faire tomber ces beaux cheveux blonds, et vous couvrir de haillons : ainsi changé, allez trouver votre fidèle Eumée, à qui vous avez donné l'intendance d'une partie de vos troupeaux; c'est un homme plein de sagesse, et qui est entièrement dévoué à votre fils et à la sage Pénélope. Demeurez près de lui pendant que j'irai à Sparte chercher Télémaque, qui est allé chez Ménélas pour apprendre de vos nouvelles. En finissant ces mots, elle touche Ulysse de sa baguette, et le métamorphose en pauvre mendiant; | et, après avoir pris les mesures les plus propres à faire réussir les projets de vengeance du fils de Laërte, la fille de Jupiter s'envole à Sparte pour ramener Télémaque.

PRÉCIS DU LIVRE XIV.

Ulysse s'éloigne du port où il avait entretenu Minerve, s'avance vers sa demeure, et trouve Eumée sous des portiques qui régnaient autour de la belle maison qu'il avait bâtie de ses épargnes. Les chiens, apercevant Ulysse sous la figure d'un mendiant, se mirent à aboyer, et l'auraient dévoré, si le maître des pasteurs ne fût accouru promptement. Quel danger vous venez de courir! s'écria-t-il. Vous m'avez exposé à des regrets éternels; les dieux m'ont envoyé assez d'autres déplaisirs sans celui-là. Je passe ma vie à pleurer l'absence et peut-être la mort de mon cher maître.

En achevant ces mots, il fait entrer Ulysse, et l'invite à s'asseoir. Celui-ci, ravi de ce bon accueil, lui en témoigne sa reconnaissance avec une sorte d'étonnement. Eumée lui réplique que, quand il serait dans un état plus vil, il ne lui serait pas permis de le mépriser. Tous les étrangers, lui dit-il, tous les pauvres sont sous la protection spéciale de Jupiter, c'est lui qui nous les adresse. Je ne suis pas en état de faire beaucoup pour eux, j'aurais plus de liberté si mon cher maître était ici; mais les dieux lui ont fermé toute voie de retour. Je puis dire qu'il m'aimait : et que d'avantages n'aurais-je pas retirés de son affection, s'il avait vieilli dans son palais ! mais il ne vit peut-être plus.

Ayant ainsi parlé, il se pressa de servir à manger à Ulysse, et lui raconta tout ce qu'il avait à souffrir des poursuivants de Pénélope, et avec quelle douleur il les voyait consumer les richesses immenses du roi d'Ithaque, dont

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son fils n'ajouteront plus de foi à tous les voyageurs qui se vanteront d'avoir vu Ulysse; on sait que les étrangers qui ont besoin d'assistance forgent des mensonges pour se rendre agréables, et ne disent presque jamais la vérité. Peutêtre que vous même, bonhomme, vous inventeriez de pareilles fables, si l'on vous donnait de meilleurs habits à la place de ces haillons. Mais il est certain que l'âme d'Ulysse est à présent séparée de son corps.

Mon ami, répondit Ulysse, quoique vous persistiez dans vos défiances, je ne laisse pas de vous assurer, et même avec serment, que vous verrez bientôt votre maître de retour. Que la récompense pour la bonne nouvelle que je vous annonce soit prête; je vous demande que vous changiez ces vêtements delabrés en magnifiques habits: mais quelque besoin que j'en aie, je ne les recevrai qu'après son arrivée, car je hais et je méprise ceux qui, cédant à la pauvreté, ont la bassesse de recourir à des fourberies.

Eumée, peu sensible à ces belles promesses, le pria de n'en plus parler, et de ne point réveiller inutilement son chagrin. Racontez-moi, lui dit-il, vos aventures; dites-moi, sans déguisement, qui vous êtes, votre nom, votre patrie, sur quel vaisseau vous êtes venu, car la mer est le seul chemin qui puisse mener dans cette ile.

Ulysse, à son ordinaire, lui bâtit une fable; il feignit d'être de l'île de Crète, fils d'un homme riche, et ajouta que l'envie de voyager lui avait fait faire beaucoup de courses sur mer; qu'il s'y était enrichi; mais que, dans une expédition sur le fleuve Égyptus, ses gens, contre son intention, pillrent les fertiles champs des Égyptiens : ils en furent punis; les habitants les massacrèrent tous, ou les firent esclaves; lui-même se rendit au roi, qui lui sauva la vie, et, après l'avoir retenu dans son palais pendant sept ans, le renvoya comblé de richesses et de présents. Il se confia à un Phénicien, grand imposteur, qui le séduisit par de belles paroles. Je partis sur son vaisseau, dit Ulysse : une affreuse tempête me jeta sur la terre des Thesprotes. Le héros Phidon, qui régnait dans cette contrée, me traita avec bonté et avec magnificence; pressé de m'en retourner, je m'embarquai sur un vaisseau qui partait pour Dulichium. Le patron et ses compagnons, malgré les ordres et les recommandations de leur roi, me dépouillèrent de mes beaux habits, m'enlevèrent mes richesses, me couvrirent de ces vieux haillons, et me lièrent à leur mât. Je rompis mes liens pendant la nuit ; je me jetai à la mer, et j'abordai, à la nage, près d'un grand bois où je me suis caché. C'est ainsi que les dieux m'ont sauvé des mains de ces barbares, et qu'ils m'ont conduit dans la maison d'un homme sage et plein de vertu.

Que vous m'avez touché par le récit de vos aventures! repartit Eumée: mais, soit que ce soient des contes, soit que vous m'ayez dit la vérité, ce n'est point là ce qui m'oblige à vous bien traiter ; c'est Jupiter, qui préside à l'hospitalité, et dont j'ai toujours la crainte devant les yeux; c'est la compassion que j'ai naturellement pour les malheureux. Que vous êtes défiant! répondit Ulysse. Mais faisons un traité vous et moi : si votre roi revient dans ses États, comme

et dans le temps que je vous ai dit, vous me donnerez des ha- | bits magnifiques, et un vaisseau bien équipé pour me rendre à Dulichium; et s'il ne revient pas, je consens que vous me fassiez précipiter du haut de ces grands rochers.

Non, non, dit le bon Eumée, vous ne périrez pas de ma main, quoi qu'il arrive. Que deviendrait ma réputation de bonté que j'ai acquise parmi les hommes? que deviendrait ma vertu, qui m'est encore plus précieuse que ma réputation, si j'allais vous ôter la vie, et violer ainsi toutes les lois de l'hospitalité?

Mais l'heure de souper approche, mes bergers vont rentrer, et je vais tout préparer, et pour notre léger repas, et pour le sacrifice qui doit le précéder.

Aussitôt il se met en mouvement, et, après avoir tout disposé, il demande à tous les dieux par des vœux très-ar

Dès que le jour paraît, le fils d'Ulysse se lève: Mene lae l'avait prévenu, et il entre au même instant sous le beau portique où ses hôtes avaient couché. Télémaque lui té moigne l'impatience qu'il a d'aller retrouver sa mère. Ménélas se rend, après avoir exigé qu'il lui étalât les présents qu'il voulait lui faire. Que ne consentez-vous, ajouta-t-il, à traverser la Grèce et le pays d'Argos? je vous accompa gnerais avec plaisir, et il n'y a aucune de nos villes qui ne vous fit l'accueil que mérite le fils du grand Ulysse.

Grand roi, dit Télémaque, vous n'ignorez pas combien je suis nécessaire à Pénélope; vous savez le désordre que mon absence peut causer dans mon palais; souffrez donc que je vous quitte promptement. Partez donc, puisque c'est un devoir, lui répondit Ménélas; Hélène va donner ses ordres pour qu'on vous serve à manger; et, pendant ce temps

dents, qu'Ulysse revienne bientôt dans son palais, et immo-là, je vais chercher avec elle et avec mon fils Mégapenthe

le ensuite les victimes; il en fait sept parts, et en présente la plus honorable à son hôte. Celui-ci, ravi de cette distinction, lui en témoigne sa reconnaissance en ces termes :

Eumée, daigne le grand Jupiter vous aimer autant que je vous aime pour le bon accueil que vous me faites, en me traitant avec tant d'honneur, malgré l'état misérable où je me trouve!

Le souper fini, on songea à aller se coucher? Ulysse, qui craignait le froid de la nuit, dont ses haillons l'auraient mal défendu, eut recours à un apologue pour se procurer un bon manteau. Eumée, qui l'entendit, lui en fit donner un par ses bergers, et lui prépara un bon lit auprès du feu.

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PRÉCIS DU LIVRE XV.

Minerve, qui venait de quitter Ulysse sur le rivage d'Ithaque, se transporte à Lacédémone pour presser Télémaque de quitter la cour de Ménélas. Hâtez-vous, lui dit la déesse en l'abordant, hâtez-vous de retourner dans vos États. Ne savez-vous pas que vos biens y sont la proie des poursuivants avides de Pénélope? Cette reine abandonnée ne cèdera-t-elle pas enfin aux sollicitations même de sa famille, qui semble décidée à accepter les offres d'Eurymaque? Prévenez ce malheur, engagez Ménélas à vous renvoyer; ne tardez pas à aller mettre ordre à vos affaires. Je vous avertis encore que les plus déterminés des poursuivants en veulent à votre vie, et qu'ils se tiennent en embuscade entre l'île de Samos et celle d'Ithaque pour vous y surprendre à votre passage. Éloignez-vous donc de ces iles, ne voguez que la nuit, mettez pied à terre au premier endroit d'Ithaque où vous aborderez, allez trouver le fidèle Eumée, renvoyez votre vaisseau sans vous dans un de vos ports, et faites partir Eumée de son côté, pour donner avis à Pénélope de votre

retour.

La déesse disparaît aussitôt, et s'envole dans l'Olympe. Télémaque, empressé de lui obéir, réveille le fils de Nestor. Hâtons-nous, lui crie-t-il, hâtons-nous, mon cher Pisistrate, d'atteler notre char, et de nous mettre en chemin pour Pylos. Il est nuit encore, lui répondit le fils de Nestor; attendons le lever de l'aurore; attendons que nous puissions remercier Ménélas, et donnez-lui le temps de faire porter dans notre char les présents qu'il vous destine.

ce que je pourrai vous offrir de plus précieux et de plus propre à me rappeler à votre souvenir.

Ils reviennent bientôt tous trois, et Ménélas offre à Télémaque une coupe d'argent, et dont les bords sont de l'or le plus fin: c'était un chef-d'œuvre de l'art, et l'ouvrage de Vulcain même. Mégapenthe met ensuite à ses pieds une urne d'argent, et la belle Hélène lui présente un voile merveilleux qu'elle avait fait elle-même. Il vous servira, lui dit-elle, cher Télémaque, à orner la princesse que vousépouserez. Le jeune prince le reçoit avec reconnaissance, et ne peut se lasser d'en admirer l'élégance et la richesse. Il monte sur son char, et dit à ses illustres hôtes en les quittant: Plaise aux dieux qu'à mon arrivée, je puisse trouver mon père, et lui conter toutes les marques de bonté et de générosité dont vous m'avez comblé !

En finissant ces mots, il pousse ses coursiers, et, après avoir passé chez Dioclès, ils arrivent aux portes de Pylos. Alors Télémaque dit au fils de Nestor : Vous m'aimez, cher Pisistrate; vous savez combien il est important pour moi d'arriver à Ithaque : souffrez donc que je me rende tout de suite à mon vaisseau. Je connais Nestor et toute sa générosite je suis incapable de lui résister; il voudra me retenir et le moindre délai pourrait me devenir funeste.

Pisistrate cède à la prière de son ami; il le mène sur le rivage: Transportons vos présents, lui dit-il, sur votre vaisseau; montez-y vous-même; partez sans différer; éloignez, vous avant que mon père sache notre retour, car il viendrait lui-même s'il vous savait ici, et vous forcerait à prolonger votre séjour.

Au moment que Télémaque finissait le sacrifice qu'il of frait à Minerve sur la poupe, pour implorer son secours, il se présente à lui un étranger obligé de quitter Argos pour un meurtre qu'il avait commis : c'était un devin, descendu en droite ligne du célèbre Mélampus, qui demeurait anciennement dans la ville de Pylos. Il y possédait de grandes richesses et un superbe palais, que l'injustice et la violence de Nélée, son oncle, l'avaient obligé d'abandonner. Ce premier malheur le précipita dans beaucoup d'autres; il en fait à Télémaque le triste récit : ce jeune prince en est touché, se découvre à lui, déclare son nom, sa patrie, consent à le recevoir sur son vaisseau, et le fait asseoir auprès de lui. On dresse le mât; on déploie les voiles; on se couche sur les rames; et à l'aide d'un vent favo

rable envoyé par Minerve, on fend rapidement les flots de la mer on passe les courants de Crunes et de Chalcis; on arrive à la hauteur de Phée; on côtoie l'Élide près de l'embouchure du Pénée; et alors, au lieu de prendre le droit chemin à gauche entre Samos et Ithaque, Télémaque fait pousser vers les îles appelées Pointues, qui font partie des Échinades, pour arriver à Ithaque par le côté du septentrion, et éviter par ce moyen l'embuscade qu'on lui dressait du côté du midi, dans le détroit de Samos.

Pendant ce temps-là, Ulysse et Eumée étaient à table avec les bergers. Ulysse, pour éprouver le chef de ses pasteurs, parut craindre de lui être à charge, et lui demanda le chemin de la ville, pour y aller chercher de quoi vivre. Eh! bonhomme, lui dit Eumée en colère, avez-vous donc envie de périr à la ville sans aucun secours? quelle idée de vouloir vous présenter aux poursuivants, et de compter sur votre dextérité et votre adresse! Vraiment les esclaves qui les servent ne sont pas faits comme vous; ils sont tous jeunes, beaux, et très-magnifiquement vêtus. Demeurez ici, vous n'y êtes point à charge; quand le fils d'Ulysse sera de retour, il vous donnera des habits tels que vous devez les avoir, et vous fournira les moyens d'aller partout où vous voudrez.

Ulysse, charmé de ces marques d'affection, en remercie le bon Eumée. Il lui demande ensuite des nouvelles de sa mère, de Laërte son père, et lui fait raconter son origine à lui-même, et par quels malheurs il avait été réduit à l'esclavage. Eumée satisfit avec plaisir à toutes les demandes d'Ulysse; et celui-ci, après l'en avoir remercié, le félicita d'être tombé entre les mains d'un maître qui l'aimait, et qui fournissait abondamment à ses besoins.

PRÉCIS DU LIVRE XVI.

il

A peine Eumée aperçoit-il Télémaque, qu'il se lève avec précipitation; les vases qu'il tenait lui tombent des mains; il court au-devant de son maître, il lui saute au cou, l'embrasse en pleurant : Vous voilà donc revenu, mon cher prince! hélas! j'avais presque perdu l'espérance de vous revoir. Qu'alliez-vous faire à Pylos? que j'ai craint pour vous les périls de ce voyage! Entrez, prince : vous trouverez tout dans l'ordre. Que ne venez-vous plus souvent nous visiter et nous surveiller?

Il est important, comme vous savez, répondit Télémaque, que je me tienne à la ville, et que j'observe de près les menées des poursuivants; mais, avant que de m'y rendre, j'ai voulu vous voir, et savoir de vous si ma mère est encore dans le palais, et si elle n'a pas cédé enfin à l'importunité des princes qui l'obsèdent.

Son courage et sa fidélité ne se sont point encore démentis, mon cher fils; Pénélope est toujours digne de vous et du divin fils de Laërte.

Télémaque entre, il aperçoit Ulysse, qui veut lui céder sa place; son fils, qui ne peut le reconnaître, refuse de la prendre par respect pour les lois de l'hospitalité. Ils se mettent à table, et, après le repas, Télémaque demande quel est ce pauvre étranger. Eumée lui répète en peu de mots le roman que lui a fait Ulysse. Son fils en paraît touché, et voudrait le secourir. Mais comment, lui dit-il, vous introduire dans mon palais dans l'état où vous êtes? il est rempli d'insolents; je suis jeune, je suis seul contre eux tous, et il me serait impossible de vous garantir des insultes qu'ils ne manqueraient pas de vous faire.

Cependant Télémaque et ses compagnons abordent au rivage d'Ithaque. Le jeune prince descend à terre, et leur recommande de ramener le vaisseau dans le port de la capitale Je vais seul, leur dit-il, visiter une terre que j'ai près d'ici, et voir mes bergers; je vous rejoindrai après avoir vu comment tout s'y passe. Alors le devin Théoclymène lui demanda où il irait, et s'il pourrait prendre la liberté d'aller tout droit au palais de la reine. | lais, ou j'en chasserais tous ces fiers ennemis.

Ulysse, prenant la parole, lui dit : O mon cher prince, puisque vous me permettez de vous répondre, j'avoue que je souffre du récit que vous me faites des désordres que commettent sous vos yeux les poursuivants de Pénélope. N'êtes-vous pas d'âge à les contenir et à vous en venger? Que ne suis-je le fils d'Ulysse, ou Ulysse luimême ? ou je périrais les armes à la main dans mon pa

Dans un autre temps, lui répondit Télémaque, je ne souffrirais pas que vous allassiez ailleurs; mais aujourd'hui ce serait un parti trop dangereux. Comme il disait ces mots, on vit voler un vautour, qui est le plus vite des messa gers d'Apollon; il tenait dans ses serres une colombe. Théoclymène tirant alors le jeune prince à l'écart, lui déclare que c'est un oiseau des augures, et qu'il lui prédit qu'il aura toujours l'avantage sur ses ennemis.

Que votre prédiction s'accomplisse, Théoclymène, lui répondit Télémaque, vous recevrez de moi des présents considérables. En attendant je charge Pirée, fils de Clytus, de prendre soin de vous, et de ne vous laisser manque d'aucune des choses que demande l'hospitalité.

Après ces mots, le fils d'Ulysse se met en chemin pour aller visiter ses nombreux troupeaux, sur lesquels le bon Eumée veillait avec beaucoup d'attention et de fidélité.

Les plus grands princes des îles voisines, de Dulichium, de Samos et de Zacynthe, les principaux d'Ithaque, voilà ceux qui aspirent à la main de ma mère, voilà ceux qui remplissent mon palais, et qui consument tout mon bien. Ulysse lui-même, tout grand guerrier qu'il est, pourrait-il, s'il était seul, nous en délivrer?

Cependant, cher Eumée, courez à la ville, apprenez à ma mère mon arrivée; dites-lui que je me porte bien : mais ne parlez qu'à elle, qu'aucun de ses amants ne le sache; ils sèmeraient ma route de piéges, car ils ne cherchent qu'à me faire périr.

Eumée, pressé de partir, se met en chemin. Minerve apparaît dans ce moment à Ulysse, sans se laisser voir à son fils. Fils de Laërte, lui dit-elle, il n'est plus à propos de vous cacher à Télémaque; découvrez-vous à lui; prenez ensemble des mesures pour faire périr ces fiers poursuivants; comptez sur ma protection, je combattrai à vos côtés. En finissant ces mots, elle le touche de sa verge d'or, lui rend sa taille, sa bonne mine, sa première beauté, et disparaît après ce nouveau changement.

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