Imágenes de página
PDF
ePub

LE SIÈCLE.

Nous disons donc qu'il est facile, dans une œuvre de cette sorte, de reconnaître, premièrement, le siècle de l'auteur.

prit.

Chaque siècle, dit Fontenelle, a son tour d'es

[ocr errors]

De même que chaque souverain refond les monnaies et les refrappe à son effigie, chaque époque reforge les idées à son image. Le tour des pensées et des sentiments, la couleur des expressions, la forme des phrases, les constructions plus ou moins périodiques et lourdes, plus ou moins prestes et dégagées, la grammaire et la syntaxe avec leurs modifications incessantes, les mots qui marquent l'état moral du temps, ou ses allures littéraires, ses affectations, ses modes, car il y a des modes dans les langues et les littératures, comme dans les vêtements et les costumes, tout cela saute aux yeux d'abord.

[ocr errors]

De quart de siècle en quart de siècle, on pourrait constater le travail continu qui modifie le langage. A chaque minute, la pensée, pour exprimer les nouveaux rapports qu'elle saisit, pour peindre les nouveaux aspects qu'elle découvre, crée de nouvelles combinaisons de style, de nouvelles images, de nouveaux tours, de nouveaux mots, bons ou mauvais, mais qui ont d'abord le relief et les arêtes vives d'une monnaie toute neuve. Puis ces formes, où l'on sentait un certain effort de création, passent dans l'usage commun, circulent, s'effacent, perdent le relief de la nouveauté, ne coûtent plus rien à prononcer ni à écrire, et alors on en cherche de nouvelles pour remplacer celles-là, et ainsi de suite, toujours. Incessamment toutes les formes antérieures se condensent, se réduisent, se refondent dans des formes actuelles, à la fois plus individuelles et plus synthétiques, qui ne sont pas toujours de bon aloi, mais qui paraissent nécessaires sur le moment: on ne se contente pas des formes, parfois meilleures, que l'on avait en magasin; la pensée et la vie éprouvent le besoin instinctif de se traduire en créations continuelles.

A ces diverses marques, il est aisé de reconnaître tel ou tel siècle dans un écrit. En moins de deux pages, et quelquefois d'une, vous reconnaîtrez, chez nous, un auteur du dix-neuvième siècle, ou du dix-huitième, ou du dix-septième je dis un auteur véritable, un écrivain, un homme, ayant un caractère, un style, une physionomie à lui; non pas un faiseur de pastiches, qui s'étudie à écrire aujour

d'hui dans la langue de tel autre siècle, ni un esprit mou et sans caractère, dont les idées et les expressions sont comme de vieilles pièces de monnaie, effacées à force d'avoir couru.

Mais peut-être qu'en remontant au delà de notre dix-septième siècle, l'épreuve serait plus difficile ?

Au contraire ! car, au seizième ou au quinzième, la langue, en train de se former, offre des variations plus nombreuses, qui sont des indications de plus.

Toutefois, il y a lieu de remarquer qu'une langue, tout au commencement, n'est pas encore assez ferme, ni assez flexible pour recevoir l'empreinte de l'écrivain, et que, tout à la fin, elle est devenue trop molle pour la garder.

De plus, il faut distinguer certains écrivains qui sont en avance sur leur siècle. Ainsi Bayle, aussi bien que Saint-Évremond et tout le Temple, semblent être du dix-huitième siècle. La Bruyère en est aussi à certains égards.

Toujours est-il, qu'en général, ce qui fait reconnaître d'abord le siècle, c'est le tour des idées et des sentiments.

Si nous ouvrons un livre en vieux langage, et que, lisant çà et là quelques lignes, nous y trouvions le mot malice pris ordinairement en bonne part, et malicieux mis comme un éloge; si je vois qu'il y est question d'un roi, et qu'en parlant de lui l'auteur emploie volontiers cette formule : « C'étoit un sage homme et malicieux,» ai-je besoin de

beaucoup chercher pour reconnaître, et le roi Louis XI, et son historien Philippe de Commines, et le quinzième siècle, ce siècle hideux, où l'on ne trouve partout que ruse et trahison, où la perfidie habile passe pour vertu ; où, pendant que ce Louis XI règne en France, on voit en Angleterre Richard III, et en Italie les Borgia?

Autre exemple: Est-ce que toute la violence effrénée des passions du seizième siècle n'éclate pas dans Shakspeare, outre la complexion même du poëte, ultra-nerveuse et sensitive, outre son imagination surexcitée?

M. Taine, dans sa belle étude sur le grand poëte anglais, a fort bien expliqué cela. Il ajoute cette double formule, très - condensée et très - spirituelle :

[ocr errors]

Si Racine et Corneille avaient fait une psychologie, ils auraient dit avec Descartes : L'homme est une âme incorporelle servie par des organes, douée de raison et de volonté, habitant des palais ou des portiques; dont l'action abstraite se développe avec unité c'est-à-dire « avec nullité » de temps et de lieu. Si Shakspeare avait fait une psychologie, il aurait dit avec Esquirol: L'homme est une machine nerveuse, gouvernée par un tempérament, disposée aux hallucinations, emportée par des passions sans frein, déraisonnable par essence, mélange de l'animal et du poëte, ayant la verve pour esprit, la sensibilité pour vertu, l'imagination pour ressort et pour guide, et conduite au hasard, par les circonstances les plus déterminées et les plus com

plexes, à la douleur, au crime, à la démence et à la mort1. »

Lisez les lettres authentiques d'Abélard : il discute toujours; il démontre par arguments et citations les sentiments les plus simples, les émotions les plus vives. De même, dans les lettres d'Héloïse, l'érudition et la scolastique se mêlent avec la passion. Vous reconnaissez le douzième siècle.

Et, maintenant, prenons au hasard un autre livre sur les rayons d'une bibliothèque. Je l'ouvre, et vous lis cette phrase: « Homme insensible et dur! deux larmes versées dans mon sein m'eussent mieux valu que le trône du monde; mais tu me les refuses, et te contentes de m'en arracher! Eh bien! garde tout le reste, je ne veux plus rien. de toi! »

Peut-être, si vous croyez que c'est une femme qui parle, hésiterez-vous un instant. Mais, si je vous dis que c'est un homme, alors vous n'hésiterez plus, vous direz hardiment que cette phrase est du dixhuitième siècle, et même de la seconde moitié du dix-huitième siècle, c'est-à-dire d'un temps où les âmes, échauffées par tant d'idées nouvelles, donnaient parfois à la sensibilité même vraie les formes, les allures et le ton d'une sentimentalité déclamatoire et fausse. Non-seulement, sur ces quatre ou cinq lignes, vous reconnaîtrez la seconde moitié du dix-huitième siècle, mais encore vous vous écrierez que c'est évidemment Jean-Jacques Rousseau qui

1. Histoire de la Littérature anglaise, t. II.

« AnteriorContinuar »