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LA PROFESSION.

Ce n'est pas seulement le caractère de l'homme qu'on peut reconnaître dans le style, c'est l'état même et la profession : car celui qui écrit n'est pas toujours uniquement homme de lettres.

Nous avons retrouvé dans le style de Bossuet non-seulement son tempérament nervoso-sanguin et son caractère despotique, mais sa profession de théologien et sa position d'évêque.

Voici un autre exemple, assez piquant: Fénelon, voulant peindre, dans son Télémaque, la vie future, la vie des héros dans les Champs-Élysées, a beau emprunter les couleurs des poëtes païens : il représente, malgré lui, un paradis chrétien, et ramène les inventions matérialistes du polythéisme à des métaphores mystiques; de sorte que, même en un sujet païen, on reconnaît un archevêque.

Cela compose un amalgame étrange, curieux à démêler. Ainsi, d'une part, il garde tout le décor païen bocages odoriférants, gazons fleuris, ruis

seaux d'une onde pure; chant des oiseaux; fleurs du printemps, fruits de l'automne. Puis, le développement par les contraires : « Là, jamais on ne ressentit les ardeurs de la furieuse Canicule; là, jamais les noirs Aquilons, » etc. «< Ni la Guerre altérée de sang, ni la cruelle Envie, » etc. Puis, les traits traduits de Virgile: « Une lumière pure et douce.... »

Largior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo....

Mais, d'autre part, voici que les rayons chrétiens vont se mêler à cette lumière élyséenne, et cela en continuant l'image même empruntée à Virgile : « Une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes, et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels, et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière; elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais, que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal; elle n'éblouit jamais; au contraire, elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité : c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre; elle les pénètre et s'incorpore à eux, comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent: elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie. Ils

sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien : ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur cœur.... Une jeunesse éternelle, une félicité sans fin, une gloire toute divine est peinte sur leur visage...,» etc., etc.

Voyez-vous comme « le séjour des héros » peu à peu se transforme en paradis, et comme ces héros deviennent des justes, - pour un rien, il dirait des saints-il dit déjà des bienheureux, et déjà il leur donne le nimbe et l'auréole.

Bien plus! Ce morceau nous révèle non-seulement le chrétien, l'archevêque, mais l'ami de Mme Guyon. Écoutez ceci : « Je ne sais quoi de divin coule sans cesse au travers de leur cœur, comme un torrent de la divinité même qui s'unit à eux; ils voient, ils goûtent; ils sont heureux, et sentent qu'ils le seront toujours. Ils chantent tous ensemble les louanges des dieux (mettez : de Dieu), et ils ne font, tous ensemble, qu'une seule voix, une seule pensée, un seul cœur une même félicité fait comme un flux et reflux dans ces âmes unies.... »

Ne reconnaissez-vous pas dans ce passage Mme Guyon, ses Torrents, et le reste? Et cela ne vous rappelle-t-il pas le sarcasme de Saint-Simon sur Fénelon et son amie : « Il la vit; leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama? »

Tout cela n'empêche pas ces pages d'être fort belles et de justifier le goût que prit aussi pour Fénelon Mme de Maintenon, esprit plus tempéré, plus mûr, plus sain, que Mme Guyon. C'est encore

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Saint-Simon qui nous donne ce détail : « Il eut auprès de Mme de Maintenon, presque autant de succès.... Sa spiritualité l'enchanta; la cour s'aperçut bientôt des pas de géant de l'heureux abbé, et s'empressa autour de lui. >>

C'est justement cette spiritualité, se combinant avec la matérialité païenne, qui produit ce mélange curieux à débrouiller. Si ces justes ne se nourrissent que de lumière, on se demande alors à quoi servent les fruits qui pendent aux arbres. Chez le poëte païen, les fruits se comprennent: puisque les dieux eux-mêmes, dans l'Olympe, mangent et boivent, ne fût-ce que de l'ambroisie et du nectar, il n'est pas étonnant que les héros, même dans les Champs-Élysées, mangent et boivent également, eux surtout qui avaient, pendant leur vie terrestre, un si bel appétit! Mais, chez l'auteur chrétien, dans ce paradis, où les justes ne mangent et ne boivent que de la lumière, à quoi servent les fruits? C'est donc seulement à orner cet autre monde, à peu près comme Bossuet prétend que Dieu n'a fait le soleil et tous les astres que pour être l'ornement et la décoration de ce monde-ci, de la Terre, et tout bonnement pour récréer les yeux de l'homme? Aimable attention!

Il se peut que l'auteur du Télémaque n'ait pas même pris garde à ces disparates, et dans ce cas ne serait-il pas d'autant plus piquant de retrouver, à son insu, dans ce morceau, sa profession et son état, même ses parentés d'esprit, ses liaisons et ses accointances?

Dans les Mémoires du comte de Grammont, quand même on les lirait sans en savoir le titre, tant d'élégance et d'esprit d'une part, de l'autre un sens moral si faible ou si absent, ne vous feraient-ils pas reconnaître de prime-abord un homme de cour? En histoire naturelle, le courtisan est le mâle de la courtisane.

On l'a défini en deux mots : sans cœur et sans honneur.

Je prends un autre livre, je tombe sur ce passage: « Ce même jour, 3 mai, sur les dix heures du soir, j'eus le malheur de perdre mon père.... J'en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeait le lendemain. La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature. Le lendemain, j'allai de bon matin trouver Bontemps, puis le duc de Beauvilliers, qui était en année et dont le père avait été ami du mien. M. de Beauvilliers me témoignait mille bontés chez les princes, dont il était gouverneur, et me promit de demander au roi les gouvernements de mon père en ouvrant son rideau. Il les obtint sur-le-champ. Bontemps, fort attaché à mon père, accourut me le dire à la tribune, où j'attendais; puis, vint M. de Beauvilliers lui-même, qui me dit de me trouver à trois heures dans la galerie, où il me ferait appeler et entrer par les cabinets, à l'issue du dîner du roi.... »

Eh bien! quand nous ne saurions pas qui était Bontemps, c'est-à-dire le premier valet de chambre de Louis XIV, ni de quels princes M. de Beauvilliers

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