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et du style, aux conseils éclairés de Boileau! De combien de fautes ce judicieux Aristarque a purgé les écrits de son ami! Quel prix dans cette critique de tous les moments, offerte par la raison en personne au génie de l'auteur de tant de chefsd'œuvre ! L'amitié des plus grands écrivains du siècle de Louis XIV est un des plus nobles exemples de ce siècle qui en a donné de si beaux. Racine avait aimé la gloire avec passion; sur la fin de sa vie, il ne revoyait pas même les nouvelles éditions de ses œuvres; la religion occupait toutes ses pensées, la vie à venir remplissait toute son âme. En voyant son indifférence pour les choses dont l'éclat l'avait ébloui autrefois, et son refus de s'y mêler pour être tout entier aux pensées du ciel, on aurait pu lui appliquer ce trait de Bossuet sur saint François-de-Paul, appelé par Louis XI au secours de son âme assiégée des angoisses de la mort et des terreurs de l'enfer : «Il n'entend pas, il a affaire; il ne peut quitter, il est enfermé avec son Dieu dans de secrètes communications. >>

Il y a dans toutes les Lettres de Racine à son fils un caractère de tendresse, de simplicité, de bonté et d'indulgence, qui émeut et qui attache. Quoi de plus touchant que celle où il lui dit : Je n'ai osé demander à M. l'Ambassadeur si vous pensez un peu au bon Dieu, et j'ai eu peur que la réponse ne fût pas telle que je l'aurais souhaitée mais enfin je veux me flatter que, faisant votre possible pour devenir un parfait honnête homme, vous concevrez qu'on ne le peut être sans rendre à Dieu ce qu'on lui doit. Vous connaissez la religion, je puis même dire que vous la connaissez belle et noble comme elle est, et il n'est pas possible que vous ne l'aimiez. Pour moi,. plus je vais en avant, plus je trouve qu'il n'y a rien de si doux au monde que le repos de la conscience et de regarder Dieu comme un père qui ne vous manquera pas dans tous vos besoins. M. Despréaux que vous aimez tant est plus que jamais. dans ces sentiments. »

Les Lettres de Racine à ses amis sont naturelles, faciles, élégantes. Il y a parfois des traits de force.

Outre les ouvrages dont nous avons déjà parlé, Racine a

laissé :

1° l'Abrégé de l'histoire de Port-Royal;

2o Les Cantiques spirituels composés pour Saint-Cyr. Ils sont pleins d'onction et de douceur; Fénélon n'en parlait qu'avec enthousiasme. Le sujet du troisième cantique est la plainte d'un chrétien sur les contrariétés qu'il éprouve au-dedans de lui

même :

Mon Dieu, quelle guerre cruelle !

Je trouve deux hommes en moi.
L'un veut, que plein d'amour pour toi,
Mon cœur te soit toujours fidèle ;

L'autre, à tes volontés rebelle,

Me révolte contre ta loi.

On dit qu'à cette strophe le roi s'écria : « Voilà deux hommes que je connais bien. »

LES FRÈRES ENNEMIS OU LA THÉBAÏDE.

Il ne faut pas dédaigner de jeter un coup-d'œil sur les essais de la jeunesse de Racine. Nous y reconnaitrons, au milieu de tous les défauts qui dominaient encore sur la scène, le germe d'un grand talent poétique; et Racine s'y annonce déjà par un des mérites qui lui sont propres, celui de la versification. Il n'avait pas vingt-cinq ans lorsqu'il donna les Frères ennemis, commencés longtemps auparavant, sujet traité sur tous les théâtres anciens, et qui ne pouvait guère réussir sur le nôtre. Ni l'un ni l'autre des deux frères ne peut inspirer d'intérêt : tous deux sont à peu près également coupables, également odieux: l'un est l'usurpateur du trône, et l'autre est l'ennemi de sa patric. Leur mère ne peut montrer qu'une douleur impuissante; et des intrigues d'amour ne peuvent se mêler convenablement au milieu des horreurs de la race de Laïus. Tel est le vice du sujet, et la fable de la pièce ne valait pas mieux. La manière du jeune poète est fidèlement calquée sur les défauts de Corneille. Rien ne prouve mieux que le talent commence presque toujours par l'imitation. C'est en même temps un hommage qu'il rend à ses maîtres, et un écueil où il peut échouer, si le modèle n'est pas parfait; car il est de l'inexpérience

et de la faiblesse de cet age de s'approprier d'abord ce qu'il y a de plus aisé à imiter, c'est-à-dire les fautes. Ainsi l'on voit dans les Frères ennemis un Créon, qui, dans le temps même où il n'est occupé qu'à brouiller ses deux neveux, et à les perdre l'un par l'autre pour leur succéder, est bien tranquillement et bien froidement amoureux de la princesse Antigone, comme Maxime l'est d'Emilie, et rival de son fils Hémon, qu'il sait bien être l'amant préféré. Il finit par faire à cette Antigone, qui le hait et le méprise ouvertement, une proposition tout au moins aussi déplacée et aussi déraisonnable que celle de Maxime à Emilie. Lorsque Etéocle et Polynice sont tués, que leur mère Jocaste s'est donné la mort, qu'Hémon et Ménécée, les deux fils de Créon, viennent de périr à la vue des deux armées, Créon, qui est resté tout seul, n'imagine rien de mieux que de proposer à Antigone de l'épouser. On sent qu'une pareille scène, dans ce cinquième acte rempli de meurtres et de crimes, suffirait pour faire tomber une pièce. Antigone ne lui répond qu'en le quittant pour aller se tuer comme les autres personnages de la tragédie. Créon n'a pas le courage d'en faire autant, apparemment pour qu'il soit dit que tout le monde ne meure pas; mais il jette de grands cris, et finit par dire qu'il va chercher du repos aux enfers.

On retrouve aussi dans les Frères ennemis ces longs monologues sans nécessité, qu'il était d'usage de donner aux acteurs et aux actrices comme les morceaux les plus propres à les faire briller, et jusqu'à des stances dans le goût de celles de Polyeucte et d'Héraclius, espèce de hors-d'œuvre qui est depuis longtemps banni de la scène où il formait une disparate choquante, en mettant trop évidemment le poète à la place du personnage. On y retrouve les déclamations, les maximes gratuitement odieuses, et même les raisonnements alambiqués à la place du sentiment: défauts où Racine n'est jamais tombé depuis. Jocaste parle à ses deux fils à peu près comme Sabine, dans les Horaces, parle à son époux et à son beau-frère. Elle veut leur prouver en forme qu'ils doivent la tuer; et remarquons, en passant, combien il y a quelquefois peu d'intervalle entre le faux et le vrai que Jocaste, au désespoir de ne pouvoir fléchir

ses deux fils, leur dise qu'il faudra qu'ils lui percent le sein avant de combattre, qu'elle se jettera entre leurs épées, ce langage est convenable; mais qu'elle dise:

Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie.
Cet ennemi sans moi ne verrait pas le jour;

S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour?
N'en doutez point; sa mort me doit être commune :
Il en faut donner deux, ou n'en donner pas une.

Ces subtilités sont beaucoup trop ingénieuses. Ce n'est pas le langage de la douleur : elle n'a pas assez d'esprit pour faire de pareils sophismes: cet esprit paraissait alors quelque chose de brillant; mais il ne faut qu'un moment de réflexion pour sentir combien il est faux.

Les Frères ennemis eurent pourtant quelque succès, et ce coup d'essai n'est pas sans beautés. La haine des deux frères est peinte avec énergie, et la scène de l'entrevue est très-bien traitée. Le poète a eu l'art de nuancer deux caractères dominés par un même sentiment, et ce mérite seul suffisait pour annoncer le talent dramatique que le judicieux Molière aperçut et encouragea dans le premier ouvrage de Racine. Polynice a plus de noblesse et de fierté, Etéocle plus de férocité et de fureur. Quand Jocaste représente à Polynice qu'Etéocle s'est fait aimer du peuple depuis qu'il règne dans Thèbes, le prince répond :

C'est un tyran qu'on aime,

Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir,
Au rang où par la force il a su parvenir;
Et son orgueil le rend par un effet contraire,
Esclave de son peuple et tyran de son frère.
Pour commander tout seul il veut bien obéir,

Et se fait mépriser pour me faire haïr.

Ce n'est pas sans sujet qu'on me préfère un traître;
Le peuple aime un esclave, et craint d'avoir un maitre,
Mais je croirais trahir la majesté des rois,

Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.

Ces vers, d'une tournure ferme et d'un grand sens, blent aux bons vers de Corneille, et font voir que son jeune rival savait déjà imiter quelques-unes de ses beautés.

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D'un autre côté, Etéocle trace avec force cette aversion réciproque qui a toujours régné entre son frère et lui. Il n'était pas aisé d'exprimer noblement cette tradition de la fable, qu'Etéocle et Polynice se battaient ensemble dans le sein de leur mère. Le poète y réussit; et tout ce morceau, à quelques fautes près, est d'un style tragique.

Je ne sais si mon cœur s'apaisera jamais;

Ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée ;
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
Elle est née avec nous, et sa noire fureur,
Aussitôt que la vie entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance;
Que dis-je ? nous l'étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d'un sang incestueux !

Pendant qu'un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère, une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l'origine.

Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l'inceste,
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour,
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.
Et maintenant, Créon, que j'attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue.
Plus il approche, et plus il me semble odieux;
Et sans doute il faudra qu'elle éclate à ses yeux;
J'aurais même regret qu'il me quittat l'empire:
Il faut, il faut qu'il fuie, et non qu'il se retire.
Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié,
Et je crains son courroux moins que son amitié :
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne;
Et puisqu'enfin mon cœur ne saurait se trahir,
Je veux qu'il me déteste, afin de le haïr.

Et, un moment après, lorsqu'on lui annonce que son frère approche, il s'écrie:

Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous !

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