Ramener la terreur du fond de ses marais, Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes Le bruit de nos trésors les a tous attirés: Ils y courent en foule, et, jaloux l'un de l'autre, Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannic. (*) Racine reproduit ici les paroles que Tacite met dans la bouche d'Othon: Nullus cunctationi locus est in eo consilio, quod non potest laudari, nisi peractum. (Histor. I, 38.) Racine ne parut plus mâle et plus fier, et ce rôle est celui où il se rapproche le plus de la vigueur de Corneille, surtout dans la scène fameuse où il expose à ses deux fils son projet de porter la guerre dans l'Italie. Ce n'est pas une invention du poète. Ce projet audacieux est attesté par plusieurs écrivains, et détaillé dans Apprien, qui trace même la route que devait tenir Mithridate. Si la trahison de Pharnace et la fortune de Pompée n'eussent pas accablé ce formidable ennemi de Rome, au moment où il méditait ce grand dessein, son courage et sa renommée pouvaient lui fournir assez de ressources pour l'exécuter, et personne n'était plus capable de faire voir à l'Italie un autre Annibal. Cette scène a encore un autre mérite: en montrant le héros dans toute son élévation, elle montre aussi sa jalousie artificieuse, puisqu'elle a pour objet de pénétrer ce qui se passe dans le cœur de Pharnace, et d'en arracher l'aveu de ses projets sur Monime. Cette situation met dans tout son jour le contraste des deux jeunes princes, qui soutiennent également leur caractère. Le perfide Pharnace, comptant sur l'appui des Romains qu'il attend, refuse formellement d'aller épouser la fille du roi des Parthes; et le vertueux Xipharès, tout entier à son devoir et à son père, ne connait d'autres intérêts que ceux de la nature et de la gloire, et saisit avec l'enthousiasme d'un jeune guerrier le dessein d'aller combattre les Romains dans l'Italie. Cette scène nous paraît, sous tous les rapports, une des plus belles que Racine ait conçues ; et le discours de Mithridate est, dans notre langue, un des modèles les plus achevés du style sublime. Je fuis: ainsi le veut la fortune ennemie. Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie, est égale à l'élévation des pensées. Racine sait se proportionner à tous ses sujets. Nous n'avons point encore vu sa diction s'élever si haut ni prendre ce caractère. Ce n'est ni le charme de Bérénice, ni la sévérité de Britannicus, ni le style impétueux et passionné d'Hermione et de Roxane. Racine est grand, parce qu'il fait parler un grand homme méditant de grands desseins : il s'agit de Mithridate et de Rome : il est au niveau de tous les deux. La mort de Mithridate achève dignement la peinture de son caractère. J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu. Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains, Le rôle de Monime présente un autre genre de perfection. Elle respire cette modestie noble, cette retenue, cette décence. que l'éducation inspirait aux filles grecques, et qui ajoutent un intérêt particulier à l'expression de son amour pour Xipharès. Ses sentiments et ses malheurs sont fidèlements tracés d'après Plutarque c'est dans cet historien que Racine a pris cette apostrophe touchante qu'elle adresse au bandeau royal qui était la cause de son infortune, et dont elle avait essayé en vain de faire l'instrument de sa mort. Et toi, fatal tissu, malheureux diademe, Instrument et témoin de toutes mes douleurs, A mes tristes regards, va, cesse de t'offrir; Qui jadis sur mon front t'attacha la première ! Plutarque la représente comme la plus fidèle et la plus vertueuse de toutes les femmes de Mithridate, et comme celle qui lui fut la plus chère. Le poète a su accorder son penchant pour Xipharès avec cette réputation de sagesse et de sévérité que l'histoire lui a faite. Destinée à Mithridate par ses parents, et s'immolant à son devoir, elle est depuis longtemps la victime du penchant secret qui la consume; et ce n'est qu'au moment où l'on croit Mithridate mort et où les prétentions de Pharnace lui rendent nécessaire l'appui de Xipharès, qu'elle laisse entrevoir à ce prince la préférence qu'elle lui donne. Mais dès qu'elle est assurée que le roi est vivant, elle impose à son amaut, comme à elle-même, la loi d'une séparation éternelle. Quelque soit vers vous le penchant qui m'attire, Que de sentiment et d'intérêt dans cette expression si neuve: Vous jurer un silence éternel! Jurer un amour éternel, voilà ce que tout le monde peut dire ; mais jurer un silence, et un silence éternel; mais le jurer à son amant, il n'y a que Racine qui l'ait dit. Et combien d'idées délicates sous-entendues dans cette expression! dans le fait, ce n'est pas à lui qu'elle le jurera; il ne sera pas à l'autel, elle ne prononcera point ce serment; c'est à son cœur, c'est à son devoir, c'est à son époux qu'elle doit l'adresser. Mais telle est l'involontaire illusion de l'amour que, sans y penser, il adresse tout à l'objet aimé, même les sacrifices qui lui sont contraires. Monime continue: J'entends, vous gémissez; mais telle est ma misère : J'attends, du moins, j'attends de votre complaisance, Je ne reconnais plus la foi de vos discours Qu'au soin que vous prendrez de m'éviter toujours. Xipharès lui représente la difficulté de se conformer à cet ordre rigoureux, lorsque Mithridate lui-même, craignant les entreprises de Pharnace, a ordonné à Xipharès de ne point quitter Monime. N'importe, il me faut obéir. Inventez des raisons qui puissent l'éblouir. D'un héros tel que vous c'est là l'effort suprême : L'amour fait inventer aux vulgaires amants. Enfin je me connais ; il y va de ma vie : De mes faibles efforts ma vertu se défie. Je sais qu'en vous voyant un tendre souvenir Peut m'arracher du cœur quelque indigne soupir; Que je verrai mon âme en secret déchirée, Revoler vers le bien dont elle est séparée. De me faire chérir un souvenir si doux, Vous n'empêcherez pas que ma gloire offensée Que ma main dans mon cœur ne vous aille chercher, Voilà bien le dernier effort de la vertu qui combat: mais cet effort est si grand, qu'il est impossible que l'attendrissement n'y succède pas, et les dernières paroles d'un adieu si douloureux devaient y mêler quelque consolation. Les derniers mots qu'on adresse à un amant, même pour l'éloigner de soi, doivent encore être tendres; et quoique le devoir l'emporte, l'amour doit encore se faire entendre par-dessus tout. Racine a bien connu cette marche de la nature, dans les vers qui terminent cette scène attendrissante. |