Imágenes de página
PDF
ePub

vrai que l'ambition est une vertu au théâtre, et la droiture une sottise; mais un jeune prince amoureux, qui ne connait pas encore le monde et que la politique n'a point corrompu, peut fort bien ne pas vouloir acheter le trône par une lâcheté, il peut estimer l'honneur plus que la vie. Si, vaincu par les prières d'Atalide, Bajazet a pu descendre jusqu'à la feinte avec Roxane, lorsque Atalide jalouse condamne cette feinte, il peut rentrer dans son caractère, et préférer les plus grands périls à la honte de céder aux menaces d'une femme cet entêtement est héroïque, il n'en est pas moins turc, quoiqu'il paraisse étrange au théâtre.

Les caprices, les contradictions, les bizarreries d'Atalide sont dans le cœur des amoureuses de tous les pays; elles conviennent aux princesses de l'Orient, comme aux héroïnes du Nord Atalide n'est point une esclave, elle est de la famille des Ottomans, il n'y a rien dans ses sentiments qui ne soit trèsconforme à sa naissance et aux mœurs de sa nation. C'était donc bien à tort que Corneille ne voyait que des Français dans Bajazet et Atalide; qu'aurait-il dit d'Orosmane et de Zaïre?

Quoiqu'il en soit de ces deux rôles, celui d'Acomat est d'une telle supériorité qu'il arrachait à Voltaire ce cri d'admiration: « Cet Acomat me parait l'effort de l'esprit humain. Je ne vois rien dans l'antiquité, ni chez les modernes, qui soit dans ce caractère, et la beauté de la diction le relève encore. Pas un seul vers ou dur ou faible, pas un mot qui ne soit le mot propre jamais de sublime hors-d'œuvre, qui cesse alors d'être sublime; jamais de dissertation étrangère au sujet; toutes les convenances parfaitement observées; enfin ce rôle me parait d'autant plus admirable, qu'il se trouve dans la seule tragédie où l'on pouvait l'introduire, et qu'il aurait été déplacé partout ailleurs. »

Ce que dit Voltaire du style de Racine est rigoureusement vrai du rôle d'Acomat, mais ne l'est pas tout-à-fait autant du reste de la pièce. On sait que Boileau en trouvait la versification négligée. Expliquons-nous pourtant; cela veut dire qu'on y remarque environ cinquante vers répréhensibles, sur un millier d'excellents, et trois ou quatre cents d'admirables; c'est dans

cette proportion qu'il est arrivé à Racine, une fois en sa vie. depuis Andromaque, d'être ce que Boileau appelait négligé. Pour conclure, au lieu de dire avec La Harpe: Bajazet est un ouvrage du second ordre qui n'a pu être fait que par un homme du premier, nous dirons: Bajazet n'est pas la meilleure pièce de Racine, mais c'est une tragédie du premier ordre qui laisse bien loin derrière elle des pièces qu'on a voulu nous faire admirer comme des chefs-d'œuvre. (Geoffroy, cité par M. d'Assance, Cours de littérature.)

MITHRIDATE.

Il parait que, dans Mithridate, Racine se proposa de lutter de plus près contre Corneille, en mettant comme lui sur la scène un de ces grands caractères de l'antiquité, d'autant plus difficile à bien peindre, que l'histoire en a donné une plus haute idée. Il avait fait voir dans Acomat tout ce qu'il pouvait mettre de force dans un personnage d'imagination: il fit voir dans Mithridate avec quelle énergie et quelle fidélité il savait saisir tous les traits de ressemblance d'un modèle historique. On retrouve chez lui Mithridate tout entier, son implacable haine pour les Romains, sa fermeté et ses ressources dans le malheur, son audace infatigable, sa dissimulation profonde et cruelle, ses soupçons, ses jalousies, ses défiances, qui l'armèrent si souvent contre ses proches, ses enfants, ses maîtresses. Il n'y a pas jusqu'à son amour pour Monime qui ne soit conforme, dans tous les détails, à ce que les historiens nous ont appris. On sait que plus d'une fois, au moment d'un danger ou d'une défaite, il fit périr celles de ses femmes qu'il aimait le plus, de peur qu'elles ne tombassent au pouvoir du vainqueur. C'est à ces ordres sanguinaires, à cette jalousie féroce qu'on a reconnu dans tous les temps ce qu'est l'amour dans le cœur du despote asiatique. Celui de Mithridate, non-seulement a le mérite d'être conforme aux mœurs et à l'histoire, il est encore tel que l'auteur de l'Art poétique désire qu'il soit dans une tragédie :

Et que l'amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse, et non une vertu.

Avec quelle force Mithridate se reproche le penchant malheureux qui l'entraîne vers Monime à l'instant ou sa défaite le force de chercher un asile dans une de ses forteresses du Bosphore! Et combien de circonstances se réunissent pour rendre excusable cette passion qui, par elle-même, n'est pas faite pour son åge! C'est dans le temps de ses prospérités qu'il a envoyé le bandeau royal à Monime; et depuis ce temps la guerre l'a toujours éloigné d'elle. Il était alors glorieux et triomphant; il est malheureux et vaincu.

Ses ans se sont accrus, ses honneurs sont détruits.

C'est dans un semblable moment qu'il est cruel de perdre ce qu'on aimait, parce qu'alors cette perte semble une insulte faite au malheur, et la dernière injure de la fortune, qui devient plus sensible après toutes les autres. On est porté à excuser, à plaindre un roi fugitif, occupé de vengeance et de haine, et allant malgré lui demander des consolations à l'amour, qui met le comble à tous ses maux. C'est sous ce point de vue que le poète a eu l'art de nous montrer Mithridate. Quand ce prince s'aperçoit avec quelle triste résignation Monime se prépare à le suivre à l'autel, cette ame altière et aigrie se révolte à la seule idée de ce qui peut ressembler au mépris.

Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime,
Vous n'allez à l'autel que comme une victime;
Et moi, tyran d'un cœur qui se refuse au mien,
Même en vous possédant, je ne vous devrai rien !
Ah! Madame, est-ce là de quoi me satisfaire?
Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
Je ne prétende plus qu'à vous tyranniser?
Mes malheurs, en un mot, me font-ils mépriser?
Ab! pour tenter encor de nouvelles conquêtes,
Quand je ne verrais pas des routes toutes prètes,
Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas,
Vaincu, persécuté, sans secours, sans états,
Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
Conservant pour tout bien le nom de Mithridate,
Apprenez que, suivi d'un nom si glorieux,
Partout de l'univers j'attacherais les yeux;

Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,

Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être,
Au-dessus de leur gloiré, un naufrage élevé,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.

C'est avec ces mouvements, qui peignent si bien l'âme et le caractère, que l'on donne encore aux faiblesses le ton de la grandeur; et le spectateur les pardonne encore plus volontiers à celui qui sait en rougir, et qui sait dire comme Mithridate :

O Monime! ô mon fils, inutile courroux!

Et vous, heureux Romains! quel triomphe pour vous,
Si vous saviez ma honte, et qu'un avis fidèle

De mes lâches combats vous portát la nouvelle !
Quoi! des plus chères mains craignant les trahisons
J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons;
J'ai su par une longue et pénible industrie,
Des plus mortels venins prévenir la furie :

Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
Un cœur déjà glacé par le froid des années!

On a fait à Mithridate le même reproche qu'à Néron, de se servir contre Monime d'un moyen aussi peu fait pour la tragédie, que celui dont se sert Néron contre Junie. Nous répondons à la même objection par la même apologie : la scène est tragique, puisqu'elle produit de la terreur. Il y a même ici une raison de plus, prise dans la dissimulation habituelle, qui était une des qualités particulières à Mithridate. Il soutient cette même dissimulation lorsqu'il redouble de caresses pour Xipharès à l'instant où il médite de s'en venger, et le poète a soin de faire dire à Xipharès qu'il reconnait Mithridate à ses artifices ordinaires, et qu'il est perdu, puisque son père dissimule avec lui.

Nous avons vu que le caractère altier, sombre et artificieux de Mithridate était conservé jusque dans son amour, et que sa fermeté dans le malheur et le sentiment de sa grandeur passée empêchaient qu'il ne fût avili devant Monime. C'est avec la même vérité, et avec plus de force encore, que l'auteur a su peindre cette haine furieuse qui, pendant quarante ans, avait armé le roi de Pont contre les Romains. Jamais le pinceau de

Racine ne parut plus mâle et plus fier, et ce rôle est celui où il se rapproche le plus de la vigueur de Corneille, surtout dans la scène fameuse où il expose à ses deux fils son projet de porter la guerre dans l'Italie. Ce n'est pas une invention du poète. Ce projet audacieux est attesté par plusieurs écrivains, et détaillé dans Apprien, qui trace même la route que devait tenir Mithridate. Si la trahison de Pharnace et la fortune de Pompée n'eussent pas accablé ce formidable ennemi de Rome, au moment où il méditait ce grand dessein, son courage et sa renommée pouvaient lui fournir assez de ressources pour l'exécuter, et personne n'était plus capable de faire voir à l'Italie un autre Annibal. Cette scène a encore un autre mérite: en montrant le héros dans toute son élévation, elle montre aussi sa jalousie artificieuse, puisqu'elle a pour objet de pénétrer ce qui se passe dans le cœur de Pharnace, et d'en arracher l'aveu de ses projets sur Monime. Cette situation met dans tout son jour le contraste des deux jeunes princes, qui soutiennent également leur caractère. Le perfide Pharnace, comptant sur l'appui des Romains qu'il attend, refuse formellement d'aller épouser la fille du roi des Parthes; et le vertueux Xipharès, tout entier à son devoir et à son père, ne connait d'autres intérêts que ceux de la nature et de la gloire, et saisit avec l'enthousiasme d'un jeune guerrier le dessein d'aller combattre les Romains dans l'Italie.

Cette scène nous paraît, sous tous les rapports, une des plus belles que Racine ait conçues; et le discours de Mithridate est, dans notre langue, un des modèles les plus achevés du style sublime.

Je fuis: ainsi le veut la fortune ennemie.
Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie,
Pour croire que, longtemps soigneux de me cacher,
J'attende en ces déserts qu'on me vienne chercher.
La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgraces.
Déjà plus d'une fois retournant sur mes traces,
Tandis que l'ennemi, par ma fuite trompé,
Tenait après son char un vain peuple occupé,
Et, gravant en airain ses frèles avantages,
De mes états conquis enchaînait les images,
Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts,

« AnteriorContinuar »