Que faisaient cependant nos braves janissaires? Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu? Ces questions d'Acomat préparent à de grands projets. Il n'y a pas jusqu'ici un mot inutile et qui n'attire une grande attention. Amurat est content, si nous le voulons croire, Votre absence est pour eux un sujet de murmure; On reconnait à ces traits cette milice impérieuse et effrénée qui fut toujours redoutable à ses maîtres, accoutumée à décider de leur sort, également à craindre pour eux, soit qu'elle méprisát leur faiblessse, soit qu'elle redoutât leur fermeté, qu'enfin l'on ne pouvait contenir que par l'ascendant que donnent la victoire et la renommée. On voit qu'une haine secrète, une jalousie et une défiance réciproques règnent entre eux et le sultan. Leur estime et leur affection pour Acomat donnent une haute idée de ce vizir, et montrent un homme capable des grands projets qu'il va nous révéler. Tout se prépare par degrés et comme l'âme d'un vieux guerrier s'enflamme tout-àcoup au récit d'Osmin! Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée, Crois-tu qu'ils me suivraient encor avec plaisir, OSMIN. Le succès du combat règlera leur conduite; Toute l'histoire des Turcs prouve combien ils sont ici fidèlement représentés. La destinée des empereurs ottomans a toujours dépendu plus ou moins de leurs succès dans la guerre, des intrigues de leurs ministres et des mouvements du peuple et des janissaires. Cette nation féroce et fanatique, à la fois esclave et conquérante, animée d'une haine religieuse contre tout ce qui n'est pas Musulman, semblait ne vouloir pour maitres que ceux qui, en faisant trembler les autres peuples, la faisaient trembler elle-même. La crainte et le fanatisme sont les seuls ressorts d'un gouvernement qui n'est pas fondé sur les lois. Les sultans n'étaient obéis qu'en se faisant redouter de leurs sujets et de leurs ennemis Une défaite les faisait mépriser, ébranlait leur trône et exposait leur vie. Le dogme de la fatalité, établi par la croyance générale, autorisait à penser qu'un prince malheureux à la guerre était condamné par le ciel. Toutes ces notions politiques et religieuses auraient pu fournir à Racine de très-beaux vers qu'il ne s'est pas permis, parce qu'ils n'auraient été faits que pour les spectateurs, et qu'ils auraient exprimé des idées trop familières aux personnages, pour qu'ils dussent prendre la peine de les développer. Il se contente de les faire parler conformément à ces idées reçues, quand il dit : Qu'ils n'expliquent, seigneur, la perte du combat, Si Osmin eût voulu dire pourquoi, c'eût été le poète français qui aurait parlé; car il y en avait assez entre des Turcs qui s'entendent. Ce n'est pas que des détails de cette nature ne puissent ailleurs ètre bien amenés; mais ils seraient déplacés dans une scène telle que celle-ci, dont l'importance ne permet pas un mot qui ne soit absolument nécessaire. Racine s'en est tenu au trait qui peint les mœurs, et a joint encore à ce mérite celui qui n'appartient qu'aux grands écrivains, de s'interdire les beautés hors de place. Osmin continue: Cependant, s'il en faut croire la renommée ACOMAT. Tel était son dessein : cet esclave est venu; OSMIN. Quoi! seigneur, le sultan reverra son visage ACOMAT. Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin, OSMIN. Mais le sultan, surpris d'une trop longue absence, Que lui répondrez-vous? La tête de Bajazet demandée, la mort de cet esclave, la désobéissance formelle d'Acomat, tout fait pressentir la révolution qu'on médite dans le sérail, et prépare en même temps les vengeances d'Amurat, dont Orcan, dans la suite de la pièce, sera l'exécuteur. Chaque mot contient le germe des événements qui doivent éclore, et la politique d'Acomat va se montrer tout entière. Peut-être avant ce temps Je saurai l'occuper de soins plus importants. Je sais, à son retour, l'accueil qu'il me destine. Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir! Quoi! Roxane, seigneur, qu'Amurat a choisie La réponse d'Acomat va faire connaitre successivement tous les personnages, leurs caractères et leurs intérêts; et cette explication est naturellement amenée; car Osmin, absent depuis longtemps, ignore tout ce qui se passe, et Acomat parle à son confident intime, à un homme qui lui est dévoué et nécessaire. Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu. L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance, On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir. Il n'est pas question d'Ibrahim dans la pièce. L'auteur n'a placé ici son portrait que pour former un contraste qui fasse ressortir davantage le personnage de Bajazet ; et ce portrait est fini en quatre vers, qui sont au nombre des plus beaux de notre langue. C'est un modèle de la véritable force de style, qui consiste à réunir la plus grande étendue d'idées avec la plus grande précision de mots. Il n'y en a pas un qui ne porte coup. Boileau citait souvent ces quatre vers comme une preuve que Racine possédait encore plus que lui le style satirique. L'autre, trop redoutable et trop digne d'envie, Il fallait disposer le spectateur en faveur de Bajazet, destiné, dans le plan de la pièce, à ne jouer qu'un rôle purement passif. Ce qu'on en dit ici commence à intéresser pour lui: et dans la suite on le verra sans cesse ne demander que des armes et les moyens de s'en servir. Sous ce rapport, le rôle de Bajazet est tout ce qu'il devait être. Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat, |