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Que faisaient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?

Ces questions d'Acomat préparent à de grands projets. Il n'y a pas jusqu'ici un mot inutile et qui n'attire une grande attention.

Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir,
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible à tous les janissaires;
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même, j'ai souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure,

Votre absence est pour eux un sujet de murmure;
Ils regrettent le temps, à leur grand cœur si doux,
Lorsque, assurés de vaincre, ils combattaient sous vous.

On reconnait à ces traits cette milice impérieuse et effrénée qui fut toujours redoutable à ses maîtres, accoutumée à décider de leur sort, également à craindre pour eux, soit qu'elle méprisát leur faiblessse, soit qu'elle redoutât leur fermeté, qu'enfin l'on ne pouvait contenir que par l'ascendant que donnent la victoire et la renommée. On voit qu'une haine secrète, une jalousie et une défiance réciproques règnent entre eux et le sultan. Leur estime et leur affection pour Acomat donnent une haute idée de ce vizir, et montrent un homme capable des grands projets qu'il va nous révéler. Tout se prépare par degrés et comme l'âme d'un vieux guerrier s'enflamme tout-àcoup au récit d'Osmin!

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée,
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?

Crois-tu qu'ils me suivraient encor avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir?

OSMIN.

Le succès du combat règlera leur conduite;
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite..
Quoiqu'à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez soumis, rapporter dans Byzance,
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance.
Mais, si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent, seigneur, la perte du combat,
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

Toute l'histoire des Turcs prouve combien ils sont ici fidèlement représentés. La destinée des empereurs ottomans a toujours dépendu plus ou moins de leurs succès dans la guerre, des intrigues de leurs ministres et des mouvements du peuple et des janissaires. Cette nation féroce et fanatique, à la fois esclave et conquérante, animée d'une haine religieuse contre tout ce qui n'est pas Musulman, semblait ne vouloir pour maitres que ceux qui, en faisant trembler les autres peuples, la faisaient trembler elle-même. La crainte et le fanatisme sont les seuls ressorts d'un gouvernement qui n'est pas fondé sur les lois. Les sultans n'étaient obéis qu'en se faisant redouter de leurs sujets et de leurs ennemis Une défaite les faisait mépriser, ébranlait leur trône et exposait leur vie. Le dogme de la fatalité, établi par la croyance générale, autorisait à penser qu'un prince malheureux à la guerre était condamné par le ciel. Toutes ces notions politiques et religieuses auraient pu fournir à Racine de très-beaux vers qu'il ne s'est pas permis, parce qu'ils n'auraient été faits que pour les spectateurs, et qu'ils auraient exprimé des idées trop familières aux personnages, pour qu'ils dussent prendre la peine de les développer. Il se contente

de les faire parler conformément à ces idées reçues, quand il dit :

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Qu'ils n'expliquent, seigneur, la perte du combat,
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

Si Osmin eût voulu dire pourquoi, c'eût été le poète français qui aurait parlé; car il y en avait assez entre des Turcs qui s'entendent. Ce n'est pas que des détails de cette nature ne puissent ailleurs ètre bien amenés; mais ils seraient déplacés dans une scène telle que celle-ci, dont l'importance ne permet pas un mot qui ne soit absolument nécessaire. Racine s'en est tenu au trait qui peint les mœurs, et a joint encore à ce mérite celui qui n'appartient qu'aux grands écrivains, de s'interdire les beautés hors de place.

Osmin continue:

Cependant, s'il en faut croire la renommée
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.
On craignait qu'Amurat, par un ordre sévère,
N'envoyåt demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel était son dessein : cet esclave est venu;
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.

OSMIN.

Quoi! seigneur, le sultan reverra son visage
Sans que de vos respects il lui porte ce gage!

ACOMAT.

Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.

OSMIN.

Mais le sultan, surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.

Que lui répondrez-vous?

La tête de Bajazet demandée, la mort de cet esclave, la désobéissance formelle d'Acomat, tout fait pressentir la révolution qu'on médite dans le sérail, et prépare en même temps les vengeances d'Amurat, dont Orcan, dans la suite de la pièce,

sera l'exécuteur. Chaque mot contient le germe des événements qui doivent éclore, et la politique d'Acomat va se montrer tout entière.

Peut-être avant ce temps

Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat a juré ma ruine;

Je sais, à son retour, l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats,
Qu'il va chercher sans moi les siéges, les combats:
Il commande l'armée; et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir..
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles,
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.

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Quoi! Roxane, seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs états et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour;'
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils prit le nom de sultane.

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La réponse d'Acomat va faire connaitre successivement tous les personnages, leurs caractères et leurs intérêts; et cette explication est naturellement amenée; car Osmin, absent depuis longtemps, ignore tout ce qui se passe, et Acomat parle à son confident intime, à un homme qui lui est dévoué et nécessaire.

Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang.

L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traine, exempt de péril, une éternelle enfance;
Indigne également de vivre et de mourir,

On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

Il n'est pas question d'Ibrahim dans la pièce. L'auteur n'a placé ici son portrait que pour former un contraste qui fasse ressortir davantage le personnage de Bajazet ; et ce portrait est fini en quatre vers, qui sont au nombre des plus beaux de notre langue. C'est un modèle de la véritable force de style, qui consiste à réunir la plus grande étendue d'idées avec la plus grande précision de mots. Il n'y en a pas un qui ne porte coup. Boileau citait souvent ces quatre vers comme une preuve que Racine possédait encore plus que lui le style satirique.

L'autre, trop redoutable et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tous temps,
La molle oisiveté des enfants des sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l'as vu courir dans les combats,
Emporter après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.

Il fallait disposer le spectateur en faveur de Bajazet, destiné, dans le plan de la pièce, à ne jouer qu'un rôle purement passif. Ce qu'on en dit ici commence à intéresser pour lui: et dans la suite on le verra sans cesse ne demander que des armes et les moyens de s'en servir. Sous ce rapport, le rôle de Bajazet est tout ce qu'il devait être.

Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils naissant eût rassuré l'Etat,
N'osait sacrifier ce frère à sa vengence,
Ni du sang ottoman proscrire l'espérance.
Ainsi done, pour un temps, Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,

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