NARCISSE. Je me garderai bien de vous en détourner, NÉRON. On répond de son cœur, et je vaincrai le mien. Il a déjà attaqué Néron par la crainte la crainte n'a pas réussi. Il se retourne sur le champ, et l'attaque par la jolousie. Et l'hymen de Junie en est-il le lien? NERON. C'est prendre trop de soin : quoiqu'il en soit, Narcisse, Ce moment est critique pour Narcisse. Voilà déjà deux attaques repoussées. Il ne perd pas de temps il cherche à irriter Néron par la jalousie du pouvoir. Agrippine, seigneur, se l'était bien promis. NÉRON. Quoi donc? qu'a-t-elle dit? et que voulez-vous dire? NARCISSE. Elle s'en est vantée assez publiquement. NERON. De quoi? NARCISSE. Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment; Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste Que vous-même à la paix souscririez le premier, NÉRON. Mais, Narcisse, dis-moi : que veux-tu que je fasse? Remarquons ici la vérité du dialogue et la simplicité de la diction: elle n'est pas au-dessus de la conversation soutenue, et ne devait pas en effet aller au-delà. D'un côté, c'est un scélérat froid et réfléchi, qui ne songe pas à parer son langage, les fripons ne se passionnent guère; de l'autre, un homme intérieurement agité, qui ne répond que par quelques mots pénibles. Toute figure poétique devait disparaitre. Nos critiques du jour, qui affectent de ne pas reconnaitre d'autre poésie, ne manqueraient pas, si Racine était vivant, de le trouver bien froid et bien faible. « Quels vers, diraient-ils que ceux-ci! Agrippine, seigneur, se l'était bien promis. Elle s'en est vantée assez publiquement. Mais, Narcisse, dis-moi : que veux-tu que je fasse? S'exprimerait-on autrement en prose?» Et c'est précisément pour cela qu'ils sont excellents, car ils sont ce qu'ils doivent être. Le dernier, tout simple qu'il est, fait trembler le tigre va se réveiller : Je n'ai que trop de pente à punir son audace; : Ici Narcisse commence à être plus à son aise. Il a voulu sonder l'âme de Néron. Elle s'ouvre, et il voit que la nature n'y a pas jeté un cri, qu'il n'y a pas un remords, pas un sentiment de vertu; que Néron ne fait rien, ni pour son frère, ni pour sa mère, ni pour Burrhus, mais seulement qu'il craint encore l'opinion publique, le dernier frein de l'homme pervers et puissant, quand il a de l'amour propre. Néron en a encore, et c'est par son amour-propre même que Narcisse va se ressaisir de lui. Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides? Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours? Ils croiront, en effet, mériter qu'on les craigne. Voilà, de toutes les suggestions, la plus perfide et la plus sûre auprès des mauvais princes; c'est d'irriter en eux l'orgueil du pouvoir. Qui peut savoir combien de fois l'adulation a répété dans d'autres termes ce que dit ici Narcisse? Il ne lui reste plus qu'à rassurer bien pleinement Néron sur l'opinion et les discours des Romains. Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés; Ils adorent la main qui les tient enchaînés. Vous les verrez toujours ardents à vous complaire : J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, C'est en effet ce qui arriva après le meurtre d'Agrippine, et l'abjection des Romains est peinte ici avec l'énergique fidélité des crayons de Tacite. Néron délivré, non pas de ses scrupules, mais de ses craintes, ne se défend plus que bien faiblement. Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre. J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre. Je ne veux point encore, en lui manquant de foi, Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille. Il ne reste donc plus à détruire qu'un reste d'égards pour Burrhus, exprimé de manière à faire voir que les conseils d'un vertueux gouverneur pèsent étrangement à Néron, impatient de secouer toute espèce de joug. C'est l'instant de porter le dernier coup, et Narcisse emploie l'arme si familière aux méchants, la calomnie. Il attribue à Burrhus, à Sénèque, à tous ceux qui s'efforçaient encore de contenir les vices de Néron, les propos les plus injurieux et les plus amers. Cet artifice des flatteurs ne manque presque jamais son effet. Ils mettent dans la bouche de celui qu'ils veulent perdre tout le mépris qu'ils ont au fond du cœur, pour le maître qu'ils veulent tromper. Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu'il dit; Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée. A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre; Pour le coup, il est impossible que Néron résiste à cette adresse infernale. Chaque mot est un trait qui le perce. On le prend à la fois par toutes ses faiblesses; il faut qu'il succombe. Viens, Narcisse, allons voir ce que nous devons faire. Il ne dit pas positivement ce quel parti il prenda, mais on voit que son parti est déjà pris. Cette scène est peut-être la plus grande leçon que jamais l'art dramatique ait donnée aux souverains. On assure que l'endroit qui regarde les spectacles fit assez d'impression sur Louis XIV pour le corriger de l'habitude où il était, dans sa jeunesse, de représenter sur la scène dans les fêtes de sa cour. C'était une chose de peu d'importance; mais cette scène bien méditée peut donner de tout autres leçons. Nous ne parlerons du beau récit de la mort de Britannicus que pour observer le seul endroit où Racine, égal à Tacite dans tout le reste, paraît être resté au-dessous de lui. Il s'agissait de peindre les différentes impressions que, produisit sur les courtisans le moment où Britannicus expire empoisonné. La moitié s'épouvante et sort avec des cris. Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage, Sur les yeux de César composent leur visage. Peut-être ne désirerait-on rien de plus, si l'on ne connaissait pas le texte de Tacite At quibus altior intellectus, resistunt defixi et Cæsarem intuentes. « Mais ceux qui voient de plus loin restent immobiles, les yeux attachés sur César. » Rien n'est plus frappant que cette immobilité absolue dans un événement de cette nature. Demeurer maître de soi à un semblable spectacle, au point de n'avoir pas un mouvement avant d'avoir vu celui du maître, est le dernier effort de l'habitude de servir, et le sublime de l'esprit de courtisan. C'est ainsi que Tacite sait peindre; mais Racine; un moment après, se rapproche de lui, dans ces vers qu'il ne doit point à l'imitation : Son crime seul n'est pas ce qui me désespère. Sa jalousie a pu l'arme contre son frère. Mais, s'il vous faut, Madame, expliquer ma douleur, Ses yeux indifférents ont déjà la constance D'un tyran dans le crime endurci dès l'enfance. Quel nerf d'expression! Tel est dans cent endroits le style de cet homme à qui l'on ne voulait accorder que le talent de peindre l'amour. Un des caractères du génie, et surtout du génie dramatique, est de passer d'un sujet à un autre sans s'y trouver étranger, et d'être toujours le même sans se ressembler jamais. Nous avons vu quel pas étonnant Racine avait fait lorsque, malgré le succès d'Alexandre, revenant par sa propre force à la nature et à lui-même, il fixa, à l'âge de vingt-sept ans, une époque aussi |