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manqua pas de faire le rapprochement; et ceite surdité qui lui fermait la carrière des honneurs, parce que, à la cour« il faut plutôt, dit Binet, être muet que sourd,» lui valut une gloire qu'il n'aurait jamais eue sans elle. Bienheureux sourd, s'écrie le cardinal Du Perron, qui a donné des oreilles aux Français, pour entendre les oracles et les mystères de la poésie! Bienheureux échange de l'ouïe corporelle à l'ouïe spirituelle! Bienheureux échange du bruit et du tumulte populaire à l'intelligence de la musique et de l'harmonie des cieux, et à la connaissance des accords et des compositions de l'âme ! C'est ce grand Ronsard qui a le premier chassé la surdité spirituelle des hommes de sa nation... Le bienheureux sourd songea à recommencer sérieusement ses études. Il avait connu chez Lazare de Baïf le savant Dorat, précepteur du fils: il se fait aussitôt son élève, et même s'enferme avec le jeune Baïf au collège de Coqueret, lorsque Dorat en est nommé principal. Là, il rencontre Remi Belleau, futur poète, Antoine Muret, déjà érudit, ses coudisciples alors, et bientôt ses commentateurs. Tous sont frappés et remués de ses progrès et de son audace d'esprit; en l'entendant, le laborieux mais pesant Baïf s'électrise et ne rève plus qu'innovation. Du Bellay que Ronsard a rencontré un jour en voyage, est du premier abord séduit à ses idées, et s'associe avec transports aux études communes. Dorat et Turnèbe eux-mêmes s'étonnent de leur propre admiration pour un disciple, pour un poète français né d'hier et ne savent que le saluer, dès ses premiers essais, du surnom d'Homère et de Virgile.

IMMENSE RÉPUTATION DE RONSARD.

Cette forte discipline de collége (*) se prolonge sept ans entiers et, quand ensuite l'ancien page reparait à la cour, sa renommée l'y a déjà précédé. Une fois Mellin de Saint-Gelais réduit au silence, le succès est rapide, unanime, et ressemble à un triom

(') Ronsard, dit Claude Binet, ayant été nourri jeune à la cour et dans l'habitude de veiller tard, demeuroit à l'étude sur les livres jusqu'à deux ou trois heures après minuit, et en se couchant il réveilloit le jeune Baif, qui, se levant et prenant la chandelle, ne laissait pas refroidir la place. Baïf étai plus fort en grec, et Ronsard en poésie française, et ils se donnaient l'un à l'autre des conseils et des secours.

phe Proclamé par les Jeux Floraux le prince des poètes, Ronsard, comme on l'avait déjà dit de Marot, devint le poèle des princes. Marguerite de Savoie, sœur de Henri II, est pour lui sa Marguerite de Navarre. Marie Stuart l'accueille durant le règne si court de son époux; plus tard elle se souviendra de lui sur le trône d'Ecosse, et plus tard encore elle le lira dans sa captivité. Charles IX, qui eut des talents et aurait pu avoir des vertus, chérissait Ronsard, le comblait d'abbayes, de bénéfices; et un jour de belle humeur il lui adressa des vers pleins d'élégance où il abjurait gaiment son titre roi (*).

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A ces faveurs royales se joignaient les hommages non moins enivrants d'un peuple d'admirateurs: Nul alors, nous dit Pasquier, ne mettoit la main à la plume qui ne le célébrât par ses vers. Sitôt que les jeunes gens s'étoient frottés à sa robe, ils se faisoient accroire d'être devenus poètes. » C'était un hymne continuel, un véritable culte. Par une sorte d'apothéose, Ronsard imagina une Pléiade poétique, à l'imitation des poètes grecs qui vivaient sous les Ptolémées; il y placa auprès de lui Dorat son maître, Amadis Jamyn son élève, Joachim Du Bellay et Remi Belleau ses anciens coudisciples, enfin Etienne Jodelle et Pontus de Thiard, ou par variante Scévole de sainte Marthe et Muret. La vénération du siècle s'empressa de consacrer cette constellation nouvelle. Tous les choix sans doute n'emportaient pas égale faveur, et même certains suffrages célèbres se montrèrent dès lors sévères contre quelques-uns. Pasquier faisait assez peu de cas de Baïf, et Du Perron méprisait Jodelle et Belleau. Mais sur Ronsard l'accord était universel; les plus illustres, sans nulle exception, s'agenouillaient devant lui: et De Thou, qui, rapportant la naissance du poète à l'année du désastre de Pavie, y voyait pour la patrie une compensation suffisante; et l'Hospital, qui protégea si hautement ses débuts contre la cabale de la cour; et Du Perron, qui prononça si pompeusement son oraison funèbre, et qui le citait toujours lui, Cujas et Fernel, comme les trois merveilles du siècle; et Pasquier qui ne faisait nul triage dans ses œuvres, car, disait-il, tout est admirable en

() Voir plus haut page 19.

lui; › et Muret, qui écrivit une fois en français pour commenter ses sonnets d'amour; et Passerat, qui préférait je ne sais plus laquelle de ses odes au duché si prisé de Milan; et Jules César Scaliger, et Lambin, et Galland, et Sainte Marthe, et en particulier Montaigne, si indépendant et si sensé, qui d'une seule ligne déclare la poésie française arrivée à sa perfection et Ronsard égal aux anciens. Hors de France, et dans toute l'Europe civilisée, le nom de Ronsard était connu et révéré comme un de ces noms désormais inséparables de celui de la nation qu'ils honorent. La reine Elisabeth envoya un diamant de grand prix à celui qui avait célébré sa belle rivale sur le trône, et qui la charmait encore dans les fers. Le Tasse, venu à Paris en 1571, s'estima heureux de lui être présenté et d'obtenir son approbation pour quelques chants du Godefroy dont il lui fit lecture. Il y eut un poème italien composé par Sperone Speroni à la louange de Ronsard, et ses œuvres étaient publiquement lues et expliquées aux écoles françaises de Flandres, d'Angleterre, de Pologne, et jusqu'à Dantzick.

Ce concert de louanges dura, comme nous l'avons dit, cinquante années pleines; et loin de s'affaiblir, il allait croissant avec le temps. Il est vrai qu'à la mort de Charles IX, Ronsard, vieillissant et malade, s'était retiré dans une de ses abbayes, et que le poète Des Portes jouissait de toute la faveur de Henri III; mais, quoi qu'en ait dit Boileau, Des Portes aussi bien que Bertaut et tous ceux de son âge, admirateur, élève et non pas rival du vieux poète, s'était produit sous son patronage et formé sur son exemple. Lorsque Ronsard mourut (1585), la France entière le pleura; des oraisons funèbres, des statues de marbre lai furent décernées, et sa mémoire, revêtue de toutes les sortes de consécrations, semblait entrer dans la postérité comme dans un temple.

SÉVÉRITÉ EXCESSIVE DES TEMPS QUI ONT SUIVI A L'ÉGARD DE RONSARD.

Quinze ans à peine s'étaient depuis écoulés, qu'un jour Henri IV, amateur de poésie, ayant demandé à Du Perron pourquoi il

ne faisait plus de vers, le prélat répondit qn'il y avait renoncé depuis qu'un gentilhomme de Normandie, établi en Provence, en faisait de si bons, qu'il imposait silence aux plus vieux. Ce gentilhomme normand était Malherbe. Il réforma tout. Grammairien autant que poète, sévère pour lui, rigoureux pour les autres, il lui arriva, dans un instant de mauvaise humeur, où sa veine était à sec, de rencontrer sous sa main un exemplaire de Ronsard; il se mit à le biffer vers par vers. Comme on lui fit remarquer depuis qu'il en avait oublié quelques-uns, il reprit la plume et biffa tout. C'était l'arrêt de la postérité qu'il venait d'écrire. Depuis lors, il devint peu à peu de bon goût et de bon ton de ne parler de Ronsard que comme d'une grande renommée déchue, et les plus bienveillants crurent lui faire honneur en le comparant à Ennius ou à Lucile. Décrédité à la cour et auprès des générations nouvelles, il ne garda plus de partisans que dans l'université, dans les parlements, surtout ceux de province, et parmi les gentilshommes campagnards. L'Académie française et Boileau l'achevèrent. N'oublions pas que, par l'effet d'une bien naturelle sympathie, il eut pour derniers admirateurs les Théophile, les Scudéri, les Chapelain et les Colletet.

APPRÉCIATION PLUS JUSTE De ses erreurs et de ses dÉFAUTS.

A notre tour, avant d'aller au-delà, il nous semble que cette condamnation portée par Malherbe, Boileau et la postérité, fûtelle au fond légitime, n'a pas été exempte d'aigreur ni de colère. Toute grande célébrité dans les lettres a sa raison, bonne ou mauvaise, qui la motive, l'explique et la justifie du moins de l'absurdité: c'est un devoir d'en tenir compte et de comprendre avant de sévir. Ce poète qu'on flétrit de ridicule pour avoir cru trop aisément à son immortalité, n'y a cru que sur la foi de tout son siècle; et un siècle entier n'a pas dû pêcher par pur engouement. Son erreur n'a pas été une duperic niaise elle mérite bien qu'on l'éclaircisse et qu'on en trouve, s'il est possible, une interprétation moins amère.

Que si, dans ces dispositions dont la bienveillance est encore de l'équité, on aborde la lecture des ouvrages de Ronsard, on en viendra, après un peu d'ennui et de désappointement, sinon à faire grâce à sa renommée, du moins à la concevoir. Lorsqu'il parut, l'étude de l'antiquité, affranchie des premiers obstacles, était dans toute sa ferveur et son éclat. D'abord le seul labeur avait été de déchiffrer les manuscrits, de rétablir les textes, et de publier des éditions avec commentaires. La mode des traductions s'était peu à peu introduite et avait surtout pris un grand développement sous François Ier. Mais les traductions satisfaisaient peu les goûts littéraires des érudits, c'est-à-dire de tous les lettrés du temps, et, s'ils daignaient songer quelquefois à la langue maternelle, c'était pour regretter qu'elle ne fit pas d'elle-même quelque tentative plus libre dans les voies antiques. Ronsard sentit ce besoin et y répondit merveilleusement. Admirateur des anciens avec une certaine indépendance d'esprit, au lieu de les traduire, il les imita ; tonte son originalité, toute son audace, est d'avoir innové cette imitation. Ordonnant ses sonnets sur ceux de Pétrarque, ses odes sur celles de Pindare et d'Horace, ses chansons sur Anacréon, ses élégies sur Tibulle, sa Franciade, sur l'Enéide, il déploya dans ces cadres d'emprunt une verve assez animée pour qu'on lui en sût alors un gré infini. C'était la première fois que la physionomie du passé semblait revivre dans notre idiome vulgaire, et le monde des lettrés accueillit le poète avec cette sorte de complaisance et de faible qu'on ressent pour qui nous reproduit ou nous rappelle des traits révérés.

Le grand but que Ronsard ne perdit jamais de vue dans ses poésies et qu'il atteignit si bien au gré de ses contemporains, fut la noblesse, la gravité et l'éclat du langage; c'est par ce mérite qu'on l'égalait unanimement aux anciens, et il en reste encore chez lui de vives traces pour le lecteur de nos jours: bien des fois sa période nous paraît arrondie, harmonieuse, et sa pensée revêt de fières ou brillantes images. Trop souvent, il est vrai, dans ses morceaux épiques et lyriques les plus soutenus, une expression, une métaphore triviale ou burlesque, fait grimacer ce style qui veut être sérieux, et, comme une

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