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écrits; son livre est une chimère; c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme, c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption; où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c'est le charme de la canaille; où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent : il peut être le mets des plus délicats. ›

En étudiant les compositions de Rabelais, écrit M. Delécluze, on devient chagrin, comme lorsque l'on voit une belle personne dont le visage commence à être envahi par une dartre vive.›

Pour moi, dit M. Sainte-Beuve, la dartre ne me frappe pas; j'y verrais plutôt une belle femme très-bien portante, qui s'enivre et qui dans l'ivresse dit et fait toutes choses. Aussi ‹ aucune femme pas même Ninon, ne peut lire Rabelais. (Poésie française au XVIe siècle.)

Progrès que Rabelais a fait faire à la langue littéraire.

La langue de Rabelais, dit M. Nisard, est une langue de génie, et, le premier de nos grands écrivains, il représente en l'étendant, l'esprit de son pays, et il enrichit la langue nationale des beautés de la sienne.

Une des qualités de cette langue, parmi tant d'autres qui méritent d'être étudiées, c'est cette souplesse dont il donnait le premier exemple, et qui consiste à passer du noble an familier, sans gêne et sans disparate. Il en avait sans doute pris l'art dans les écrits des Grecs, où cette variété des pensées et des tours qui les expriment, et ce mélange d'expressions de tous les ordres est une des grâces inimitables du génie grec. Platon n'a jamais plus de séduction qu'alors qu'il descend des hauteurs de la spéculation la plus sublime à des peintures familières de la vie, ou qu'il mêle un sourire aimable ou railleur aux plus graves entretiens, faisant couler l'âme, pour ainsi dire d'un ton à un autre, par un mouvement si insensible et si naturel, qu'elle ne s'aperçoit pas du passage. Ainsi fait Rabelais, si ce n'est qu'il s'élève rarement au sublime, et que fort souvent il descend au-dessous du familier, jusqu'au grotesque et au bas. Mais dans

cette gamme plus grossière, j'admire la même harmonie. Cette langue merveilleuse ne se guinde pas pour exprimer de hautes pensées, et de même qu'elle ne s'étonne point quand elle devient éloquente, elle ne croit pas déroger quand elle exprime des idées familières.

Si je la regarde dans les parties de ce livre qui ont été inspirées par la renaissance, que de nouveautés dans ces expressions si profondes et si générales, qui ouvrent comme des horizons infinis à l'esprit du lecteur! Quelle exactitude tout ensemble et quel éclat! Quelle noblesse et quelle liberté! Les mots s'élèvent au niveau des choses et on ne sent dans le discours, ni cet effort pour orner ce qui ne doit pas être orné, ni cet embarras d'une langue rustique, qui ne sait quelle allure prendre au milieu de pensées polies.

Si je la regarde ensuite, soit dans les caractères que Rabelais a créés, soit dans tout ce qu'il conserve et perfectionne de ce don charmant du récit, aussi antique que notre France, je ne la trouve pas moins admirable. Telle en est la richesse, que, par une illusion très-facile à expliquer, nous croyons avoir dégénéré, sous ce rapport, de ceux que Pasquier appelle les pères de notre idiome.

Quel rang doit occuper Rabelais parmi les hommes de génie de notre pays.

S'il y avait quelque inégalité dans les rangs où sont admis les hommes de génie, Rabelais ne devrait pas être au premier rang.

De grands défauts l'en écartent aux yeux de quiconque ne sépare pas la supériorité intellectuelle de la supériorité morale, et ne veut pas reconnaître le beau, là où il ne se montre pas toujours sous les traits de l'honnête.

C'est en premier lieu cette partie immonde de ses œuvres que ne justifie même pas ce qui restait de grossièreté dans les mœurs de ce temps là. Rabelais n'a pas la dignité du génie, ni cette délicatesse non du prédicateur, mais du philosophe qui ne va pas au-delà de la nudité toujours sévère de la vérité philosophique.

Il ne se borne pas à ce qui est, il imagine et il crée dans la saleté. Rabelais tire la vérité de son puits, et la prostitue aux yeux des passants.

En second lieu, il n'est pas bienfaisant; il se joue de nos misères et ne propose jamais de remède. Ce rire éternel de Démocrite est insensé. Rabelais ne s'attache pas aux vérités qu'il rencontre, comme s'il n'en sentait pas le prix, et qu'elles fussent plutôt l'effet du hasard, qui les a jetées sous sa plume, que le fruit de ses réflexions. On regrette qu'il n'ait jamais, soit la volonté, soit la force d'épuiser un ordre d'idées sérieuses.

H n'est guère de sujet dans lequel il n'ait vu ou indiqué la vérité qui était à dire; mais comme si ce peu de sagesse le fatiguait, à peine sa raison commence-t-elle à s'intéresser à son objet, qu'il l'en détourne brusquement, et, soit par une malice délibérée, soit par cet emportement qui lui est propre, il étouffe cette lueur sous un amas de folles plaisanteries. Un torrent de mots, souvent inintelligibles, s'échappe de sa niémoire surchargée, qui semble se répandre tout entière sur le papier sans l'intervention de la volonté. Que reste-t-il ? La vérité ne périt pas; on la retire de dessous cet entassement de paroles vaines; mais on n'en a pas grande reconnaissance à Rabelais.

Etait-ce chez lui une folie feinte? Peut-il y avoir tant d'emportement dans une composition calculée? Etait-il besoin de tout brouiller pour tout cacher? Nous croirions à ce calcul, s'il n'y avait d'embrouillés et de confus que les endroits où la vérité pouvait être périlleuse à dire. Mais il est une explication plus naturelle, et par conséquent plus vraie. La raison de Rabelais a été admirable; mais son humeur a été plus forte que sa raison.

On a remarqué de tous les grands écrivains comiques, qu'ils ont eu l'humeur sérieuse, triste et mélancolique. Cela était vrai de l'Arioste, contemporain de Rabelais, si gai dans son poème, si plaisant dans ses satires. Le trait le plus touchant du caractère de Molière, c'est le contraste du sérieux de son humeur et de la gaieté si franche de son esprit. Rabelais ne ressemble pas à ces grands hommes. Il était naturellement gai et bouffon. Il écrit comme il agit. On se souvient du joyeux frère novice de Fontenay-le-Comte. Que prouvent toutes ces anecdotes

douteuses comme faits, sinon comme impressions populai res l'usage des coups de poing donnés aux bacheliers nouvellement reçus; la promenade sous les fenêtres du chance. lier Duprat; les poisons pour le roi et pour la reine; les trois ou quatre manières bouffonnes dont on le fait mourir; que prouve cette renommée de mystificateur, sinon que l'humeur joyeuse qui déborde dans l'écrivain a été le caractère même de l'homme, et que Rabelais n'a guère moins ri lui-même qu'il n'a fait rire de ses écrits? Ajoutez à cela le goût des ouvrages curieux et rares, et des monstruosités intellectuelles; peut-être un grain de folie; pourquoi n'oserions-nous pas le dire? peut-être une ivresse d'esprit qui n'a été quelquefois que l'ivresse du vin.

En effet, à la différence d'Horace, qui buvait peu et à petits coups, et qui tout en chantant le vin, fut souvent forcé de s'en tenir à l'eau, les éloges que Rabelais fait du Piol et de la Dive Bouteille, sont d'un buveur effectif, et de l'homme qui décla rait mieux aimer boire frais que d'être papimane on papéfigue. Je suys, dit-il, au prologue du livre IV, moyennant un peu de pentagruélisme, sain et dégourd (dégourdi), prest à boire, si voulez. Il n'écrivait pas seulement après boire, mais pendant boire, et, dans sa réfection corporelle, boire vient avant manger. Rousard le prit au mot dans cette épitaphe que nous avons rapportée :

Puis ivre, chantoit la louange

De son ami, le bon Bacchus.

Rien, en effet, ne ressemble plus à l'abondance intarissable d'un homme aviné que certains passages, en trop grand nombre, où Rabelais roule une multitude de mots forgés, parmi lesquels il balbutie quelques paroles d'or, d'une langue qui semble épaissie par le vin.

Quoiqu'il en soit, peu d'écrivains ont plus fait pour notre langue que Rabelais. Il y a versé une foule d'expressions et de tours qui sont demeurés. Mais l'autorité de son exemple n'a pas pu y maintenir un trop grand 1.ombre de grécismes ou de latinismes qu'il y importa, soit qu'il eût été atteint de la pédanterie

des érudits dont il s'est moqué, soit qu'il eût besoin de trois langues à la fois pour l'incroyable richesse de ses idées, folles ou sensées, qui débordaient notre idiome. (Histoire de la lillérature française.)

IMITATEURS DE RABELAIS.

Dès que le roman de Rabelais eut paru tout entier, les imitateurs se jetèrent à corps perdu sur cette proie. Les guerres civiles qui survinrent ne diminuèrent pas le nombre de ses prosélytes. Guillaume des Autels fit paraître, immédiatement après la Saint-Barthélemy, Fanfreluche et Gaudichon, mythistoire baragouine de la valeur de dix alômes, pour la récréation de tous bons Fanfreluchistes. Choliers, publia ses Contes; Du Bouchet, ses Sérées (soirées), aussi piquantes qu'immorales; Nouvellet, ses Joyeuselés. Quant au Moyen de parvenir de Berroald de Verville, c'est un livre confus, où se trouvent quelques inventions heureuses. L'auteur suppose un banquet où figurent tous les grands hommes de tous les temps, et il leur prête une conversation semée de contes obscènes ou impies. Malgré tout l'esprit de l'auteur, en dépit d'un style coulant et coloré, son ouvrage n'offre qu'une lecture aussi fastidieuse qu'elle peut être funeste. A cette liste d'écrits pernicieux, joignous les Gaies Poésies d'Antoine de Cotel, et remarquons qu'au milieu des discordes civiles, le médecin Joubert eut le courage d'écrire un Traité du rire où se trouvent quelques idées philosophiques. Son Traité des erreurs populaires a quelque mérite sous le rapport de la pensée.

Quand les passions religieuses et politiques se mêlèrent à cette verve de gaieté; quand la haine, le sarcasme, l'indécence, les personnalités, la licence et l'érudition se confondirent dans les mêmes esprits, on vit paraître d'étranges panphlets; nul autre siècle ne produisit de pareils ouvrages. Tels sont là Fortune de la cour, satire amère et silencieuse, l'Ile des hermaphrodites, libelle sanglant dont l'auteur est resté inconuu. Telle est aussi la cruelle Légende du cardinal de Lorraine, par le protestant de La Planche, auteur de Mémoires sur son temps;

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