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EXAMEN DOCTRINAL

De la Jurisprudence.

DU DROIT D'ACTION DU MINISTère public en MATIÈRE CIVILE.

Par M. LAFONTAINE, ancien bâtonnier,
conseiller à la Cour impériale d'Orléans.

Propter justitiam, et pro lege servanda,

• patimur nobis contradici..

(THEODORICUS apud CASSIOD.)

1.

Une prérogative dont on ne saurait méconnaître l'importance a été reconnue aux magistrats du ministère public par plusieurs arrêts de Cour impériale, sanctionnés tout dernièrement par un arrêt de la Cour suprême. Cependant, un arrêt postérieur de la Cour de Bordeaux, dont la conviction résiste à la doctrine de la chambré civile, prouve que la question préoccupe toujours sérieusement les esprits, et qu'il n'est pas trop tard pour discuter encore 1.

Désormais, d'après ces arrêts, la barrière est levée, la voie est ouverte, le ministère public peut agir d'office devant les tribunaux civils contre les particuliers, les forcer à défendre leurs noms, leurs titres, leur état civil, leurs intérêts d'honneur, de considération et de fortune, toutes les fois qu'il prétendra agir pour l'exécution de quelque disposition des lois qui intéressent l'ordre public. L'ordre public! quelle élasticité dans l'expression! quel vague, quel indéfini, quel arbitraire dans la chose exprimée!

Assurément c'est ici une révolution dans les idées du monde judiciaire. Jusqu'ici, à part un débat restreint au droit d'initiative du ministère public en matière de mariage, la grande

1 Diverses circonstances ont retardé l'impression de cet article écrit immédiatement après l'arrêt de la Cour d'Orléans du 29 décembre 1860.

majorité des jurisconsultes et, nous le croyons, des officiers. du ministère public eux-mêmes 1, a vécu dans cette croyance qu'un texte spécial était nécessaire pour autoriser le ministère public à se poser en adversaire direct et principal d'un citoyen devant la juridiction civile. Jusqu'ici, les actes du ministère public n'avaient guère révélé ni vulgarisé ce droit général et indéfini qui sommeillait dans l'intérieur des parquets; si l'arme existait, il semble qu'elle n'était pas sortie du fourreau. A peine, jusqu'à ces derniers temps, la Cour de cassation avaitelle eu l'occasion de proclamer, par la bouche de l'illustre et vénérable Henrion de Pansey, « qu'il résultait de la combinai« son des articles 1", titre 8 de la loi du 24 août 1790, et 46 « de la loi du 20 avril 1810, que le ministère public ne pouvait << agir par voie d'action, au civil, que dans les cas spécifiés par « la loi.» (Arrêt du 10 janvier 1829, rendu en matière de recrutement. Sirey, 27, 1, 79.)

Jusqu'ici personne encore n'avait pensé que la société ne fût pas suffisamment armée vis-à-vis des particuliers pour les protéger et assurer l'exécution des lois qui intéressent l'ordre public; qu'il manquât quelque chose à ce réseau de liens et d'entraves tutélaires dont une civilisation avancée enlace les Français pour garantir leur repos et leur bonheur; qu'enfin il fût nécessaire d'y ajouter l'action d'office du ministère public en matière civile, cette initiative dont nos pères croyaient avoir eu à souffrir, et dont ils avaient conservé une frayeur exagérée. Assurément, en des temps ordinaires, les inconvénients de cette initiative seraient rares; l'esprit de légalité et de modération de la magistrature française, les habitudes de mesure et de circonspection des officiers du parquet, offrent sans doute des garanties rassurantes. Mais quand les passions sont déchaînées, quand le souffle des révolutions passe sur le pays, l'usage ne pourrait-il pas aller jusqu'à l'abus, l'arme ne pourrait-elle pas devenir dangereuse?

II.

Trois questions se posent dans cette discussion.

1o Le ministère publica-t-il, en matière civile et en vertu de

1 V. Manuel du ministère public, par M. Massabiau, t. I”, no 793.

l'article 46 de la loi du 20 avril 1810, le droit général et absolu d'introduire des actions, devant les tribunaux civils, contre les particuliers, toutes les fois qu'il prétend agir pour l'exécution des lois qui intéressent l'ordre public?

2° Plus spécialement, a-t-il le droit de former d'office des actions afin de rectification des actes de l'état civil, dans les circonstances qui, suivant lui, intéressent l'ordre public: notamment pour faire supprimer un titre ou une particule nobiliaire?

3° En supposant l'existence de ce double droit d'initiative, le ministère public est-il recevable à appeler d'un jugement dans lequel il n'a pas figuré comme partie principale, mais seulement comme partie jointe?

III.

Tout le système des partisans du droit d'initiative attribué au ministère public repose, quant à la première question, sur le texte de l'article 46 de la loi du 20 avril 1810 réglant l'organisation judiciaire, considéré comme disposition constitutive du droit. Tous les autres textes jetés dans la discussion ne peuvent y être admis que comme des éléments d'interprétation, que comme des dispositions tout au plus confirmatives.

On est d'accord que ce fut en souvenir de ce qu'on appelait les empiétements des Parlements, dont l'action s'exerçait par l'intermédiaire des officiers du parquet, que les auteurs de la loi du 24 août 1790 consignèrent dans l'article 2 du titre 8, comme une des bases générales de l'organisation judiciaire en France, et sans doute comme une de ces maximes constitutionnelles, suivant l'expression de Thouret à l'Assemblée constituante, par lesquelles le pouvoir judiciaire doit être défini, organisé et exercé, la règle suivante :

« Au civil, les commissaires du roi exerceront leur ministère, a non par voie d'action, mais seulement par celle de réquisition, « dans les procès dont les juges auront été saisis. >>

En 1810, l'expérience avait démontré que, dans certains cas exceptionnels, l'initiative et la voie d'action conférées au ministère public, même en matière civile, étaient réclamées par de hautes considérations sociales. Le Code civil ou des lois

spéciales avaient pourvu à ces nécessités. Le texte de la loi de 1790 dut être modifié en ces termes :

<< En matière civile, le ministère public agit d'office dans les cas spécifiés par la loi. »

Le passé était ainsi rappelé et conservé, l'avenir était réservé. Assurément cette disposition semblait exprimer, comme celle de 1790, que, hors les cas particuliers déjà précisés par les Jois ou qui le seraient à l'avenir, le ministère public n'aurait point, en général, la voie d'action en matière civile, et c'est ainsi que fut compris tout d'abord l'article 46. M. Favard de Langlade, conseiller d'état, membre de la Cour de cassation, contemporain de la loi de 1810 et l'un des législateurs du Code civil, le traduit tout naturellement de cette manière : « en ma« tière civile, le ministère public agit par voie d'action, mais seu<<lement dans les cas spécifiés par la loi1. » Certes, si le législateur eût entendu rendre au ministère public cette action d'une manière générale, sous la seule condition, dont il serait seul juge, d'agir pour l'exécution des lois qui intéressent l'ordre public, l'innovation valait la peine qu'on la signalât au corps législatif. Si expéditive que fût alors l'action législative, si succincts que fussent les exposés des motifs et les rapports des commissions, une observation à ce sujet devait y trouver place. Cependant pas un mot dans l'exposé de M. Treilhard ni dans le rapport de M. de Noailles, qui puisse faire pressentir cette situation neuve faite au ministère public, cet horizon agrandi et ces perspectives nouvelles qui se seraient ouvertes devant lui. Après avoir parlé de l'action criminelle, M. Treilhard se borne à ajouter « Ces fonctions ne sont pas les seules attribuées « au ministère public; la loi l'a constitué encore, en matière « civile, le protecteur du faible et de l'orphelin; il doit être « entendu dans toutes les affaires des mineurs, des interdits, <« des absents, etc... Enfin il n'est aucune affaire d'ordre public « qui lui soit étrangère... » Apparemment au même titre et de la même manière que pour celles qui viennent d'être dé

1 Vo Tribunal de première instance, t. Ier, no 14.- L'article 36 du décret du 28 septembre 1807, portant organisation de la Cour des comptes, s'exprime ainsi : « Le procureur général NE peut exercer son ministère que par voie de réquisition. »

Le projet de loi fut présenté le 11 avril, le rapport fait à la séance du 20 avril et la loi votée le jour même.

taillées, c'est-à-dire pour en prendre communication et y être entendu.

IV.

Mais, dit-on, que signifie alors le second paragraphe de l'article 46?

« Le ministère public surveille l'exécution des lois, des ar rêts et des jugements; il poursuit d'office cette exécution dans les dispositions qui intéressent l'ordre public. » S'il faut, pour que le ministère public puisse poursuivre l'exécution d'une loi d'ordre public, qu'il y soit formellement autorisé pour un cas déjà spécifié par un texte; cette seconde disposition de l'article 46 n'est plus qu'un non-sens, tout au moins qu'une inutilité, qu'une répétition pure et simple du premier paragraphe.

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Mieux vaut, répondent les défenseurs de l'opinion contraire, un développement surabondant, une superfétation, que deux dispositions en sens contradictoire, dont la seconde détruit la première. Si le ministère public est investi d'une attribution générale qui lui permet d'intenter des actions devant les tribunaux civils dans les circonstances qui lui paraissent intéresser l'ordre public, à quoi bon avoir, par le premier paragraphe, exprimé restrictivement ce droit pour les cas spécifiés qui sont aussi et nécessairement des cas où l'ordre public est intéressé? Non, réplique-t-on, pour faire disparaître cette hostilité entre les deux paragraphes, les cas spécifiés embrassent des circonstances où c'est pour protéger des intérêts privés que le ministère public agit d'office. Cette dernière assertion est-elle bien exacte? L'ordre public, suivant M. Dalloz c'est l'organisation de la société. Eh bien, il a paru qu'il était de la bonne organisation de la société que les intérêts qui ne peuvent se protéger eux-mêmes, comme ceux des interdits, des absents et des indigents, eussent un représentant dans le ministère public. Dans tous les cas spécifiés, c'est donc l'intérêt général, la bonne organisation de la société, l'ordre public enfin, qui exigent l'intervention d'office du ministère public pour prendre en main la gestion de certains intérêts privés. Le ministère public, dit M. Demolombe, agit d'office dans l'intérêt des indigents, qui est aussi celui de l'ordre public.

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