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DISCOURS

SUR LA POÉSIE ÉPIQUE,

Et l'excellence du poëme de Télémaque.

Si l'on pouvoit goûter la vérité toute nue, elle n'auroit pas besoin,

de la poésie.

pour se faire aimer, des ornements que lui prête l'imagination : mais sa lumiere pure et délicate ne flatte pas assez ce qu'il y a de Origine et fin sensible en l'homme; elle demande une attention qui gêne trop son inconstance naturelle. Pour l'instruire, il faut lui donner, non seulement des idées pures qui l'éclairent, mais encore des images sensibles qui l'arrêtent dans une vue fixe de la vérité. Voilà la source de l'éloquence, de la poésie et de toutes les sciences qui sont du ressort de l'imagination. C'est la foiblesse de l'homme qui rend ces sciences nécessaires. La beauté simple et immuable de la vertu ne le touche pas toujours. Il ne suffit point de lui montrer la vérité ; il faut la peindre aimable. "

(1)

Nous examinerons le poëme de Télémaque selon ces deux vues, d'instruire et de plaire ; et nous tâcherons de faire voir que l'auteur

a instruit plus que les anciens la sublimité de sa morale, et qu'il

par

a plu autant qu'eux en imitant toutes leurs beautés.

Deux sortes

Il y a deux manieres d'instruire les hommes pour les rendre bons: la premiere, en leur montrant la difformité du vice et ses suites funestes; c'est le dessein principal de la tragédie : la seconde, en leur découvrant la beauté de la vertu et sa fin heureuse; c'est le de poésies héroïques. caractere propre à l'épopée, ou poëme épique. Les passions qui appartiennent à l'une sont la terreur et la pitié : celles qui conviennent à l'autre sont l'admiration et l'amour. Dans l'une, les acteurs parlent; dans l'autre, le poëte fait la narration..

(1) Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci,

Lectorem delectando, pariterque monendo.

TOME V

Hon. Art. poet;

re.

Des mœurs.

et pour le temps; mais elle est beaucoup plus resserrée par les cir
constances. Elle ne contient que les six premiers livres. Par cette di-›
vision de ce que notre poëte raconte, et de ce qu'il fait raconter à Télé-
maque,
il retranche les temps d'inaction, comme sa captivité en
Égypte, son emprisonnement à Tyr, etc. Il n'étend pas trop la durée,
de sa narration; il joint ensemble la variété et la continuité des aven-
tures; tout est mouvement, tout est action dans son poëme. On,
ne voit jamais ses personnages oisifs, ni son héros disparoître.

II. DE LA MORALE..

On peut recommander la vertu par les exemples et par les ins tructions, par les mœurs et par les préceptes.. C'est ici où notre. auteur surpasse de beaucoup tous les autres poëtes..

Caracteres des On doit à Homere la riche invention d'avoir personnalisé les atdieuxd'Home- tributs divins, les passions humaines, et les causes physiques; source féconde de belles fictions, qui animent et vivifient tout dans la poésie. Mais sa religion n'est qu'un tissu de fables qui n'ont rien de propre ni à faire respecter ni à faire aimer la divinité, Les ca racteres de ses dieux sont même au-dessous de ceux de ses héros, Pythagore, Platon, Philostrate, païens comme lui, ne l'ont pas justifié d'avoir ainsi ravalé la nature divine, sous prétexte que ce qu'il en dit est allégorie, tantôt physique, tantôt morale. Car outre qu'il est contre la nature de la fable de se servir des actions morales pour figurer des effets physiques, il leur parut très dangereux de représenter les chocs des éléments et les phénomenes communs de la nature par des actions vicieuses attribuées aux puissances célestes, et d'enseigner la morale par des allégories dont la lettre ne montre que le vice.

On pourroit peut-être diminuer la faute d'Homere par les ténebres et les mœurs de son siecle, et le peu de progrès qu'on avoit fait de son temps dans la philosophie. Sans entrer dans cette discussion, on se contentera de remarquer que l'auteur du Télémaque, en imitant ce qu'il y a de beau dans les fables du poëte grec, a évité deux grands défauts qu'on lui impute. Il personnalise comme lui

les attributs divins, et en fait des divinités subalternes mais il ne
les fait jamais paroître qu'en des occasions qui méritent leur pré-
sence; il ne les fait jamais parler ni agir que d'une maniere digne
d'elles; il unit avec art la poésie d'Homere et la philosophie de
Pythagore; il ne dit rien
que ce que les païens auroient pu dire;
et cependant il a mis dans leurs bouches ce qu'il y a de plus su-
blime dans la morale chrétienne, et a montré par-là que cette mo-
rale est écrite en caracteres ineffaçables dans le cœur de l'homme, et
qu'il les y découvriroit infailliblement, s'il suivoit la voix de la pure
et simple raison, pour se livrer totalement à cette vérité souveraine
et universelle, qui éclaire tous les esprits comme le soleil éclaire
tous les corps, et sans laquelle toute raison particuliere n'est que
ténebres et égarement.

Les idées que notre poëte nous donne de la divinité sont non seulement dignes d'elle, mais infiniment aimables pour l'homme. Tout inspire la confiance et l'amour, une piété douce, une adoration noble et libre, due à la perfection absolue de l'être infini; et non pas un culte superstitieux, sombre et servile, qui saisit et abat le cœur, lorsqu'on ne considere Dieu que comme un puissant législateur qui punit avec rigueur le violement de ses loix.

Il nous représente Dieu comme amateur des hommes, mais dont l'amour et la bonté ne sont pas abandonnés aux décrets aveugles d'une destinée fatale, ni mérités par les pompeuses apparences d'un culte extérieur, ni sujets aux caprices bizarres des divinités païennes; mais toujours réglés par la loi immuable de la sagesse, qui ne peut qu'aimer la vertu, et traiter les hommes, non selon le nombre des animaux qu'ils immolent, mais des passions qu'ils sacrifient,

On peut justifier plus aisément les caracteres qu'Homere donne à ses héros, que ceux qu'il donne à ses dieux. Il est certain qu'il peint les hommes avec simplicité, force, variété et passion. L'ignorance où nous sommes des coutumes d'un pays, des cérémonies de sa religion, du génie de sa langue, le défaut qu'ont la plupart des hommes de juger de tout par le goût de leur siecle et de leur nation, b

TOME V,

Ses idées de

la divinité.

Des mœurs

des héros d'Ho

inere.

Des deux sor

la pathétique

l'amour du faste et de la fausse magnificence, qui a gâté la nature pure et primitive; toutes ces choses peuvent nous tromper et nous faire regarder comme fade ce qui étoit estimé dans l'ancienne Grece. Quoiqu'il paroisse plus naturel et plus philosophe de distinguer tes d'épopées; la tragédie de l'épopée par la différence de leurs vues morales, et la morale. comme on a fait d'abord; on n'ose décider cependant s'il ne peut pas y avoir, comme dit Aristote, deux sortes d'épopées, l'une pathétique, l'autre morale; l'une où les grandes passions regnent, l'autre où les grandes vertus triomphent. L'Iliade et l'Odyssée peuvent être des exemples de ces deux especes. Dans l'une Achille est représenté naturellement avec tous ses défauts; tantôt comme brutal, jusqu'à ne conserver aucune dignité dans sa colere; tantôt comme furieux, jusqu'à sacrifier sa patrie à son ressentiment. Quoique le héros de l'Odyssée soit plus régulier que le jeune Achille bouillant et impétueux, cependant le sage Ulysse est souvent faux et trompeur. C'est que le poëte peint les hommes avec simplicité, et selon ce qu'ils sont d'ordinaire. La valeur se trouve souvent alliée avec une vengeance furieuse et brutale; la politique est presque toujours jointe avec le mensonge et la dissimulation. Peindre d'après nature, c'est peindre comme Homere.

Ces deux es

pées sont unies

maque..

Sans vouloir critiquer les vues différentes de l'Iliade et de l'Opeces d'épo- dyssée, il suffit d'avoir remarqué en passant leurs différentes beaudans le Télé- tés pour faire admirer l'art avec lequel notre auteur réunit dans son poëme ces deux sortes d'épopées, la pathétique et la morale. On voit un mélange et un contraste admirable de vertus et de passions dans ce merveilleux tableau. Il n'offre rien de trop grand; mais il nous représente également l'excellence et la bassesse de l'homme.. Il est dangereux de nous montrer l'une sans l'autre, et rien n'est plus utile que de nous faire voir toutes les deux ensemble; car la justice et la vertu parfaite demandent qu'on s'estime et se méprise, qu'on s'aime et se haïsse. Notre poëte n'éleve pas Télémaque au-dessus de l'humanité; il le fait tomber dans les foiblesses qui sont compatibles avec un amour sincere de la vertu ; et ces foiblesses servent à le corriger, en lui inspirant la défiance de soi-même et de ses propres

forces. Il ne rend pas son imitation impossible, en lui donnant une perfection sans tache; mais il excite notre émulation, en mettant devant les yeux l'exemple d'un jeune homme qui, avec les mêmes imperfections que chacun sent en soi, fait les actions les plus nobles et les plus vertueuses. Il a uni ensemble, dans le caractere de son héros, le courage d'Achille, la prudence d'Ulysse et la piété d'Énée. Télémaque est colere comme le premier sans être brutal, politique comme le second sans être fourbe, sensible comme le troisieme sans être voluptueux.

tes et des instructions mo

Une autre maniere d'instruire, c'est par les préceptes. L'auteur Des précepdu Télémaque joint ensemble les grandes instructions avec les exemples héroïques, la morale d'Homere avec les mœurs de Vir- rales. gile. Sa morale a cependant trois qualités qui manquent à celle des anciens, soit poëtes, soit philosophes. Elle est sublime dans ses principes, noble dans ses motifs, universelle dans ses usages.

Qualités de la morale du Télémaque.

sublime dans

ses principes.

1o. Sublime dans ses principes. Elle vient d'une profonde connoissance de l'homme on l'introduit dans son propre fonds; on lui développe les ressorts secrets de ses passions, les replis cachés 1°. Elle est de son amour-propre, la différence des vertus fausses d'avec les solides. De la connoissance de l'homme, on remonte à celle de Dieu même. L'on fait sentir par-tout que l'être infini agit sans cesse en nous pour nous rendre bons et heureux; qu'il est la source immédiate de toutes nos lumieres et de toutes nos vertus; que nous ne tenons pas moins de lui la raison que la vie; que sa vérité souveraine doit être notre unique lumiere, et sa volonté suprême régler tous nos amours; que faute de consulter cette sagesse universelle et immuable, l'homme ne voit que des fantômes séduisants; faute de l'écouter, il n'entend que le bruit confus de ses passions; que les solides vertus ne nous viennent que comme quelque chose d'étranger qui est mis en nous; qu'elles ne sont pas les effets de nos propres efforts, mais l'ouvrage d'une puissance supérieure à l'homme, qui agit en nous quand nous n'y mettons point d'obstacle, et dont nous ne distinguons pas toujours l'action, à cause de sa délicatesse. L'on nous montre enfin que sans cette puissance

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