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SUR LA POÉSIE ÉPIQUE,

Et l'excellence du poëme de Télémaque.

Si l'on pouvoit goûter la vérité toute nue, elle n'auroit pas besoin,

pour se faire aimer, des ornements que lui prête l'imagination : mais sa lumiere pure et délicate ne flatte pas assez ce qu'il y a de Origine et fin de la poésie. sensible en l'homme; elle demande une attention qui gêne trop son inconstance naturelle. Pour l'instruire, il faut lui donner, non seulement des idées pures qui l'éclairent, mais encore des images sensibles qui l'arrêtent dans une vue fixe de la vérité. Voilà la source de l'éloquence, de la poésie et de toutes les sciences qui sont du ressort de l'imagination. C'est la foiblesse de l'homme qui rend ces sciences nécessaires. La beauté simple et immuable de la vertu ne le touche pas toujours. Il ne suffit point de lui montrer la vérité; il faut la peindre aimable. ““

Nous examinerons le poëme de Télémaque selon ces deux vues, d'instruire et de plaire; et nous tâcherons de faire voir que l'auteur a instruit plus que les anciens par la sublimité de sa morale, et qu'il a plu autant qu'eux en imitant toutes leurs beautés.

Deux sortes

Il y a deux manieres d'instruire les hommes pour les rendre bons: la premiere, en leur montrant la difformité du vice et ses suites funestes; c'est le dessein principal de la tragédie : la seconde, en leur découvrant la beauté de la vertu et sa fin heureuse; c'est le de poésies lécaractere propre à l'épopée, ou poëme épique. Les passions qui appartiennent à l'une sont la terreur et la pitié : celles qui conviennent à l'autre sont l'admiration et l'amour. Dans l'une, les acteursparlent; dans l'autre, le poëte fait la narration. .

(1) Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci,
Lectorem delectando, pariterque monendo.

roïques.

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Définition et division de la

On peut définir le poëme épique, une fable racontée par un poëte, poésie épique, pour exciter l'admiration, et inspirer l'amour de la vertu, en nous représentant l'action d'un héros favorisé du ciel, qui exécute un grand dessein, malgré tous les obstacles qui s'y opposent. Il y a donc trois choses dans l'épopée, l'action, la morale et la poésie.

Qualités de

I. DE L'ACTION ÉPIQUE.

L'action doit être grande, une, entiere, merveilleuse, et d'une l'action épique certaine durée. Télémaque a toutes ces qualités. Comparons-le avec les deux modeles de la poésie épique, Homere et Virgile, et nous en serons convaincus.

Dessein de

l'Odyssée.

Sujet de l'Énéide.

Plan du Té

lémaque.

Nous ne parlerons que de l'Odyssée, dont le plan a plus de conformité avec celui de Télémaque. Dans ce poëme, Homere introduit un roi sage, revenant d'une guerre étrangere, où il avoit donné des preuves éclatantes de sa prudence et de sa valeur ; des tempêtes l'arrêtent en chemin, et le jettent dans divers pays, dont il apprend les mœurs, les loix, la politique. De là naissent naturellement une infinité d'incidents et de périls. Mais sachant combien son absence causoit de désordres dans son royaume, il surmonte tous ces obstacles, méprise tous les plaisirs de la vie ; l'immortalité même ne le touche point; il renonce à tout, pour soulager son peuple et revoir sa famille.

pour roi

par

Dans l'Énéide, un héros pieux et brave, échappé des ruines d'un état puissant, est destiné par les dieux pour en conserver la religion, et pour établir un empire plus grand et plus glorieux que le premier. Ce prince, choisi les restes infortunés de ses concitoyens, erre long-temps avec eux dans plusieurs pays, où il apprend tout ce qui est nécessaire à un roi, à un législateur, à un pontife. Il trouve enfin un asyle dans des terres éloignées, d'où ses ancêtres étoient sortis; il défait plusieurs ennemis puissants qui s'opposent à son établissement, et jette les fondements d'un empire qui devoit être un jour le maître de l'univers.

L'action du Télémaque unit ce qu'il y a de grand dans l'un et dans l'autre de ces deux poëmes. On y voit un jeune prince, animé par

lamour de la patrie, aller chercher son pere, dont l'absence causoit le malheur de sa famille et de son royaume. Il s'expose à toutes sortes de périls; il se signale par des vertus héroïques; il renonce à la royauté, et à des couronnes plus considérables que la sienne ; et parcourant plusieurs terres inconnues, apprend tout ce qu'il faut pour gouverner un jour selon la prudence d'Ulysse, la piété d'Énée, et la valeur de tous les deux, en sage politique, en prince religieux, en héros accompli.

L'action de l'épopée doit être une. Le poëme épique n'est pas une histoire comme la Pharsale de Lucain et la Guerre punique de Silius Italicus, ni la vie toute entiere d'un héros comme l'Achilléide de Stace: l'unité du héros ne fait pas l'unité de l'action. La vie de l'homme est pleine d'inégalités : il change sans cesse de dessein, ou par l'inconstance de ses passions, ou par les accidents imprévus de la vie. Qui voudroit décrire tout l'homme, ne formeroit qu'un tableau bizarre, un contraste de passions opposées, sans liaison et sans ordre. C'est pourquoi l'épopée n'est pas la louange d'un héros qu'on propose pour modele, mais le récit d'une action grande et illustre qu'on donne pour exemple.

L'action doit

être une.

Il en est de la poésie comme de la peinture; l'unité de l'action Des épisodes. principale n'empêche pas qu'on n'y insere plusieurs incidents particuliers. Le dessein est formé dès le commencement du poëme: le héros en vient à bout en franchissant tous les obstacles. C'est le récit de ces oppositions qui fait les épisodes : mais tous ces épisodes dépendent de l'action principale, et sont tellement liés avec elle, et si unis entre eux, que le tout ensemble ne présente qu'un seul tableau, composé de plusieurs figures dans une belle ordonnance et dans une juste proportion.

l'action du Té

lémaque, et la

Je n'examine point ici s'il est vrai qu'Homere noie quelquefois L'unité de son action principale dans la longueur et le nombre de ses épisodes; si son action est double; s'il perd souvent de vue ses principaux continuité des personnages. Il suffit de remarquer que l'auteur du Télémaque a imité par-tout la régularité de Virgile, en évitant les défauts qu'on im pute au poëte grec. Tous les épisodes de notre auteur sont con

épisodes.

L'action doit ⚫être entiere.

Du nœud.

tinus, et si habilement enclavés les uns dans les autres, que le premier amene celui qui suit. Ses principaux personnages ne disparoissent point, et les transitions qu'il fait de l'épisode à l'action principale font toujours sentir l'unité du dessein. Dans les six premiers livres, où Télémaque parle et fait le récit de ses aventures à Calypso, ce long épisode, à l'imitation de celui de Didon, est raconté avec tant d'art, que l'unité de l'action principale est demeurée parfaite. Le lecteur y est en suspens, et sent, dès le commencement, que le séjour de ce héros dans cette isle, et ce qui s'y passe, n'est qu'un obstacle qu'il faut surmonter. Dans le XIII et XIV livre, où Mentor instruit. Idoménée, Télémaque n'est pas présent, il est à l'armée; mais c'est Mentor, un des principaux personnages du poëme, qui fait tout en vue de Télémaque, et pour son instruction; de sorte que cet épisode. est parfaitement lié avec le dessein principal. C'est encore un grand art dans notre auteur, de faire entrer dans son poëme, des épisodes qui ne sont pas des suites de sa fable principale, sans rompre ni l'unité ni la continuité de l'action. Ces épisodes y trouvent place, non seulement comme des instructions importantes pour un jeune prince, ce qui est le grand dessein du poëte, mais parcequ'il les fait raconter à son héros dans le temps d'une inaction pour en remplir le vuide. C'est ainsi qu'Adoam instruit Télémaque des mœurs et des loix de la Bétique, pendant le calme d'une navigation; et Philoctete lui raconte ses malheurs, tandis que ce jeune prince est au camp des alliés, en attendant le jour du combat.

:

L'action épique doit être entiere. Cette intégrité suppose trois choses la cause, le noeud et le dénouement. La cause de l'action doit être digne du héros, et conforme à son -caractere. Tel est le dessein du Télémaque. Nous l'avons déja vu.

Le noeud doit être naturel, et tiré du fond de l'action. Dans l'Odyssée, c'est Neptune qui le forme ; dans l'Énéide, c'est la colere de Junon; dans le Télémaque, c'est la haine de Vénus. .Le nœud de l'Odyssée est naturel, parceque naturellement il n'y a point d'obstacle qui soit plus à craindre pour ceux qui vont sur mer, que

ment.

la mer même. L'opposition de Junon dans l'Énéide, comme ennemie des Troyens, est une belle fiction mais la haine de Vénus contre un jeune prince qui méprise la volupté par amour de la vertu, et domte ses passions par le secours de la sagesse, est une fable tirée de la nature, qui renferme en même temps une morale sublime. Le dénouement doit être aussi naturel que le noud. Dans l'Odys- Du dénou 3sée, Ulysse arrive parmi les Phéaciens, leur raconte ses aventures; et ces insulaires, amateurs des fables, charmés de ses récits, lui fournissent un vaisseau pour retourner chez lui: le dénouement est simple et naturel. Dans l'Énéide, Turnus est le seul obstacle à l'établissement d'Énée ; ce héros, pour épargner le sang de ses Troyens et celui des Latins, dont il sera bientôt roi, vuide la querelle. par un combat singulier: ce dénouement est noble. Celui de Télémaque est tout ensemble naturel et grand. Ce jeune héros, pour obéir aux ordres du ciel, surmonte son amour pour Antiope, et son amitié pour Idoménée, qui lui offroit sa couronne et sa fille. Il sacrifie les passions les plus vives, et les plaisirs même les plus innocents., au pur amour de la vertu. Il s'embarque pour Ithaque sur des vaisseaux que lui fournit Idoménée, à qui il avoit rendu tant de services.

Quand il est près de sa patrie, Minerve le fait relâcher dans une petite isle déserte, où elle se découvre à lui. Après l'avoir accompagné à son insu au travers des mers orageuses, de terres inconnues,

de

guerres sanglantes, et de tous les maux qui peuvent éprouver le cœur de l'homme, la Sagesse le conduit enfin dans un lieu solitaire: c'est là qu'elle lui parle, qu'elle lui annonce la fin de ses travaux, et sa destinée heureuse; puis elle le quitte. Sitôt qu'il va rentrer dans le bonheur et le repos, la divinité s'éloigne, le merveilleux cesse, l'action héroïque finit. C'est dans la souffrance que l'homme se montre héros, et qu'il a besoin d'un appui tout divin. Ce n'est qu'après avoir souffert, qu'il est capable de marcher seul, de se conduire luimême, et de gouverner les autres. Dans le poëme de Télémaque, Fobservation des plus petites regles de l'art est accompagnée d'une profonde morale.

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