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Narbal, de me proposer ce qui est indigne de vous et de moi. Si les dieux ont pitié de nous, ils sauront bien nous délivrer: s'ils veulent nous laisser périr, nous serons en mourant les victimes de la vérité, et nous laisserons aux hommes l'exemple de préférer la vertu sans tache à une longue vie : la mienne n'est déja que trop longue, étant si malheureuse. C'est vous seul, ô mon cher Narbal, pour qui mon cœur s'attendrit. Falloit-il que votre amitié pour un malheureux étranger vous fût si funeste!

Nous demeurâmes long-temps dans cette espece de combat; mais enfin nous vîmes arriver un homme qui couroit hors d'haleine: c'étoit un autre officier du roi, qui venoit de la part d'Astarbé.

Cette femme étoit belle comme une déesse; elle joignoit aux charmes du corps tous ceux de l'esprit ; elle étoit enjouée, flatteuse, insinuante. Avec tant de charmes trompeurs elle avoit, comme les Sirenes, un cœur cruel et plein de malignité; mais elle savoit cacher ses sentiments corrompus, par un profond artifice. Elle avoit su gagner le cœur de Pygmalion par sa beauté, par son esprit, par sa douce voix, et par l'harmonie de sa lyre. Pygmalion, aveuglé par un violent amour pour elle, avoit abandonné la reine Topha, son épouse. Il ne songeoit qu'à contenter les passions de l'ambitieuse Ástarbé: l'amour

de cette femme ne lui étoit guere moins funeste que son infâme avarice. Mais quoiqu'il eût tant de passion pour elle, elle n'avoit pour lui que du mépris et du dégoût: elle cachoit ses vrais sentiments; et elle faisoit semblant de ne vouloir vivre que pour lui, dans le temps même où elle ne pouvoit le souffrir.

Il y avoit à Tyr un jeune Lydien, nommé Malachon, d'une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs. Il ne songeoit qu'à conserver la délicatesse de son teint, qu'à peigner ses cheveux blonds flottant sur ses épaules, qu'à se parfumer, qu'à donner un tour gracieux aux plis de sa robe, enfin qu'à chanter ses amours sur sa lyre. Astarbé le vit; elle l'aima, et en devint furieuse. Il la méprisa, parcequ'il étoit passionné pour une autre femme. D'ailleurs il craignit de s'exposer à la cruelle jalousie du roi. Astarbé, se sentant méprisée, s'aban-donna à son ressentiment. Dans son désespoir, elle s'imagina qu'elle pouvoit faire passer Malachon pour l'étranger que le roi faisoit chercher, et qu'on disoit qui étoit venu avec Narbal.

En effet, elle le persuada à Pygmalion, et corrompit tous ceux qui auroient pu le détromper, Comme il n'aimoit point les hommes vertueux, et qu'il ne savoit point les discerner, il n'étoit environné que de

gens intéressés, artificieux, prêts à exécuter ses ordres injustes et sanguinaires. De telles gens craignoient l'autorité d'Astarbé, et ils lui aidoient à tromper le roi, de peur de déplaire à cette femme hautaine qui avoit toute sa confiance. Ainsi Malachon, quoique connu pour Lydien dans toute la ville, passa pour le jeune étranger que Narbal avoit amené d’Egypte: il fut mis en prison.

Astarbé, qui craignoit que Narbal n'allât parler au roi et ne découvrît son imposture, envoya en diligence à Narbal cet officier, qui lui dit ces paroles: Astarbé vous défend de découvrir au roi quel est votre étranger; elle ne vous demande que le silence; et elle saura bien faire en sorte que le roi soit content de vous: cependant hâtez-vous de faire embarquer avec les Cypriens le jeune étranger que vous avez amené d'Égypte, afin qu'on ne le voie plus dans la ville. Narbal, ravi de pouvoir ainsi sauver sa vie et la mienne, promit de se taire; et l'officier, satisfait d'avoir obtenu ce qu'il demandoit, s'en retourna rendre compte à Astarbé de sa commis

sion.

Narbal et moi nous admirâmes la bonté des dieux, qui récompensoient notre sincérité, et qui ont un soin si touchant de ceux qui hasardent tout pour la

vertu.

Nous regardions avec horreur un roi livré à l'avarice et à la volupté. Celui qui craint avec tant d'excès d'être trompé, disions-nous, mérite de l'être, et l'est presque toujours grossièrement. Il se défie des gens de bien et s'abandonne à des scélérats: il est le seul qui ignore ce qui se passe. Voyez Pygmalion; il est le jouet d'une femme sans pudeur. Cependant les dieux se servent du mensonge des méchants pour sauver les bons, qui aiment mieux perdre la vie que de mentir,

En même temps nous apperçûmes que les vents changeoient, et qu'ils devenoient favorables aux vaisseaux de Cypre. Les dieux se déclarent! s'écria Narbal; ils veulent, mon cher Télémaque, vous mettre en sûreté : fuyez cette terre cruelle et maudite. Heureux qui pourroit vous suivre jusques sur les rivages les plus inconnus ! heureux qui pourroit vivre et mourir avec vous! Mais un destin sévere m'attache à cette malheureuse patrie; il faut souffrir avec elle: peutêtre faudra-t-il être enseveli dans ses ruines; n'importe, pourvu que je dise toujours la vérité, et que mon cœur n'aime que la justice. Pour vous, ô mon cher Télémaque, je prie les dieux, qui vous conduisent comme par la main, de vous accorder le plus précieux de tous les dons, qui est la vertu pure et sans tache, jusqu'à la mort. Vivez, retournez en Ithaque,

consolez Pénélope, délivrez-la de ses téméraires amants. Que vos yeux puissent voir, que vos mains puissent embrasser, le sage Ulysse; et qu'il trouve en vous un fils qui égale sa sagesse! Mais dans votre bonheur souvenez-vous du malheureux Narbal, et ne cessez jamais de m'aimer.

Quand il eut achevé ces paroles, je l'arrosai de mes larmes sans lui répondre: de profonds soupirs m'empêchoient de parler: nous nous embrassions. en silence. Il me mena jusqu'au vaisseau; il demeura sur le rivage; et quand le vaisseau fut parti, nous ne cessions de nous regarder tandis que nous pûmes

nous voir.

FIN DU LIVRE TROISIEME,

L

TOME V.

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