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LIVRE SEIZIEME.

PENDANT que Philoctete avoit raconté ainsi ses aventures, Télémaque étoit demeuré comme suspendu et immobile. Ses yeux étoient attachés sur ce grand homme qui parloit. Toutes les passions différentes qui avoient agité Hercule, Philoctete, Ulysse, Néoptoleme, paroissoient tour-à-tour sur le visage naïf de Télémaque à mesure qu'elles étoient représentées dans la suite de cette narration. Quelquefois il s'écrioit et interrompoit Philoctete sans y penser : quelquefois il paroissoit rêveur comme un homme qui pense profondément à la suite des affaires. Quand Philoctete dépeignit l'embarras de Néoptoleme, qui ne savoit pas dissimuler, Télémaque parut dans le même embarras; et dans ce moment on l'auroit pris pour Neoptoleme.

L'armée des alliés marchoit en bon ordre contre Adraste, roi des Dauniens, qui méprisoit les dieux, et qui ne cherchoit qu'à tromper les hommes. Télémaque trouva de grandes difficultés pour se ménager parmi tant de rois jaloux les uns des autres. H falloit ne se rendre suspect à aucun, et se faire aimer de tous. Son naturel étoit bon et sincere, mais peu caressant; il ne s'avisoit guere de ce qui pouvoit faire

plaisir aux autres : il n'étoit point attaché aux richesses; mais il ne savoit point donner. Ainsi, avec un cœur noble et porté au bien, il ne paroissoit ni obligeant, ni sensible à l'amitié, ni libéral, ni reconnoissant des soins qu'on prenoit pour lui, ni attentif à distinguer le mérite. Il suivoit son goût sans réflexion. Sa mere Pénélope l'avoit nourri, malgré Mentor, dans une hauteur et dans une fierté qui ternissoit tout ce qu'il y avoit de plus aimable en lui. Il se regardoit comme étant d'une autre nature que le reste des hommes; les autres ne lui sembloient mis sur la terre par les dieux que pour lui plaire, pour le servir, pour prévenir tous ses desirs, et pour rapporter tout à lui comme à une divinité. Le bonheur de le servir étoit, selon lui, une assez haute récompense pour ceux qui le servoient. Il ne falloit jamais rien trouver d'impossible quand il s'agissoit de le contenter; et les moindres retardements irritoient son naturel ardent.

Ceux qui l'auroient vu ainsi dans son naturel auroient jugé qu'il étoit incapable d'aimer autre chose que lui-même; qu'il n'étoit sensible qu'à sa gloire et à son plaisir. Mais cette indifférence pour les autres et cette attention continuelle sur lui-même ne

venoient que du transport continuel où il étoit jeté par la violence de ses passions. Il avoit été flatté par

sa mere dès le berceau, et il étoit un grand exemple du malheur de ceux qui naissent dans l'élévation. Les rigueurs de la fortune, qu'il sentit dès sa premiere jeunesse, n'avoient pu modérer cette impétuosité et cette hauteur. Dépourvu de tout, abandonné, exposé à tant de maux, il n'avoit rien perdu de sa fierté. Elle se relevoit toujours, comme la palme souple se releve sans cesse d'elle-même, quelque effort qu'on fasse pour l'abaisser.

Pendant que Télémaque étoit avec Mentor, ces défauts ne paroissoient point, et ils diminuoient tous les jours. Semblable à un coursier fougueux qui bondit dans les vastes prairies, que ni les rochers escarpés, ni les précipices, ni les torrents n'arrêtent, qui ne connoît que la voix et la main d'un seul homme capable de le domter, Télémaque, plein d'une noble ardeur, ne pouvoit être retenu que par le seul Mentor. Mais aussi un de ses regards l'arrêtoit tout-à-coup dans sa plus grande impétuosité : il entendoit d'abord ce que signifioit ce regard; il rappelloit aussitôt dans son cœur tous les sentiments de vertu, La sagesse de Mentor rendoit en un moment son visage doux et serein. Neptune, quand il éleve son trident, et qu'il menace les flots soulevés, n'appaise point plus soudainement les noires tempêtes.

Quand Télémaque se trouva seul, toutes ses pas

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sions, suspendues comme un torrent arrêté par une forte digue, reprirent leur cours : il ne put souffrir l'arrogance des Lacédémoniens, et de Phalante qui étoit à leur tête. Cette colonie, qui étoit venue fonder Tarente, étoit composée de jeunes hommes nés pendant le siege de Troie, qui n'avoient eu aucune éducation; leur naissance illégitime, le déréglement de leurs meres, la licence dans laquelle ils avoient été élevés, leur donnoient je ne sais quoi de farouche et de barbare. Ils ressembloient plutôt à une troupe de brigands qu'à une colonie grecque.

Phalante, en toute occasion, cherchoit à contredire Télémaque souvent il l'interrompoit dans les assemblées, méprisant ses conseils comme ceux d'un jeune homme sans expérience; il en faisoit des railleries, le traitant de foible et d'efféminé: il faisoit remarquer aux chefs de l'armée ses moindres fautes. Il tâchoit de semer par-tout la jalousie, et de rendre la fierté de Télémaque adieuse à tous les alliés.

Un jour Télémaque ayant fait sur les Dauniens quelques prisonniers, Phalante prétendit que ces captifs devoient lui appartenir, parceque c'étoit lui, disoit-il, qui, à la tête de ses Lacédémoniens, avoit défait cette troupe d'ennemis; et que Télémaque, trouvant les Dauniens déja vaincus et mis en fuite, n'a

voit eu d'autre peine que celle de leur donner la vie et de les mener dans le camp. Télémaque soutenoit au contraire que c'étoit lui qui avoit empêché Phalante d'être vaincu, et qui avoit remporté la victoire sur les Dauniens. Ils allerent tous deux défendre leur cause dans l'assemblée des rois alliés. Télémaque s'y emporta jusqu'à menacer Phalante; ils se fussent battus sur-le-champ, si on ne les eût arrêtés.

Phalante avoit un frere nommé Hippias, célebre dans toute l'armée par sa valeur, par sa force, et par son adresse: Pollux, disoient les Tarentins, ne combattoit pas mieux du ceste; Castor n'eût pu le surpasser pour conduire un cheval : il avoit presque la taille et la force d'Hercule. Toute l'armée le craignoit; car il étoit encore plus querelleur et plus brutal qu'il n'étoit fort et vaillant.

Hippias, ayant vu avec quelle hauteur Télémaque avoit menacé son frere, va à la hâte prendre les prisonniers pour les emmener à Tarente sans attendre le jugement de l'assemblée. Télémaque, à qui on vint le dire en secret, sortit en frémissant de rage. Tel qu'un sanglier écumant qui cherche le chasseur par lequel il a été blessé, on le voyoit errer dans le camp, cherchant des yeux son ennemi, et branlant le dard dont il le vouloit percer: enfin il le rencontre; et, en le voyant, sa fureur redouble. Ce n'étoit

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