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sinon toy mesmes: mais c'est à plus grant ahan que tu ne l'eusses faict en ton secret et priué'. Et soyes certain, ou que ta vertu te y fera mocquer, ou ta verité te y fera hayr, ou que ta discretion te y rendra plus suspect à mauvaises gens, qui mesdisent de ceux que ilz cognoissent estre sages et loyaulx.

Reste doncques que tu y auras labeur sans fruict, et vseras ta vie en peril et si y acquerras plusieurs enuieux. Et se tu estriues à leur enuie, ou que tu en preignes vengeance, ie te dis que ton vengement t'engendrera plus aigres aduersaires que parauant. Et par le contraire, ceulx qui sçauent dissimuler, sont prisez, et temporisent és Cours plus que autres gens. Les abus de la Cour, et la maniere des gens curiaulx sont tels, que iamais homme n'y est souffert soy esleuer se il n'est corrompable. Car vertu, qui est en tant de manieres enuironnee, se elle ne se orgueillist, elle est mesprisee, se elle ne se flechist elle est par force rauallee, ou dehors chassee Où est doncques celuy qui se pourra garder d'estre corrompu, ou qui en eschappera sans mal auoir? Tels sont les ouurages et les manieres de la Cour, que les simples y sont mesprisez, les vertueux enuiez, et les arrogans orgueilleux en perils mortels. Et se tu y es raualé au dessous des autres Palatins, tu seras enuieux de leur pouoir. Se tu y es en moyen estat, dont tu n'ayes souffisance, tu estriueras de plus auant monter. Et se tu peulx paruenir iusque aux haulx secrets, qui sont fort à redouter et à craindre; adonc y seras-tu plus meschant de tant que tu cuideras estre plus eureux. Et de tant seras-tu en plus grant peril de tresbuchier, comme tu seras monté en plus, hault lieu. Car à ceulx que fortune la variable a plus hautement esleuez, ne reste plus sinon cheoir de si hault si bas: pource qu'elle ne leur doit plus rieus sinon ruine. Se tu as pris d'elle ce qu'elle t'a peu et voulu donner, alors tu es debteur de toy mesmes, à fin qu'elle rende celuy meschant qu'elle auoit deuant esleué, et qu'elle se mocque du meschief de celuy qu'elle auoit en le montant aueuglé de gloire vaine. Car les grans vents, qui soufflent és haultes Cours, sont de telle condition, que ceux qui se y sont seulement couchez, demourent apres leur desappointement comme vn spectacle d'enuie, detraction, ou de hayne à tous gens et se trouuent subiects iusques

En ton particulier, dans ta vie domestique.

3 Gr. § 53 fin.

à estre vituperez et rauallez entre les populaires, et que ceulx qui parauant les poursuyuoient et flattoyent, r'apportent d'eux plus grans blasmes et derisions que les autres. Car multitude de gens mesprise tousiours ceulx que fortune a plus raualez, et si est enuieuse de ceulx qu'elle voit esleuez. Fortune fait voulentiers ses ieux és hauts degrez, et és souuerains encores plus. Et quant elle s'esbat és petits, ce n'est pas si acertes. Car du meschief des poures gens ne fait elle compte, ne que souz-rire. Mais elle rit à plaine gueulle, et bat ses paulmes, quant il meschiet à grans Seigneurs. Il ne luy chault gueres d'essayer la fortune és petits lieux, mais à faire les gras tresbuscher elle tend voulentiers ses lacs et les poures et dejettez fait-elle souvent hault monter en certaineté incertaine, et en regle de irregularité. Ceulx deçoit elle voulentiers, qu'elle trouue aisez à deceuoir, et variables, comme elle est. Mais les constans et vertueux, qui d'elle ne font compte, et desquels se voit mesprisee, elle les laisse en paix. Car elle rit et flate pour neant à ceulx, qui ont haut et entier courage. Maintenant elle s'essaye à iouster contre les plus forts, et maintenant eslieue les plus foibles. Maintenant rit aux vns, et maintenant rechigne aux autres. Mais l'omme qui est vertueux et acouragé, mesprise son riz, et son amour, et ne doute riens ses menaces.

Et se tu me demandes que c'est que vie curialle, ie te respons, frere, que c'est vne pouure richesse, vne habondance miserable, vne haultesse qui chiet, vn estat non estable, ainsi comme vn pillier tremblant, et vne moureuse vie. Et ainsi peut estre appellee de ceulx qui sont amoureux de sainte liberté. Fuyez hommes vertueux, fuyez, et vous tenez loin d'icelle assemblee, se vous voulez bien et seurement viure. Car comme gens bien asseurez sur le riuage de la mer, nous nous voulons noyer de nostre gré mesmes; et nostre aueuglement mesprisons, qui ne peut ne veult veoir ne cognoistre nostre pouure meschief. Car comme les fols mariniers se font aucunesfois noyer par leur despourueu gouuernement, ainsi attrait la Cour à soy, et deçoit les simples gens, et se fait conuoiter. La Cour alleche friandement ceux qui y viennent en leur vsant de fauces promesses. La Court rit au commencement à ceux qui entrent, et puis leur rechine apres, et aucunes fois les mort' tres-asprement. La Cour retient les chetifs, qui ne se

1 Mord.

sçauent eslongner, et tousiours aduoue auctorité et seigneurie sur ceux qu'elle a surmontez. La Cour souuent aussi par erreur oblie ceux qui mieux seruent, et y despendent follement le leur, pour enrichir ceux qui n'en sont pas dignes, et qui l'ont tres mal desserui. Et l'homme malostru', qui se y est alleché, y ayme mieux perir que s'en issir, et y venlt auancer son cours de nature, sans iamais auoir franchise iusques à sa mort. Croy seurement, frere, et n'en doubte point, que tu exerces tres-bon et tres-notable office, se tu scez bien vser de ta maistrise que tu as en ton petit hostel. Et si es et seras puissant tant comme tu auras souffisance de toy mesmes. Car qui a petite famille, et la gouuerne sagement, en paix, il est Seigneur [et si est plus bieneureux de tant qu'il se maintient franchement; comme il ne soit chose tant precieuse dessouz le ciel, qui puisse estre de souffisante commutation contre franchise]. O fortunez hommes qui viuez en paix ! O bien euree famille, où il y a honneste pouureté, qui se contente de raison, sans manger les fruicts d'autruy labeur! O bieneuree maisonnette, en laquelle regne vertu sans fraude ne barat, et qui est honnestement gouuernee en crainte de Dieu et bonne moderation de vie! Illecques n'entrent nulz pechiez, illec est vie droicturiere, où il y a remors de chacun peché, et où il n'a noise, murmure, ne enuie. De telle vie se esiouyst nature, et en telles aises vit elle longuement, et petit à petit s'en va iusques à plaisante vieillesse et honneste fin. Car comme dit Senecque en ses tragedies Vieillesse vient à tard aux gens de petites maisons qui viuent en souffisance. Mais entre nous curiaux, qui sommes serfs à fortune, viuons desordonnéement, et si viellissons plus par force de cures que par nombre d'ans, et par faute de bien viure sommes frustrez de la soueueté de nostre vie que tant desirons, et nous hastons d'aller à la mort que tant redoubtons. Souffise toy doncques, frere, souffise toy de viure en paix à tout par toy, et apprens à t'en contenter par noz meschiefz. Ne te mesprise pas tant, que tu preignes la mort pour la vie. Ne delaisse pas à faire le bien, que tu serois contraint de reparer par apres à grans regrets, pour querir ce que te seroit horrible à trouuer.

Finablement ie te prie, conseille, et admoneste, se tu prises

2 D'autant qu'il.

aucunement saincte vie et honneste, et se tu ne te veulx aller perdre, que tu ostes ta pensee, et dissipes toute ta voulenté de non venir à Cour, et soyes content de toy retraire sauuément dedans l'enclos de ta maison priuée. Et se tu n'as ou temps passé congneu que tu ayes esté bien euré, si apprens à le cognoistre desormais. Et à Dieu te command par cest escript, qui te doint sa grace.

OLIVIER DE LA MARCHE.

1426-1501.

Orphelin de père, à l'âge de treize ans, Olivier de la Marche entra comme page au service du duc de Bourgogne Philippe le Bon, père du comte de Charolois, depuis, Charles le Téméraire. Il découvrit le plan de Louis XI d'enlever le prince et le dénonça. Son maître reconnaissant refusa de le livrer au roi de France, qui l'accusa de calomnie. Olivier demeura toute sa vie attaché à la maison de Bourgogne et en fut récompensé par des honneurs. Il a écrit un grand nombre d'ouvrages, entre autres des Mémoires qui vont de 1435 à 1492. On lui a reproché, comme historien, sa partialité pour la Bourgogne. Chevalier et l'âme remplie de sentiments chevaleresques, il se plaît singulièrement à peindre les faits d'armes, les combats singuliers et tout ce qui portait encore les dernières empreintes de la chevalerie. Ses descriptions ont de l'agrément, mais sont prolixes, ainsi que le style. Son langage n'a ni le nerf ni la pureté de Comines, son contemporain; il est quelquefois entaché de provincialismes du Hainault.

Comment messire Jaques de Bourbon, comte de la Marche, mary de la derniere royne Jehanne de Naples, se rendit cordelier à Besançon. 1435.

Pour ce que Dieu et ses glorieux faicts doyvent estre commencement de toutes bonnes œuvres, de tant je le loue et gracie, qu'au commencement de mon aage, et du premier temps que je puis entrer en matiere, et bailler ramentevance digne d'escrire, la premiere chose, dont je puis parler, est devote et de saincte memoire: et, combien que je ne veisse reellement que l'effect de cest aventure, toutesfois il m'est force de deviser dont proceda le par avant et n'est pas à entendre, pourtant, que je corrompe ce

que j'ay dit, de non parler que de ce que j'ay veu: car (comme dict est) par les commencemens, s'eclaircira et sera donnee à cognoistre chacune matiere: où je n'enten de declairer, et descrire, que toute verité. En ce temps, où je commence par l'an 35', estoit duc de Bourgongne le bon duc Philippe, fils et successeur du duc Jehan, occis à Montereau, et pere du duc Charles, mon souverain signeur et maistre du temps duquel Charles j'ay commencé à escrire ces presens Memoires. Pour lors de l'an dessusdict vivoit en Bourgongne un noble et puissant signeur, le signeur de Sainct-George, le Sage: et vrayement bien se devoit sage nommer car il augmenta sa maison, d'avoir et d'aliances: et fut chevalier de la Toison d'or et se maria en grande et signeurieuse maison et se mainteint si hautement, tant à la court du duc Jehan de Bourgongne, comme à celle du bon duc Philippe, mesme au païs de Bourgongne, et en toutes pars, qu'il estoit tenu et appelé du nombre des sages et des grands; et apres luy vint messire Guillaume de Vienne, son fils: qui vendit et engagea toutes ses belles signeuries, par faute de sens et de conduitte et mourut à Tours en Touraine : et laissa son fils heritier, Jehan de Vienne : qui encore valut moins de vertu, et de personnage. Ainsi par ces deux a esté la noble maison de Sainct-George destruitte et mancipee, mais non pas celle de Vienne : car encores, Dieu merci, en y a, qui honnorablement se conduisent.

Deux choses me font toucher de celle maison de Sainct-George. L'une est regret en amour: et l'autre est pour donner à entendre comment, ne par quelle maniere, je vein premierement au lieu, où je vei ma premiere ramentevance: et est vray qu'en l'an de nostre Signeur, courant 1434, se meut une guerre, et une question, entre aucuns signeurs d'Alemaigne et ledict signeur de Sainct-George, le Sage, dessus dict, pour la terre et signeurie de Jou3, en Bourgongne, que tenoit et possessoit ledict signeur et pour ceste cause fut envoyé, mon pere (qui se nommoit Philippe de la Marche), à tout certain nombre de gens de guerre, audict chastel de Jou, de par ledict signeur de Sainct-George: pour ce que ladicte place est sus la fin de la comté de Bourgongne, et

1 1435.

Gr. § 105.

3 Joux.

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