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ville vaste et ouverte contre une armée de deux cent mille hommes? On peut donc penser qu'il agit sans réflexion et sans aucun plan, à la fin de cette campagne. Si, en se plaçant au milieu des places fortes de la Lorraine et de l'Alsace, et en augmentant son armée, il avait traîné la guerre en longueur, on ne peut dire quel en aurait été le résultat; mais ce genre d'opérations ne convenait point au génie de Bonaparte. C'est peutêtre un défaut dans un grand général, qui doit être capable de se conduire suivant les lieux et les circonstances.

La France avait vu le maréchal de Villars, connu par son impétuosité, manœuvrer sur les Vosges, faire une guerre de position, et arrêter ainsi un ennemi qui avait eu tout l'avantage dans la campagne précédente. Après la mort de Turenne, l'armée était découragée; le grand Condé, si hardi, si audacieux, calma son impétuosité et fit une campagne sage et défensive. « L'Europe, dit Bossuet, qui admirait son ardeur, s'é« tonna qu'il en fût le maître, aussi capable de ménager ses troupes que de les pousser dans les hasards, et de céder à << la fortune que de la faire servir à ses desseins. » Le même prince ne gagna la bataille de Lens qu'après avoir fait une sage et belle retraite devant un ennemi supérieur en nombre.

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Il semble que cette qualité d'un grand général ait manqué à Bonaparte, surtout en 1814. A la bataille de Laon, ce n'était pas lui qui avait pris une position avantageuse; c'était Blücker; aussi fut-il forcé à la retraite après deux jours d'attaques continuelles. Il me semble que cette course sur Saint-Dizier, sans but, sans dessein, et ce retour précipité, annoncent une tête exaltée, qui, sans réflexion, obéissait à un mouvement passionné. Je pourrais le prouver par des récits que je tiens de généraux renommés et présents; mais je ne peux les publier sans leur agrément.

L'histoire ancienne nous présente de curieux rapprochements avec les choses que nous avons vues. On sait dans quelle admirable position était Pompée avant la bataille de Pharsale.

Il voulait traîner la guerre en longueur; mais il n'eut pas la force de résister aux plaisanteries des jeunes Romains. Il combattit, et tout fut perdu.

Après cette bataille, Scipion, à la tête d'une belle armée, rejeta les conseils de Caton, qui voulait traîner la guerre en longueur, et une bataille ruina ses affaires.

Brutus et Cassius les rétablirent. L'armée d'Octave et d'Antoine, qui leur était opposée, était prête à périr de misère. Ils livrèrent une grande bataille, et furent perdus sans ressource. Ainsi, trois fautes semblables amenèrent les mêmes résultats.

Nos jeunes militaires, qui s'imaginent et qui disent que l'art de la guerre n'est connu que de nos jours, souriront de pitié en me voyant citer comme un modèle la campagne de Duguesclin, que l'on peut comparer à la célèbre campagne de Turenne. Avec une armée légère de ses braves Bretons, il entreprend de résister à soixante mille hommes débarqués à Calais sous les ordres du duc de Lancastre. Il les harcèle, enlève leurs convois, ne les laisse pas respirer un instant, et, sans jamais compromettre sa petite armée, il les pousse devant lui à travers l'Auvergne, le Limousin, et les jette dans les murs de Bordeaux, réduits à un petit nombre dans l'état le plus déplorable. Il me semble qu'une telle conduite et un tel résultat prouvent le vrai talent de la guerre. Sa campagne précédente, exécutée sur un plan différent, ne montre pas moins d'habileté; il fut aussi grand général aux batailles de Cocherel et de Monciel; il était d'autant plus étonnant qu'après avoir fait les dispositions qui lui assuraient la victoire il combattait comme un simple soldat. Il y était contraint, parce qu'une troupe d'élite de l'armée ennemie s'attachait à le chercher et à le combattre. Mais il était environné de ses frères d'armes, fidèles au pacte de fraternité qui les unissait à sa destinée par le serment d'une défense commune. Je ne crois pas qu'on ait jamais vu réunis ensemble autant de présence d'esprit, de bravoure et

de rapidité qu'il en développa dans la fameuse bataille de Monciel. Je ne sais s'il savait lire et écrire, mais je sais qu'il serait difficile de trouver, dans les temps anciens et modernes, un homme qui ait plus honoré sa patrie, et je suis heureux d'avoir mis mon nom au bas de l'ordonnance qui lui a érigé une statue dans cette capitale, où Charles V déployait tant de sagesse, tandis que Duguesclin commandait ses armées.

Les divers exemples que j'ai cités, de Condé, de Villars, de Duguesclin, et les trois exemples contraires de l'histoire romaine, me font penser, par leurs résultats, que, si Bonaparte avait traîné la guerre en longueur, sa destinée aurait pu être bien différente. Je suis persuadé qu'en lisant ces réflexions le lecteur se rappellera la temporisation du dictateur Fabius. Les généraux renfermés à Metz avec moi pensaient que, placé au centre des places fortes si nombreuses de la Lorraine et de l'Alsace, il aurait pu ramener la fortune au printemps. Lorsque nous entendîmes le canon si près de nous, nous fûmes persuadés qu'il allait temporiser pour se préparer à une guerre offensive avec de nouvelles forces jointes à sa glorieuse armée, affaiblie par tant de combats.

J'ai appris d'un ancien officier du génie, camarade de Carnot, que celui-ci lui avait dit qu'au moment de partir pour Anvers, dont il venait d'être nommé gouverneur, il avait conseillé à Bonaparte de se tenir constamment appuyé sur les places fortes de l'Est et du Nord, et de faire une guerre défensive. Il avait ajouté, disait-il, que si, dans cette position, contraint à une bataille, il la perdait, elle ne serait pas décisive.

CHAPITRE XXVII.

Louis XVIII en France.

Monsieur à Nancy. Le duc de Berry

Calomnies odieuses sur ce prince.

Lettre que m'écrit Carnot.

Metz.

Retour de Bonaparte de l'île

Le maréchal Davoust, minis-
Je me rends à

d'Elbe.
tre de la guerre, envoie un officier pour m'arrêter.
Luxembourg.

Lorsqu'enfin les lettres de Paris nous annoncèrent le rétablissement des Bourbons, les communications se rétablirent. Nous apprêmes que Monsieur, comte d'Artois, était à Nancy. Je fis une proclamation pour annoncer ces heureux changements; elle fut, en général, reçue avec plaisir.

Peu de temps après, j'eus l'honneur de recevoir à la préfecture M le duc de Berry. Je l'accompagnai dans le département. Il visita toutes les places, tous les établissements. Lorsqu'il fit son entrée dans Metz, j'étais à cheval à sa gauche, le maréchal Oudinot à sa droite. En passant dans la grande rue du Fort, il remarqua que les élèves de l'école d'artillerie et du génie, rangés en haie, donnaient quelques signes de mécontentement, qu'ils balançaient pour ôter leurs chapeaux; il observa même des gestes contraires à la plus simple bienséance. Il me demanda quelle était cette troupe; mais il ne dit rien sur ce qu'il avait observé. Lorsqu'ensuite tous les fonctionnaires civils et militaires lui furent présentés, cette école le fut aussi. Plusieurs élèves prononcèrent, dans le premier salon, des phrases très-inconvenantes; elles furent entendues de quelques anciens officiers, qui manifestèrent hautement leur improbation. De simples soldats montrèrent les mêmes sentiments de désapprobation. Le lendemain, en visitant cette école, le prince entendit lui-même des phrases très-peu respectucuses;

mais, sans les répéter, il adressa aux jeunes gens un discours sévère et plein de dignité. On verra bientôt pourquoi j'entre dans ces détails.

Le prince fut partout accompagné des acclamations du peuple. L'enthousiasme semblait inspiré par un véritable bonheur et fut porté à l'excès. Il était franc et loyal dans le moment où il se manifestait. J'en étais convaincu; mais j'avais une trop grande expérience de la Révolution pour attacher à ces élans du peuple l'idée d'un sentiment constant et durable. Il y a cette grande différence entre les acclamations du peuple et son silence que, si les premières ne peuvent être regardées comme l'expression d'un sentiment vraf et profond, le silence, au contraire, est la véritable expression du mécontentement ou de l'indifférence. Lorsque Bonaparte passa par Metz pour commencer sa campagne de Russie, ses courses dans la ville ne furent accompagnées d'aucune acclamation.

Le prince fit manoeuvrer les troupes de la garnison. Le maréchal Oudinot les commandait sous ses ordres. Il y eut un peu d'indécision parmi quelques soldats, et le maréchal témoigna son indignation par les gestes et les paroles les plus expressifs. Après la revue, le prince étant à la préfecture, j'étais auprès de lui lorsqu'un officier lui présenta une requête. Il la lut avec attention, manifesta son étonnement de l'injustice dont se plaignait l'officier; elle lui paraissait évidente. Il l'interrogeait avec bonté, et même avec intérêt, lorsque le maréchal entra. Il reconnut cet officier et lui dit d'une voix sévère : « Que « faites-vous ici? Comment osez-vous vous présenter devant a le prince, vous qui êtes connu par votre lâcheté et votre in« subordination, et que j'ai fait mettre à la queue de l'armée? Sortez, et n'osez plus reparaître.

«

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Quelques jours après, le prince fit, à Pont-à-Mousson, la réception des chevaliers de Saint-Louis, comme il l'avait faite à Metz. Il s'aperçut qu'il en avait reçu un de plus que le nombre marqué sur la liste qui les nommait. Il ordonna une re

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