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encore là une des causes continuelles de la perte des honnêtes gens dans les dissensions publiques : ils sont toujours arrêtés par des considérations dont ne s'occupent jamais leurs ennemis. Ceux-ci se mettent dès l'abord en état de guerre et se préparent à fouler aux pieds toutes les lois.

Au reste, le 18, quand le moment terrible arriva, les députés des deux Chambres, au nombre de deux cents environ, se conduisirent avec beaucoup de courage; les présidents, MM. Siméon et Lafond-Ladébat, leur donnèrent l'exemple. Chassés de la salle des séances par la force, ils tentèrent encore d'y pénétrer. Un corps de cavalerie chargea des hommes sans armes et les contraignit à se disperser. Pastoret harangua avec force les satellites armés, et leur adressa sans ménagement les épithètes qu'ils méritaient. J'appris, en me retirant, que plusieurs députés étaient réunis chez Lafond-Ladébat; je m'y rendais lorsqu'on m'instruisit qu'on venait d'environner sa maison d'une troupe armée, qu'on y avait pénétré en plein jour de vive force et arrêté tous les députés qui s'y trouvaient. Je me rendis chez M. Dorion, excellent et fidèle ami autant que bon royaliste.

La liste des proscrits était alors publique : c'était ma quatrième proscription. La plus dangereuse fut celle que prononça la Commune de Paris, au 10 août. Mis ensuite hors la loi, errant dans la France, n'ayant d'asile que les grands chemins, condamné à mort le 13 vendémiaire et à la déportation le 18 fructidor, j'étais destiné à subir une cinquième proscription; mais ce ne fut que longtemps après.

Le lendemain 19, j'allai un instant, caché dans un fiacre, chez M. Mallus, digne royaliste du côté droit de l'Assemblée législative. Il y montra toujours la plus grande fermeté. Sa conduite ne démentit pas un instant ses principes; il publia, en 1792, une déclaration noble et énergique de ses sentiments. Le général Rochambeau et M. Panis, son aide de camp, vinrent me trouver chez lui; ils se chargèrent de me conduire hors de

Paris. Ils avaient tout prévu. La fille de M. Mallus était présente à notre entrevue; cette jeune et belle personne me considérait avec cet attendrissement qu'inspire un proscrit à une belle âme. Elle paraissait plus accablée que moi-même de ma position. Elle épousa, peu d'années après, M. le marquis d'Ambly, et j'ai eu l'occasion de lui rappeler cet obligeant intérêt, qui n'est jamais sorti de ma mémoire.

Je demandai aux deux militaires comment ils pourraient me faire sortir des barrières sans être arrêté. Les ordres les plus sévères avaient été donnés, et des troupes de ligne, postées à toutes les portes, avaient à leur tête des officiers chargés d'examiner les passe-ports. Je n'en avais pas. Rochambeau me répondit qu'il se chargeait de tout, que c'était une expédition militaire, et qu'il répondait du succès. Deux femmes étaient dans sa voiture; elles me dirent qu'elles seraient heureuses de contribuer au salut d'un royaliste. Arrivés à la barrière de Paris, la voiture fut arrêtée. Les deux officiers, en grand uniforme, avec d'énormes chapeaux et des plumes élevées, se mirent aux portières, parlèrent à l'officier de garde et aux soldats. Les femmes se levèrent et se mêlèrent à la conversation, qui devint très-bruyante et fort joyeuse. J'étais entièrement caché dans le fond de la voiture, derrière ces quatre personnes. Elle passa librement, tandis que les femmes et les officiers achevaient de causer avec le commandant et les soldats du poste.

Parvenu à une certaine distance de Paris, je remerciai affectueusement mes libérateurs et j'entrai dans les champs labourés. Je pris un sentier, et je parvins à une maison de campagne, chez M. et Mme Ségretier, mes anciens amis. Comme le Directoire faisait chercher de tous côtés les proscrits échappés à sa vengeance, je quittai ces dignes amis, et je me rendis chez Mme Cottin, dans une maison de campagne cachée au milieu des bois, dans la forêt de Marly, et qui appartenait à son parent, M. Gerardot, banquier à Paris. Là M. Bresson,

aussi adroit que généreux, vint avec des outils. Il changea les cloisons, et les arrangea de façon à me faire une petite chambre qu'on ne pouvait soupçonner si l'on faisait des recherches dans cette maison. J'y passais les jours et les nuits. Ma fenêtre donnait sur un taillis très-épais; je pouvais, en sautant par la fenêtre, aller, sans être aperçu, dans une partie de la forêt, où je jouissais du plaisir de la promenade, si doux pour un prisonnier.

CHAPITRE XXI.

Arrivée en Suisse après ma proscription du 18 fruetidor. Séjour dans ce pays. Départ pour l'Italie.

En écrivant ce chapitre et le suivant, je reconnais que je sors du plan que j'ai constamment suivi jusqu'à présent. Je ne recherche plus les causes et les suites de nos révolutions ; mais comme, pendant mon séjour en Suisse et en Italie, j'ai vu des choses qui étaient les effets immédiats de nos principes et de nos révolutions, j'ai pensé que ces deux chapitres seraient ainsi liés au reste de l'ouvrage. Peut-être le lecteur, après les avoir lus avec l'indulgence que je lui demande, accordera plus d'attention encore à la seconde partie politique. Je rentrerai alors dans mon plan, et je rechercherai avec soin les causes des grands changements, dont nous avons eu successivement le spectacle.

Après une quinzaine de jours passés dans les bois de Marly, je partis pour la Suisse, toujours à pied, comme dans mes autres proscriptions. On avait indiqué à ma famille un guide qu'elle m'envoya; je fus très-fâché de l'avoir. Cet homme était extrêmement peureux; les moindres rencontres l'effrayaient; il augmentait ainsi les risques que je courais d'être découvert. Je m'aperçus d'ailleurs que, dans toutes les auberges où il me faisait entrer, il était connu pour conduire ainsi des proscrits, et surtout de malheureux prêtres. Un jour nous nous trouvâmes tout à coup vis-à-vis de deux gendarmes à cheval; il trembla de tous ses membres; il se jetait à droite et à gauche. Il me disait de chanter; je l'envoyai promener avec ses chansons. Je fus très-étonné que ces gendarmes n'eussent conçu

aucun soupçon, tant était visible la frayeur de cet homme. Je regrettai le temps où, pendant la Terreur, je voyageais seul au milieu de dangers bien plus grands, sans autre guide que mon sang-froid et ma présence d'esprit.

Je lui ai cependant l'obligation de m'avoir fait entrer à Arbois chez un bien digne homme dont j'ai malheureusement oublié le nom; il me reçut comme on reçoit un proscrit dont on partage les opinions politiques. Nous parlâmes beaucoup des derniers événements, de ceux qui se préparaient, et du général Pichegru, né dans cette ville et cher à ses habitants par son caractère autant que par sa gloire militaire. Quoique buveur d'eau, je n'oubliai pas de parler du vin d'Arbois, que Henri IV aimait tant, et nous bûmes à la santé de ses descendants, dont le retour en France nous paraissait plus éloigné que jamais. Mais nous étions d'accord dans la pensée que ce misérable et ridicule Directoire ne pouvait exister longtemps. Le lendemain, je me séparai de mon digne hôte, qui répondit à mes remercîments par les vœux les plus affectueux pour mon heureux voyage.

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Dans les montagnes du Jura, je rencontrai un jeune homme avec qui je fis une prompte connaissance; il répondit ingénument à toutes mes questions. Il avait dix-huit ans ; il me dit son nom, en ajoutant gentilhomme breton. » Sa mère l'envoyait au service des princes. Il n'avait presque rien pour sa dépense. Je lui demandai ses ressources; il fut très-étonné que j'en parusse douter. Il ne manquait de rien ; il serait reçu par les défenseurs de la couronne; il était ravi du sort qui l'attendait. Je voulus lui dire que l'armée des princes venait d'être licenciée. Il ne pouvait le croire : c'était impossible; il était sûr que le roi allait être rétabli sur son trône. J'admirai son ingénuité, ses sentiments et sa persuasion. Mon guide me sépara de lui.

Des hauteurs du Jura je découvris enfin le lac de Neuchâtel, que je voyais à mes pieds. Je contemplai avec ravisse

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