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Situation des Chambres.

CHAPITRE XX.

Projet formé par Carnot, Villaret-Joyense et moi. Conduite et opinion de Bonaparte relativement à la marche des députés. Détails sur ce sujet. - Accord secret de Carnot et de BonaL'armée de Hoche marche sur Paris. Mesures ridicules prises

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parte.
par le Conseil.

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Le général Pichegru. — Journée du 18 fructidor. — Je suis condamné à la déportation. Le général Rochambeau me fait sortir de Paris.

Les destinées de la France auraient pu changer alors, si le Ciel avait donné au caractère français la faculté de combiner des mesures politiques, de s'entendre, de se donner des chefs, d'obéir à leur influence, de temporiser, d'attendre du temps les circonstances que seul il peut amener. Tout cela nous est impossible. Les Chambres, appelées conseils, se renouvelaient par tiers; deux tiers avaient été nommés successivement dans le sens royaliste; il ne s'agissait que d'attendre patiemment une seule année pour avoir un troisième tiers. Les circonstances auraient été d'autant plus favorables au parti royaliste que la mésintelligence commençait à naître dans le Directoire. Rewbell, Laréveillère et Barras étaient opposés à Carnot; celui-ci était alors l'homme modéré du Directoire, et Barthélemy se ralliait à Carnot par la force des choses, quoique leur caractère et leurs principes fussent bien différents.

Bonaparte, victorieux en Italie, penchait plus pour Carnot que pour les autres. It lui devait le commandement de l'armée d'Italie, et non à Barras, comme on l'a dit et répété. Bonaparte, avant le 13 vendémiaire, avait présenté au comité de la guerre de la Convention, dont était membre M. Pontécoulant, un Mémoire sur la guerre d'Italie. Il y promettait de

battre l'armée austro-sarde, en prenant les positions qu'il indiquait, de séparer ces deux armées, de forcer les Autrichiens à chercher leur salut au delà du Pô, de tourner ensuite avec rapidité sur les Piémontais, de les accabler et de les forcer à la paix. Pontécoulant fut chargé d'examiner ce Mémoire et d'en faire le rapport à son comité. Je tiens de lui ces détails. Il ajouta que cet écrit renfermait beaucoup de fautes de français et d'orthographe. Lorsque le Directoire fut installé, ce Mémoire passa dans les mains de Carnot, particulièrement chargé de ce qui concernait la guerre. J'ai appris de lui et de son frère qu'il eut plusieurs conférences avec Bonaparte, que ce général parlait avec enthousiasme de son plan, et avec une telle confiance que Carnot fut ébranlé. Bonaparte le priait, le suppliait, répondait du succès.

Carnot se détermina, mais avec beaucoup de peine, à présenter ce plan au Directoire. Il en fit l'éloge, il en reconnut la possibilité, mais il ajouta que, quoique l'auteur du plan lui parût seul capable de l'exécuter, il hésitait à proposer de donner le commandement à un jeune homme qui n'avait pas encore commandé en chef; qu'il hésitait surtout parce que le gouvernement nouvellement institué devait craindre de compromettre sa réputation dès les premiers pas de sa carrière. Bonaparte fut appelé; il combattit toutes les objections; il prenait l'armée telle qu'elle était, faible en nombre, sans vêtements, sans magasins, sans argent. Ce fut là surtout ce qui détermina le Directoire; il aima mieux courir quelques risques que de rester dans l'inaction du côté de l'Italie. Carnot, èn me racontant ces détails, ajoutait que Barras, n'étant pas chargé de la guerre, n'avait pas seulement connu le mémoire de Bonaparte, qu'il n'avait d'ailleurs ni les talents ni les connaissances nécessaires pour en faire le rapport au Directoire, et que, dans un moment si important, il eût été impossible que le Directoire se fût décidé d'après le simple crédit de Barras et son amitié pour Bonaparte. Carnot, qui avait dirigé les opérations militaires

pendant toute la guerre, pouvait avoir cette influence sur le Directoire; c'était impossible à Barras.

Bonaparte conserva des liaisons particulières avec Carnot. A peine eut-il remporté des victoires et rendu son nom célèbre qu'il eut des pensées bien opposées aux pensées des révolutionnaires; il les manifesta dans plusieurs circonstances. Regnault de Saint-Jean d'Angély était auprès de lui dans l'armée d'Italie; il y rédigeait un journal sous son inspiration. Il blâmait dans ces feuilles plusieurs opérations des Chambres; mais il louait tout ce qui tendait à rétablir l'ordre public. Il donna beaucoup d'éloges à mes discours sur les colonies et à mes efforts pour les arracher à la tyrannie qui les accablait.

Bonaparte avait à Paris un de ses aides de camp, M. de La Valette, qu'il avait chargé de lui rendre compte de toutes les choses qui pouvaient intéresser son armée et lui-même. La Valette voyait fréquemment Carnot. Un député prononça un discours véhément sur les événements récents passés à Venise; il accusait indirectement Bonaparte d'avoir ordonné le massacre de prisonniers autrichiens. Les députés qui connaissaient la situation des conseils, et combien ils étaient menacés par la majorité du Directoire, avaient l'espérance de voir Bonaparte soutenir le parti de Carnot et de Barthélemy, s'ils se déclaraient ouvertement pour la majorité des Chambres. Ceuxlà sentirent l'imprudence de l'orateur. Plus de douze d'entre eux coururent à la tribune pour lui répondre. J'étais de ce nombre; mais la majorité s'était si fortement prononcée contre son discours que toute réponse fut inutile. M. de La Valette assistait à la séance; il vit ce mouvement, se rendit sur-lechamp chez Carnot, lui témoigna sa satisfaction de ce qu'il venait de voir, et lui montra le jour même la lettre dans laquelle il en instruisait Bonaparte. Je tiens ces détails de Carnot.

L'amiral Villaret-Joyeuse, du Conseil des Cinq-Cents, avait conçu le projet de faire déclarer Carnot en faveur de la ma

jorité. Il le voyait souvent; il l'amena chez moi. Je demeurais sur le boulevard des Italiens. C'était une démarche peut-être trop manifeste. Il y avait alors un si petit nombre de voitures dans Paris que celle du directeur devait être remarquée. Nous eûmes un long entretien. La haine de Carnot pour ses trois collègues, son mépris pour eux le faisaient pencher vers la majorité des conseils. Il était prêt à se déclarer; la promesse expirait sur ses lèvres. Nous apercevions clairement la cause de son hésitation : c'était sa situation personnelle. S'il n'avait pas voté la mort de Louis XVI, il n'aurait pas balancé un instant; mais cette pensée venait changer toutes ses résolutions, quoiqu'il ne pût être encore question du rétablissement des Bourbons; mais il voyait dans le succès de nos desseins le triomphe du parti royaliste; il craignait d'être proscrit par ce parti, d'être repoussé avec mépris après avoir été l'instrument de son triomphe. Nous lui disions toutes les choses capables de le rassurer qu'un si grand service ne pourrait être oublié ; que la destinée de la France était dans ses mains; que, s'il ne se déterminait pas, il allait être lui-même, ainsi que nous, proscrit par ses collègues. Le danger était certain, pressant; il en convenait. Il fallait d'abord le détourner. Nous lui promîmes sur l'honneur de rapporter à lui seul la gloire du succès ; il n'avait même pas besoin de notre déclaration, car l'événement aurait prouvé qu'il en était l'auteur.

Après cet entretien, nous fûmes convaincus, Villaret-Joyeuse et moi, qu'il était fortement travaillé par des sentiments opposés, mais qu'il fallait, pour le déterminer, quelque événement que nous ne pouvions ni amener ni prévoir L'amiral continuait de le voir souvent et m'instruisait de ses dispositions. Il vint plusieurs fois chez moi, mais dans la voiture de l'amiral. Nous étions convenus de n'instruire aucun de nos collègues de ces négociations jusqu'au moment décisif. Un incident bien faible, méprisable même, les rompit pendant quelques jours. Dumolard venait d'être nommé président du

Conseil des Cinq-Cents; Carnot, qui présidait alors le Directoire, l'invita à dîner; Dumolard refusa par un billet que Carnot trouva offensant. Il le montra à Villaret-Joyeuse, et lui dit : « Je vois maintenant ce que je devrais attendre du parti royaliste, s'il devenait le maître. » Il lui parla de la manière haineuse dont un journal m'avait reproché quelques mots que j'avais dits en faveur d'une opinion de Thibaudeau. Ce malheureux billet et ce journal avaient fait sur son esprit une profonde impression; Villaret crut qu'il ne pourrait le ramener à d'autres sentiments.

Mais les événements se pressaient. La guerre était déclarée entre les Conseils et le Directoire; la perte des députés influents était résolue; elle devait amener celle de Carnot et de Barthélemy. Les trois autres membres, Barras, Laréveillère et Rewbell confièrent leurs desseins au général Hoche; il commença à faire avancer des troupes vers Paris, Carnot fut promptement instruit des premiers mouvements de ce général, et recommença ses entretiens avec Villaret-Joyeuse. Il avoua qu'il devait agir pour sa propre sûreté; il ne balança plus; il concerta avec lui les mesures que nous devions prendre. Le général Pichegru avait une lettre imprudente du général Hoche, dans laquelle il annonçait ses desseins; je ne sais à qui elle était adressée et comment elle était tombée entre ses mains. Il l'aurait lute au Conseil ; il aurait dénoncé l'attentat médité par Hoche contre les députés en marchant sur Paris. Nous étions certains de l'engager à cette démarche, lorsque le moment serait convenable. J'aurais saisi cette circonstance pour accuser Carnot, comme spécialement chargé de la guerre, de la marche de Hoche sur Paris, et j'aurais demandé qu'il fût invité par un message à venir dans le Conseil pour répondre à ce reproche. Il avait promis de s'y rendre surle-champ et de tout dévoiler, en accusant ses trois collègues d'avoir formé le projet de dissoudre les Chambres et de proscrire les membres les plus influents. Aussitôt après sa décla

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