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reprendre sa place ordinaire. C'eût été pour lui une marque d'un grand courage que de rester seulement un quart d'heure avec nous; il aurait couru le risque de se dépopulariser aux yeux des jacobins, et, par conséquent, du peuple. Conserver sa popularité était la grande faiblesse et la principale occupation des hommes de ce parti; mais il a fallu, bientôt après, perdre cette vaine chimère qu'ils avaient adorée, et en la perdant monter à l'échafaud.

J'ai dit que les Girondins étaient sous le joug des Montagnards; une circonstance assez remarquable me confirma dans cette opinion. Je revenais un soir du comité diplomatique; je me trouvai avec Vergniaux. Il me prit sous le bras, ce qui me parut assez singulier, car nous ne nous étions encore vus qu'avec une froide politesse. Je vis bientôt qu'il désirait me parler. Je me laissai conduire par lui; il me fit faire trois ou quatre tours de la place Vendôme, en me parlant toujours avec le plus grand embarras; il eut beaucoup de peine à venir à ce qu'il voulait me dire. J'avais parlé, le matin même, contre la proposition d'une amnistie que la Montagne voulait accorder aux scélérats qui avaient rempli de cadavres la glacière d'Avignon. Personne ne demandait la parole après moi; les Montaguards dirent à Vergniaux de me répondre, le pressèrent, et même le poussèrent. Cela produisit un mouvement qui fut remarqué de toute l'Assemblée. Il se rendit à la tribune avec beaucoup d'embarras; il fit ce que faisaient toujours ceux du parti révolutionnaire : il déclama, et il obtint le décret d'amnistie; mais il sentit bientôt qu'il avait arraché de l'Assemblée un décret honteux pour elle autant que pour lui. Il en éprouvait des regrets cuisants; il avait besoin d'épancher son cœur, d'expier en quelque sorte sa faute, en l'avouant à celui qu'il se repentait d'avoir combattu le matin. Il s'enhardit peu à peu, et il m'avoua sans détour ce qu'il éprouvait; il me fit entendre qu'il était enchaîné par un parti auquel il s'était livré et dont il ne pouvait secouer le joug. Je lui racontai ce que m'avait

dit son ami Ducos peu de jours auparavant ; je lui parlai de l'abîme vers lequel nous marchions, et nous fûmes d'accord dans nos cruelles terreurs. Je fus persuadé, encore plus que je ne l'étais, que Vergniaux parlait toujours contre son opinion. Depuis l'horrible catastrophe du 10 août, je me suis reproché souvent de n'avoir pas renoué des conversations de la même espèce avec lui et de n'avoir pas cherché à lui faire quitter le parti des Montagnards; mais je me disais bientôt que cette tentative n'aurait eu aucun succès. Vergniaux avait le plus grand de tous les défauts: il était faible; il était d'ailleurs dominé par une femme qui avait adopté chaudement le parti et les opinions révolutionnaires.

CHAPITRE XIV.

Les armées prussiennes en Champagne à la fin de 1792.

Conduite du duc

de Brunswick, généralissime des armées prussiennes. — Remarques sur la dernière campagne d'Annibal en Italie et sur la campagne de Napoléon en Champagne.

Dans les derniers mois de cette année 1792, le roi de Prusse et le duc de Brunswick entrèrent en Champagne à la tête d'une armée et s'avancèrent vers Paris. Ils se trouvèrent devant les armées françaises, l'une commandée par le maréchal Kellermann, et l'autre par Dumouriez. Quels que fussent le courage de nos soldats et l'habileté de nos généraux, il est certain que Dumouriez fut d'abord dans une situation dangereuse; le roi de Prusse s'en aperçut et donna l'ordre de l'attaque. Le duc de Brunswick, qui avait le titre de général de l'armée prussienne, empêcha d'exécuter l'ordre du roi. Tous les rapports s'accordent sur cet ordre et sur sa non-exécution. Cet événement me conduit à une réflexion frappante; il prouve, ainsi que plusieurs autres semblables, que l'on peut être traître à ses devoirs, même à son roi, sans concevoir une trahison. Le duc de Brunswick avait eu des succès militaires dans sa jeunesse ; il s'était en même temps occupé de littérature; il avait eu des correspondances avec plusieurs philosophes de ces temps. Enivré des éloges qu'il en recevait, il avait un secret penchant pour les nouvelles maximes qu'on appelait des principes. Il n'avait pas vu dans la révolution française les causes destructives de l'ordre social, mais des moyens de le rétablir sur des bases plus nobles et plus solides. Ce fut l'erreur d'un grand nombre de belles âmes; il fallut, pour les détromper, les horreurs de nos effroyables saturnales.

Telle était la situation intérieure du duc de Brunswick pendant cette célèbre campagne. Il y avait deux hommes en lui: le général habile et l'homme livré à des sentiments dont peutêtre il ne se rendait pas compte. Mais d'autres apercevaient clairement ses combats intérieurs; et, si le roi de Prusse les avait pénétrés, s'il avait eu un sentiment vrai de son autorité, il aurait ôté le commandement au duc de Brunswick.

Cette même situation était peut-être celle des ambassadeurs étrangers pendant la Restauration. Témoin et acteur dans tous les événements de ces temps, je dois dire, ou plutôt répéter ce que j'ai déjà dit, qu'ils ont été la cause la plus agissante, la plus forte, la plus déplorable de la faiblesse journalière qui a perdu les descendants de Henri IV.

Cette différente manière de penser et d'agir, qui se rencontre si souvent dans les hommes éminents, doit être la matière la plus féconde des instructions qu'un gouverneur doit donner à un prince. De semblables raisonnements valent bien des démonstrations de géométrie, et portent dans une âme royale des semences bien plus fécondes. Les sentiments philosophiques du duc de Brunswick étaient si connus que M. de Narbonne, étant ministre de la guerre, lui écrivit pour lui offrir, au nom du roi, le commandement des armées françaises. Ce ministre m'a montré la réponse du prince; elle ne permettait aucun doute sur l'offre et sur le refus. Cette proposition me parut bien étrange. Au reste, cette réponse, écrite de la main du prince, était remarquable par une écriture aussi belle que pourrait l'être celle d'un de ces maîtres qui ne savent que former leurs lettres. J'ai su, depuis ces temps, que les Girondins avaient suggéré à M. de Narbonne l'idée de cette lettre. Ils ont ensuite fait des démarches auprès du duc de Sudermanie pour lui offrir le titre de roi constitutionnel des Français; et l'on voit encore de braves gens les décorer du nom le plus beau à leurs yeux, du nom de républicains!

Le souvenir de cette campagne des Prussiens dans la Cham

pagne me rappelle une comparaison entre Annibal et Bonaparte, qui m'a été suggéréo il y a longtemps. Je remarquai que, dans toutes ses guerres, Bonaparte avait toujours eu un dessein déterminé, qu'il avait marché à l'ennemi sans aucune hésitation, et que, jusqu'à la campagne de Moscou, il avait toujours été victorieux; mais, après la malheureuse bataille de Leipsick, rentré en France, il se trouva dans une position entièrement différente de ses campagnes précédentes. Il n'avait plus devant lui une seule armée à combattre; il avait des ennemis à sa droite et devant lui; il ne pouvait plus alors marcher à un seul ennemi et le renverser; il combattait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, sans aucun plan déterminé. J'insiste sur la remarque suivante, qui me paraît essentielle.

Bonaparte avait toujours agi d'après un plan commandé par les circonstances, position toujours heureuse à la guerre comme en politique, parce qu'elle ôte toute incertitude. On a dit cependant que son but dans cette campagne était de couvrir Paris. Ceux qui parlent ainsi ne font pas attention qu'il rompit lui-même ce dessein en se portant tout à coup à SaintMihiel, en Lorraine. Il crut alors que l'armée austro-russe était en pleine retraite ; il le crut, malgré les maréchaux Macdonald et Oudinot, qui lui dirent que cette armée se ralliait et marchait sur Paris. Il leur répondait qu'il allait couper la retraite à cette armée. Bonaparte ne fut désabusé que sur les lieux mêmes, et il revint en toute hâte à Fontainebleau, où il signa son abdication.

Si je me rappelle l'histoire d'Annibal, je vois que, jusqu'à la bataille de Cannes, il fut constamment dans la position où j'ai peint Bonaparte dans ses premières campagnes; marchant à l'ennemi qui était devant lui, il l'attaquait et le renversait ; mais, quand il arriva devant Rome, ne voulant point attaquer cette ville, par des motifs que je ne dois pas examiner, il se trouva dans la campagne entre Rome et Naples. Il marchait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. I prit quelques villes où

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