Imágenes de página
PDF
ePub

rendaient très-difficiles à conduire; plusieurs, après des querelles violentes, accompagnées de coups vigoureux, se donnèrent mutuellement des billets signés de leur sang, par lesquels ils promettaient de se battre jusqu'à la mort lorsqu'ils seraient libres.

Henri IV avait fondé le collége de la Flèche et l'avait donné aux jésuites lorsqu'il les rappela en France, malgré l'avis des Parlements; son cœur reposait auprès de l'autel. Tous les ans, le jour de sa mort, on célébrait un service funèbre; l'église était tendue de noir, avec les armes de France et de Navarre. Une brigade du beau corps des carabiniers rendait cette cérémonie plus imposante et environnait le catafalque; un prédicateur prononçait l'oraison funèbre. Que de combats et de victoires, quel courage, combien de résolutions intrépides et de sentiments magnanimes à célébrer devant trois cents jeunes gens! Au moment de l'assassinat, on entendait des sanglots et des gémissements; tout était en larmes. L'histoire de ce grand prince nous était bien connue, et c'était la seule de tous nos rois.

La statue de Charlemagne était dans l'église, à la gauche du choeur; elle appelait naturellement notre attention sur la vie de cet homme si étonnant; mais nous ne la connaissions que par lambeaux, et par les choses que nous racontaient nos professeurs interrogés par nous; car il n'y avait pas dans le collége une seule histoire de France. Je me rappelle que nous demandions souvent s'il était saint canonisé ; on nous répondait qu'il n'était que béatifié. Tous les livres qu'on nous donnait pour des prix étaient des livres classiques. Nous attrapions aussi quelques lambeaux de l'histoire ancienne, dont on faisait la lecture pendant les repas, mais, dans une salle immense et retentissante, la voix du lecteur était aisément couverte par le bruit des fourchettes et des mâchoires. Je me souviens seulement d'avoir été frappé du récit du siége de Jérusalem, par l'historien Josèphe, et de l'impression que produisit sur moi la

lettre de Pline le jeune sur l'irruption du Vésuve et les affreux désastres d'Herculanum et de Pompeïa.

Les élèves furent très-bien nourris pendant les premières années; le principal réglait tout, ordonnait les achats; jamais aucune plainte; et, comme il mangeait toujours au réfectoire, à une table séparée, d'où il étendait ses regards sur toute la salle, il surveillait les repas comme les apprêts. Tout à coup nous vîmes paraître un maître d'hôtel, un contrôleur, et cinq ou six officiers de bouche, qui tous lui obéissaient. Je les vois encore avec leurs habits mordorés, à boutons de fil d'or, leurs vestes brochées d'or, qui tombaient à moitié de la cuisse, leurs longues manchettes défilées et leurs grandes perruques à trois circonstances. Je suis encore dans l'étonnement que nous fit éprouver cette apparition. Tout cet appareil, tous ces titres pompeux étaient pour notre service! Ils nous saluaient avec les grands airs de cour et de ville, et nous étions tous ébahis.

Le premier jour, nous eûmes des petits pâtés: c'était la première fois; ils étaient accompagnés de bonnes côtelettes bien tendres. Cela se soutint `ainsi les premières semaines; mais bientôt tout changea; nos tables ne virent plus que du bouilli bien sec et ces gros haricots bien gras que voulait l'avare de Molière, parce qu'on n'en mange guères. De là bien des rumeurs parmi les élèves et même les professeurs, dont la cuisine se ressentait aussi du changement.

Le principal, revenant de Paris, où il était allé pour les affaires du collége, fut accueilli, comme disent les marins, par une horrible tempête. Les éclairs et le tonnerre effrayaient les chevaux; on ne pouvait les faire marcher; il fallut descendre de voiture et chercher un asile dans une maison délabrée, voisine du grand chemin. Le principal y fut reçu par un enfant de huit à neuf ans, d'une jolie figure; interrogé sur son nom, il répondit : Villiers de l'Isle-Adam. Il allait répondre à d'autres questions lorsque son père entra. Il répéta le nom qu'avait dit son fils, et, lorsqu'il apprit à qui il parlait, il ré

pondit à toutes ses questions; il montra de vieilles armures, de vieux papiers. M. Donjon les parcourut, et fut persuadé que cette famille descendait du célèbre grand-maître de Rhodes. Il emporta les papiers, les envoya au ministre, qui les fit examiner par le juge d'armes de France; il trouva la descendance bien prouvée, et l'enfant fut placé au collège de la Flèche.

en

J'étais à la fin de ma cinquième année dans ce collége; je voyais arriver le moment d'en sortir; aller à Paris, et à l'École Militaire! Ce nom seul nous faisait frémir d'impatience. Où en étais-je après sept années d'une éducation claustrale, comptant les deux ans de pension à Paris? Deux chants de l'Énéide, les Catilinaires, la première harangue contre Verrès, quelques passages des Commentaires de César, voilà tout mon pauvre petit fond; encore ne pouvais-je comprendre facilement que les beaux morceaux, les vers de passion; car ceux-là sont si simples qu'on les comprend comme sa propre langue. Voilà donc tout mon petit bagage, après sept années d'une prétendue instruction! Nulle notion de géographie, ni d'histoire, excepté quelque idée superficielle de l'histoire grecque et romaine, puisée dans les livres que nous avions expliqués. D'autres élèves étaient plus instruits que moi, mais dans le cercle que je viens de tracer, et je doute qu'un seul de ceux-là eût autant d'enthousiasme que moi pour les parties que je viens de citer.

Jamais on n'a tant écrit sur l'éducation qu'à la fin du dixhuitième siècle; on publia beaucoup de plans nouveaux et de nouvelles méthodes. Dans la suite de ma vie, les fonctions administratives que j'ai exercées m'ont donné l'occasion de voir les pratiques nouvelles et de réfléchir sur leurs avantages et leurs inconvénients. J'ai dû reporter mes regards sur les choses que j'avais vues dans ma première jeunesse et sur ce que j'avais éprouvé. De tout cela s'est formé un plan, dans lequel je suivais les inspirations d'un caractère indépendant, et le souvenir des gênes cruelles que j'avais éprouvées, ainsi qu'un grand nombre de mes camarades, le souvenir de nos profonds ennuis,

de nos dégoûts accablants, de nos moments d'une presque fureur, où nous parlions de finir des jours si misérables. Ce tableau n'est pas trop fort; j'ai eu plus d'une fois de ces moments cruels, et j'en ai vu de semblables à des élèves, qui depuis sont parvenus aux plus hautes dignités ou sont sortis de la foule par une conduite ferme et courageuse.

Il me semble qu'on aurait pu borner l'étude du latin aux deux heures passées le matin dans les classes. Le reste de la journée aurait été livré aux jeux et à un enseignement libre et indépendant. Voici comment.

Le lever, les repas, la messe journalière prenaient environ quatre heures, la classe latine deux heures; restaient à peu près huit ou neuf heures, suivant les saisons. Tout ce temps serait libre; chaque salle d'études aurait une petite bibliothèque d'ouvrages de mathématiques, d'histoire, de géographie, de littérature et de voyages, etc. La garde en serait confiée à un élève, qui transcrirait les noms de ses camarades auxquels il les prêterait, et qui en rendrait compte. On ne pourrait refuser aux élèves les livres qu'ils demanderaient, s'ils étaient disponibles.

Les huit heures libres de la journée seraient employées dans les cours de récréation en jeux de toute espèce, et dans les salles d'études à lire ou à écrire, toujours à la volonté des élèves. Les maîtres d'études les surveilleraient dans les cours et dans les salles ; ils se mêleraient à leurs entretiens. Les professeurs qui auraient le talent de la parole en rassembleraient nécessairement un certain nombre autour d'eux, et les instruiraient familièrement dans les connaissances qu'ils posséderaient eux-mêmes. On voit dans les Mémoires de M. de Louville, comme je l'ai déjà dit, que Bossuet et Fénelon, chargés de l'éducation des petits-fils de Louis XIV, pensaient que ces princes s'instruiraient mieux par la conversation que par les livres. Longtemps avant eux Montaigne et le savant Amyot avaient eu la même opinion.

Dans ces conversations familières, chaque élève se porterait naturellement vers les études qui lui plairaient, et y ferait ainsi des progrès certains. Point de monotonie, point d'ennui, point de fatigues; point de ces moments de désespoir dont j'ai déjà parlé.

Y pensez-vous? me diront les esprits méthodiques ; s'instruire sans méthode, sans règle, sans les éléments des sciences, sans connaître leurs divisions! Oui, sans doute, sans tout cet attirail qui accable les esprits vifs et les détourne de vos tristes études. Les esprits froids, qui aimeraient les règles, les méthodes, prendraient les livres élémentaires et les savoureraient tout à leur aise. N'oubliez donc pas que l'ou formait dans ce collége des militaires, des hommes du monde, et non pas des savants. Laissez-les, dans toute la liberté de l'esprit et du corps, agir, parler, s'instruire, jouer comme ils l'entendent. Rappelez-vous que dans le lycée d'Athènes les leçons se donnaient en plein air et en se promenant.

Mais, me dira-t-on, combien d'entre eux ne feront que jouer, courir, sauter, lancer la balle, le ballon! Tant mieux pour eux, car ils se fortifieront et jouiront probablement du premier des biens, d'une bonne santé, que les études classiques et méthodiques font perdre à un si grand nombre de jeunes gens. J'ai vu de ces bœufs à travail lent, traçant péniblement leurs sillons dans les règles, les méthodes, les définitions; je les ai retrouvés, hors des écoles, lourds, gauches, maladroits, irrésolus et impropres à l'action. J'en ai vu d'autres, qui par la force de leur tempérament avaient échappé à la mort que leur préparaient vos accablantes leçons, se former eux-mêmes, et montrer dans nos révolutions un caractère noble et décidé. Tous vos systèmes ne tendent qu'à priver l'homme de sa vigueur native, qu'à l'empêcher de puiser ses pensées en luimême, en le rendant l'esclave des pensées des autres.

Dans un de ces jours de grande récréation, pendant lesquels nous avions plus de liberté qu'à l'ordinaire, nous parcourûmes

« AnteriorContinuar »