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ARCHÉOLOGIQUES

ORFÉVRERIE RELIGIEUSE

LE PIED DE CROIX DE SAINT-BERTIN

Le petit nombre d'objets du moyen âge, parvenus jusqu'à nous, fait regretter la disparition complète d'une foule de chefs-d'œuvre que le vandalisme et souvent, il faut le dire, le goût détestable et la mode du XVIII° siècle ont anéantis. Quelques spécimens rares, échappés heureusement à ces diverses causes de destruction, nous font comprendre quel splendide aspect devaient présenter les églises dans les fêtes solennelles, alors qu'on offrait aux regards et à la vénération des fidèles ces chàsses magnifiques chargées d'ornements et de pierreries, ces croix si délicatement ciselées, et toutes ces pièces d'orfévrerie qui reposaient en si grand nombre dans les trésors des cathédrales, des abbayes, et même, quelquefois, dans les plus simples églises. Nous avons donné aux lecteurs des « Annales », dans les volumes XIV et xv, la représentation de la belle croix de Clairmarais; aujourd'hui, c'est une œuvre provenant de la riche et célèbre abbaye de Saint-Bertin, que nous allons décrire. Cet objet, connu sous le nom de « Pied de croix de Saint-Bertin », et déposé aujourd'hui au Musée de la ville de Saint-Omer, se trouve privé malheureusement de la croix elle-même qui s'y enchâssait; il est donc impossible de savoir quelle pouvait en être la forme. Les planches, dessinées avec beaucoup de soin par M. Auguste Deschamps et gravées par M. Léon Gaucherel, donneront au lecteur une idée suffisante de ce remarquable travail, qui a échappé, on ne sait trop comment, au désastre de l'abbaye. Ce petit monument n'a peut

être dû sa conservation qu'à la faible valeur intrinsèque du métal qui entre dans sa composition, car il n'est qu'en bronze doré 1.

A défaut de la tradition qui faisait de cette œuvre un pied de croix, un examen attentif et tous les sujets symboliques qui la couvrent, sujets qui ont tous rapport au sacrifice suprême, suffiraient pour confirmer cette attribution.

et

Le support de ce pied est formé par les quatre évangélistes; ils avaient droit à cet honneur, comme ayant retracé la vie et la passion de Jésus-Christ. Ils sont placés dans l'ordre suivant, en partant de la position que nous supposons avoir été la droite du sacrifice Saint Marc, saint Jean, saint Luc, saint Mathieu 2. Leurs attributs se trouvent aux angles formés par la jonction du soubassement sphérique et du fùt carré composant le petit monument. L'ordre indiqué pour les évangélistes n'est pas celui suivi habituellement, qui devrait toujours avoir lieu suivant les règles de l'iconographie 3. Mais il est probable que l'artiste a agi ainsi pour balancer sa composition, en plaçant en diagonale les personnages dans une attitude analogue. Ainsi, l'on voit sur la même ligne saint Mathieu et saint Jean, levant la tête pour écouter les inspirations que leur envoient l'ange et l'aigle penchés vers eux; tandis que, sur l'autre diagonale, on aperçoit saint Marc tout pensif et saint Luc travaillant encore à son évangile, pendant que le boeuf et le lion ont tous deux la tête en l'air. Il n'y a d'ailleurs pas à se tromper sur les noms des personnages. Ainsi, d'abord, ces noms sont inscrits dans les cartouches tenus

4. La manière dont ce pied de croix est arrivé au Musée de Saint-Omer montre depuis combien peu de temps le goût s'est heureusement manifesté en province pour les objets du moyen age. A l'époque même où l'on détruisait l'hôtel de ville de Saint-Omer et les restes de SaintBertin, le pied de croix qui nous occupe fut longtemps exposé chez un horloger de la ville, et personne n'en voulait; finalement, le Musée l'acquit pour une somme relativement minime. Il est heureux qu'aucun Anglais ne soit venu à passer chez nous dans l'intervalle, sans quoi nous en serions probablement privés.

2. Voir la belle planche d'ensemble représentant cette face antérieure: Saint Marc est à gauche du lecteur, saint Jean à droite.

3. Voir les notes que notre ami M. Didron, directeur des « Annales », a mises au « Manuel d'iconographie ».

L'ordre attribué aux évangélistes n'est pas toujours le même dans les monuments que nous avons eus sous les yeux; nous ne citerons que la croix de Clairmarais, à laquelle nous renvoyons. Quant à ce qui est de notre supposition sur le côté antérieur de la croix, nous ferons observer que, sur la face supérieure du chapiteau qui couronne l'œuvre, on voit deux petits trous en arrière de l'ouverture centrale où se plaçait ladite croix, et qui devaient évidemment recevoir de petits supports pour l'arc-bouter et l'empêcher de se déverser. Au reste, la face de la croix ne pouvait être que dans le sens que nous supposons ou dans le sens opposé, l'ouverture étant plus longue que large. Ajoutons que, pour lui donner plus de stabilité, la hampe de la croix traversait le pied sur toute la hauteur.

par les animaux symboliques placés au-dessus d'eux; on y voit pour le lion, MARC; MATHS.

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pour l'aigle, IоHES;

pour le bœuf, LVCAS;

pour l'ange,

Ensuite l'artiste a eu soin d'écrire, sur les livres placés devant les évangélistes, des passages extraits de leurs ouvrages et qui les caractérisent. Il a d'ailleurs fait précéder ces passages de l'initiale de leur nom.

Sur la moitié du livre que saint Marc devait tenir de la main droite, se

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Saint Jean n'ayant plus de pupitre, on ne peut savoir au juste ce qui s'y trouvait écrit; mais, par induction et par comparaison avec les autres, on peut admettre que l'inscription de son livre, précédée de l'initiale I, devait être tirée du dix-neuvième chapitre de son évangile :

ET INCLINATO CAPITE EMISIT SPIRITVM.

Le livre sur lequel saint Luc est penché porte :

L. HEC DICS EXPSPIRAVIT 2.

Les paroles, attribuées à saint Mathieu et écrites sur son livre, sont:

MA. CLAMANS VOCE MAGNA EMIS SPM 3.

Tous ces passages sont relatifs au Christ expirant sur la croix. Certes, l'on ne pouvait mieux caractériser les évangélistes soutenant le pied d'une croix, qu'en rappelant les simples paroles par lesquelles ils ont terminé le récit de ce grand sacrifice. Il ne pourrait y avoir d'incertitude que pour saint Marc et saint Luc, les passages qui leur sont attribués étant extraits du même évangile; mais, indépendamment de l'aspect matériel du monument, qui empêche de supposer qu'il y ait eu postérieurement transposition de personsonnages, les initiales qui précèdent les passages inscrits sur les livres ne permettent aucune ambiguïté.

Des quatre évangélistes, trois sont barbus, un seul ne l'est pas, et ce n'est pas saint Jean, comme on pourrait s'y attendre, mais bien saint Luc; ce qui

4. Il y a ici confusion de la part de l'artiste, qui emprunte à l'évangile de saint Luc les paroles qu'il attribue à saint Marc. Il devrait y avoir sur le livre de ce dernier : « Emissa voce magna expiravit ».

2. Le passage de l'évangile de saint Luc auquel il est fait allusion est : « Hæc dicens expiravit » (cap. XXIII). Il y a ici, dans le dernier mot, une répétition de lettres qu'on ne s'explique pas très-bien, si ce n'est par une erreur du ciseleur.

3. Identique au passage du chapitre xxvii de cet évangéliste: « Jesus autem, iterum clamans voce magna, emisit spiritum »>.

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semblerait prouver, ainsi que le dit M. Didron1, que ce pied de croix a été fait sous une certaine influence byzantine. Le « Manuel d'iconographie indique bien en effet (p. 299) que saint Mathieu, saint Marc et saint Jean portent de la barbe, et que saint Luc en a très-peu, ce qui équivaut à dire qu'il est imberbe. L'absence de barbe à ce dernier évangéliste peut nous paraître étrange, à nous autres Occidentaux qui voyons d'habitude ce fait caractériser le seul disciple bien-aimé du Sauveur. Mais les Orientaux agissaient d'après d'autres principes; ils représentaient les évangélistes à l'âge où l'on admettait qu'ils avaient écrit leur livre. C'est pour cette raison qu'ils font saint Jean très-vieux et barbu, parce qu'en effet il ne se mit à écrire que dans un âge très-avancé. Par la même raison, ils auront représenté saint Luc sans barbe, pour signifier qu'il était le plus jeune des évangélistes, puisque la légende dit qu'il n'écrivit que sur le récit de saint Paul. Peut-être y a-t-il encore quelque autre motif: saint Luc, avant sa conversion, était médecin et Romain; or, en cette double qualité, il ne devait pas porter de barbe 2.

Le couronnement du pied de croix est formé par un chapiteau où se trouvent quatre personnages, dont deux sont caractérisés par ces mots gravés sur la partie supérieure du tailloir : TERRA et MARE. La Terre est représentée par une femme ayant une bêche à la main. La Mer, sous la forme d'un homme âgé, porte un poisson. Viennent ensuite deux personnages barbus, qui représentent évidemment les deux autres éléments, l'air et le feu. L'Air a la main droite levée, comme pour montrer les espaces éthérés; dans la gauche il porte un phylactère uni et sans texte. Le Feu tient entre les bras une salamandre. Il n'y a pas à se tromper sur le caractère de ces figures: trois sont suffisamment précisées par leurs attributs, et l'on peut évidemment, sans crainte d'erreur, donner à la quatrième le nom du dernier élément, l'air. Remarquons aussi que la Terre, dont le nom seul en latin est du genre féminin, est représentée par une femme 3.

1. « Manuel d'iconographie », page 304.

2. Saint Luc est le seul qui soit représenté continuant à écrire. Il y a peut-être là, de la part de l'artiste, une intention autre que celle de varier les attitudes; car il eût pu sans inconvénient représenter de cette manière tout autre des évangélistes. Nous croyons en voir la raison dans le passage initial de l'évangile de ce saint, où il est dit : « Quoniam quidem multi conati sunt ordinare narrationem quæ in nobis completa sunt, rerum.... visum est et mihi assecuto omnia à principio DILIGENTER tibi scribere, optime Theophile.......... » Il ne faut pas perdre de vue que saint Luc est le plus jeune des évangélistes, et il travaille de manière à justifier l'expression <«< diligenter », qu'il a mise en commençant, et qui veut dire en même temps, « avec soin » et << avec diligence » ou « activité ».

3. Devons-nous dire que l'artiste a eu involontairement quelques réminiscences de l'antiquité

Entre les évangélistes qui ont écrit la passion du Sauveur et les Éléments qui composent cet univers, en face duquel et pour lequel il est mort, se déroulent les symboles de l'Ancien Testament, qui ont annoncé le sacrifice. Nous allons les décrire successivement.

Sur la partie sphérique, il y a quatre sujets. Le premier, en suivant le même ordre que pour les évangélistes, est placé entre saint Marc et saint Jean; il représente Moïse frappant le rocher, d'où il fait jaillir une fontaine. Dans le haut du tableau est écrit DESERTVM, pour indiquer le lieu où se passe la scène. Le rocher est désigné par le mot PETRA, et le personnage principal par son nom figuré sur une ligne verticale et derrière lui, MOYSES1. Moïse, nimbé et les pieds nus, comme les Byzantins aiment à le représenter, a la main gauche levée vers le ciel; il frappe de la main droite le rocher, d'où s'écoule un ruisseau abondant. Plusieurs individus, la tête nue ou couverte d'un chaperon, viennent recueillir l'eau dans des vases. Aux pieds du législateur des Hébreux, un animal, qu'il est difficile de caractériser, boit à même dans le ruisseau. Derrière Moïse, est debout un personnage dont on n'aperçoit que la tête nimbée, lequel figure probablement Aaron. Cette représentation est bien celle qui convient à ce passage de la Bible: « Cumque elevasset Moyses manum, percutiens virga bis silicem, egressæ sunt aquæ largissimæ, ita ut populus biberet et jumenta »>2.

L'eau qui sort du rocher est une image de celle qui sortit du côté du Christ lorsque l'Homme-Dieu fut frappé par la lance de Longin : « Le côté ouvert de Jésus lava dans ses flots les souillures des nations, comme l'eau du rocher désaltéra les Hébreux » 3. Cette scène est représentée de la même manière dans les nombreuses peintures des couvents grecs. L'auteur du pied de croix a suivi presque servilement les instructions du « Guide de la peinture », rapporté du mont Athos par M. Didron, qui l'a annoté et publié.

Le sujet compris entre saint Jean et saint Luc est le serpent d'airain. Dans le haut sont écrits ces mots, SERPENS EREI, au-dessus d'une espèce de dragon

qui représentait les dieux présidant aux trois éléments, la mer, l'air et le feu, par trois hommes, et qui confiait la garde de la terre à une femme, la déesse Cybèle?

4. Remarquons en passant la forme du м du mot MOYSES, qui est une onciale, caractérisant bien la fin du XIIe ou le commencement du XIe siècle.

2. «< Nombres », chap. xxi, vers. 44. L'animal qui est aux pieds de Moïse représente l'un des animaux, « Jumenta »>, du texte biblique; ici, c'est un agneau.

3. DIDRON, « Manuel d'iconographie », page 400. On trouvera dans ce livre, à la suite du passage que nous venons de citer, les explications complémentaires de ce symbolisme. Nous ne les reproduirons pas ici, afin d'abréger notre travail.

XVIII.

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