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être en elle-même la volonté; et que la philosophie n'a aucun moyen de rechercher ni la cause efficiente ni la cause finale du monde. » Elle est « la reproduction complète de l'univers qu'elle réfléchit, comme un miroir, dans ses concepts asbtraits »; et Bacon a eu raison de la définir en ces termes que Schopenhauer accepte sans réserve: « Ea demum vera est philosophia, quæ mundi ipsius voces fidelissime reddit, et, velut dictante mundo conscripta est, et nihil aliud est quam ejusdem simulacrum et reflectio, neque addit quidquam de proprio, sed tantum iterat et resonat 1

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Comme la philosophie, l'art est une réponse à cette question qu'est-ce que la vie? Toute œuvre d'art véri table y répond à sa manière, avec justesse. Mais les arts parlent tous la langue naïve et enfantine de l'intuition; non la langue abstraite et grave de la réflexion : aussi leur réponse est une image fugitive, non une connaissance stable et générale. Leur réponse, si juste qu'elle puisse être, ne donne qu'une satisfaction d'un jour, non complète et finale. Ils ne donnent jamais qu'un exemple au lieu d'une règle, un fragment au lieu d'un tout, que l'idée générale seule peut fournir.

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La philosophie de Schopenhauer se place donc, comme le fait remarquer un de ses disciples, à titre de conception intermédiaire entre son maître Kant et ses ennemis Schelling et Hegel. Kant dit ne rien savoir; Schelling et Hegel: tout savoir; Schopenhauer: savoir quelque chose. Quoi ? Ce qui est contenu dans l'expérience tout entière. Sa philosophie peut donc être définie comme il l'a fait lui-même : un dogmatisme immanent, c'est-àdire qui reste dans le domaine de l'expérience, qui se propose de l'expliquer, de la ramener à ses derniers éléments; par opposition avec le dogmatisme transcendant, qui, sans souci de l'expérience, s'élève au-dessus

1. Die Welt als Wille, tom. I, § 15. Il répète que: die Philosophie sucht keineswegs woher oder wozu die Welt dasei; sondern blosswas die Welt ist.

du monde et croit tout expliquer par des hypothèses gratuites ou des solutions théologiques.

Si la philosophie est purement et simplement une cosmologie, une théorie du monde, une interprétation des données expérimentales, son critérium est indiqué par là même : c'est l'expérience. « La matière de toute philosophie ne peut être que la conscience empirique, laquelle se scinde en conscience de soi-même et conscience des autres choses (perception extérieure), c'est là la seule connaissance qui soit immédiate, réellement donnée. La philosophie ne peut pas se construire avec de pures idées: Essence, substance, être, perfection, nécessité, infini, absolu, etc., etc., « sont des mots qui semblent tomber du ciel, mais qui, comme toutes les idées, doivent dériver d'intuitions, de perceptions primitives. D'ailleurs n'est-il pas absurde pour comprendre et expliquer l'expérience de commencer par l'ignorer, et de procéder a priori, à l'aide de formes vides ? N'est-il pas naturel que la science de l'expérience en général (la philosophie) puise aussi dans l'expérience? Son problème est empirique; pourquoi l'expérience ne servirait-elle pas à le résoudre ? L'objet de la métaphysique ce n'est pas d'observer des expériences particulières, mais d'expliquer exactement l'expérience en général. Il faut donc absolument que son fondement soit empirique. Il y a plus : le caractère a priori d'une partie de la connaissance humaine est saisi à titre de fait donné, d'où nous concluons son origine subjective. La source de toute connaissance pour la métaphysique, c'est donc l'expérience seule; mais l'expérience interne aussi bien que l'expérience externe. »

L'impuissance radicale de toute métaphysique à dépasser l'expérience a été établie par Kant et il n'y a rien à ajouter. Mais il y a une autre voie que les spécu lations a priori qui peut conduire à la métaphysique. La totalité de l'expérience ressemble à un hiérogliphe que la philosophie doit déchiffrer. Si les divers mots

traduits se lient entre eux et offrent un sens, la traduction est considérée comme exacte: de même pour l'interprétation du monde. Quand on trouve un écrit dont l'alphabet est inconnu, on essaie de l'interpréter jusqu'à ce qu'on tombe sur la valeur véritable des lettres, de manière à en faire des mots qui aient un sens et des phrases qui se lient. Alors il n'y a plus de doute que l'écrit est vraiment déchiffré ; puisqu'il n'est pas possible que cette liaison que l'interprétation établit entre les mots soit purement fortuite, ni qu'on arrive pareillement, en donnant aux lettres une tout autre valeur, à des mots et des phrases liées entre elles. C'est de la même manière qu'il peut se prouver que l'énigme du monde est réellement déchiffrée. Il faut qu'une égale lumière s'étende à tous les phénomènes, que les plus hétérogènes soient mis en harmonie, qu'entre les plus opposés la contradiction s'efface. Notre traduction sera fausse si, expliquant quelques phénomènes, elle n'en est que mieux en contradiction avec les autres. Ainsi l'optimisme de Leibniz que contredisent si bien les misères de la vie. Or, un des principaux mérites de ma doctrine, dit Schopenhauer (ce que nous verrons plus tard), c'est que par elle grand nombre de vérités indépendantes les unes des autres retrouvent leur unité et leur harmonie.

La métaphysique n'a donc à s'occuper que d'une chose des phénomènes du monde, dans leurs rapports réciproques. Elle ne s'élève au-dessus de la nature, qu'en ce seul sens, qu'elle pénètre jusqu'à ce qui est caché en elle ou sous elle; mais sans jamais considérer ce quelque chose, en soi-même, indépendamment des phénomènes qui le manifestent: elle reste donc immanente et ne devient jamais transcendante.

Mais si elle est restreinte à la seule explication des phénomènes, si elle n'a d'autre critérium que l'expérience, pourquoi la physique (comprise au sens large des anciens) ne remplirait-elle pas cet office? Ayant la physique, quel besoin aurions-nous de la métaphysique?

- C'est que la physique, d'elle-même, ne pourrait se tenir sur ses pieds: elle a besoin d'une métaphysique qui la soutienne. Car que fait-elle ? Elle explique les phénomènes par une chose encore plus inconnue qu'eux-mêmes; par des lois naturelles et des forces naturelles. Mais quand même on aurait trouvé l'explication physique du choc d'une bille, ainsi bien que du fait de la pensée dans le cerveau, ce qu'on s'imaginerait si bien comprendre serait, au fond, plus obscur que jamais car la pesanteur, le mouvement, l'élasticité, l'impénétrabilité restent, après toutes les explications physiques, un mystère aussi bien que la pensée1. Toutes les doctrines naturalistes, depuis Démocrite et Epicure, jusqu'à d'Holbach et Cabanis, n'ont eu qu'un but constituer une physique sans métaphysique ; ce qui au fond est une doctrine qui fait du phénomène la chose en soi. Aussi toute distinction entre la physique et la métaphysique se réduit, en définitive, à la distinction entre ce qui paraît et ce qui est, que Kant a nettement établie. Confondre la physique et la métaphysique, ce serait en réalité détruire toute morale. On soutient faussement que la moralité est inséparable de la doctrine théiste; mais cela est vrai de la métaphysique en général, c'est-à-dire de cette connaissance que l'ordre de la nature n'est pas l'ordre unique et absolu des choses. C'est pourquoi on peut dire que le Credo nécessaire de tous les justes et des bons est celui-ci : Je crois en une métaphysique 2.

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Nous avons insisté, au risque de fatiguer le lecteur, sur ce point important que la métaphysique, pour Schopenhauer, n'est qu'une cosmologie. C'est que cette thèse importante et originale ne nous semble pas bien connue en France, où Schopenhauer est jugé surtout d'après les singularités de sa morale.

1. Pour plus de détails sur ce point, voir ci-après le chapitre IV: la Volonté, § I.

2. Die Welt als Wille und Vorstellung, tom. II, ch. 17.

De ce point de vue, il condamne la théologie naturelle aussi bien que le spiritualisme ou le matérialisme.

Il y a, dit-il, des conceptions de la philosophie qui sont non-philosophiques au plus haut degré, par exemple, celle qui lui donne pour objet de déterminer le rapport du monde avec Dieu. C'est cependant l'erreur dans laquelle beaucoup de philosophes modernes sont tombés. Leur philosophie n'est d'un bout à l'autre que théologie; mais ils se contentent d'établir les rapports de l'univers et de Dieu sans spéculer sur les trois personnes de la Trinité et leurs rapports entre elles; comme si la philosophie n'avait rien de mieux à faire que de porter la queue de la théologie. Contrairement à cette philosophie déloyale, impure, théologisante, je ferai remarquer que toute vraie philosophie est essentiellement athéologique. Que l'on parte, comme les anciens, de l'axiome: Rien ne vient de rien; ou comme les modernes, du sujet pensant, dans le cerveau duquel le monde est représenté, pour distinguer le phénomène de la chose en soi, ce qui est représenté de la réalité représentée; dans les deux cas, la philosophie, pour rester elle-même, n'a pas à se préoccuper des dogmes traditionnels d'une église quelconque, ni à sortir du monde pour s'élever à un Dieu qui en diffère toto cœlo; elle doit rester dans le monde où elle trouve une antithèse entre ce qui est éternel, immuable, et ce qui est temporel, périssable; entre la chose en soi et le phénomène, et cela dans l'intérieur même de l'univers. Elle ne sait rien d'un Dieu person. nel, situé hors du monde : elle est donc en ce sens, athée.

Schopenhauer a repris pour son compte toute la critique que Kant a faite de la théologie rationnelle, sans y rien ajouter d'ailleurs d'essentiel. Il soutenait que l'idée de Dieu n'est pas innée; que le théisme est un résultat de l'éducation, et que si on ne parlait jamais de Dieu à un enfant, il n'en saurait jamais rien; que

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