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PELLICO

un succès d'estime ou de vogue, mais un
succès de sympathie et d'amitié universelle.
C'est que le livre de Silvio est écrit avec
le tact le plus exquis, avec la convenance
la plus parfaite, avec la bienveillance la
moins douteuse. On y trouve la modestie
de saint Augustin, la douceur de saint Fran-
çois de Sales, l'élégante bonhomie de Xa-
vier de Maistre, et d'autres qualités encore
qui n'appartiennent qu'au poëte italien. Que
d'honnêteté dans ses affections! Quelle dé-
licatesse de conscience! Comme il est sim-
ple et bon, même quand il avoue ses empor-
tements passagers ! Il est touchant à Venise,
mais au Spielberg il devient sublime, et à
partir du soixantième chapitre de son livre
jusqu'à la fin de sa captivité, il y a peu de
pages qui ne soient admirables. Nous allons
citer seulement les plus belles. Pellico vient
de raconter la première journée de son ins-
tallation dans le carcere duro, où il a déjà fait
connaissance avec son geôlier, un vieux sol-
dat, nommé Schiller, un peu brusque, mais
plein de bonté au fond du cœur ; il continue
ainsi :

Le soir, le surintendant, accompagné de Schiller, d'un autre caporal et de deux soldats, vint faire la perquisition. Trois perquisitions étaient prescrites pour chaque jour une le matin, une le soir, et une à minuit. On visitait tous les coins de la prison; on examinait les moindres choses; puis les employés subalternes sortaient, et le surintendant (qui matin et soir ne manquait jamais à la visite) restait à causer quelques instants avec moi.

La première fois que je vis cette troupe, il me vint une idée étrange. Ignorant encore ces usages importuns, je m'imaginai, dans le délire de la fièvre, qu'ils venaient pour me tuer, et je saisis la longue chaîne qui était auprès de moi, pour briser la tête au pre« Que faites-vous? mier qui s'approcherait. me dit le surintendant. Nous ne venons pas pour vous faire le moindre mal. Il s'agit d'une visite de forme que nous faisons dans toutes les prisons, pour nous assurer qu'il n'y a rien de contraire à la règle. » J'hésitais; mais quand je vis Schiller s'avancer vers moi et me tendre amicalement la main, son aspect paternel m'inspira de la confiance: je laissai aller la chaîne, et je pris sa main dans les miennes : « Oh! comme il est brûlant! dit-il au surintendant. On pourrait au moins lui donner une paillasse. » Il prononça ces mots d'un air de compassion si vrai, si affectueux, que j'en fus attendri.

Le surintendant me tåta le pouls, et parut touché de mon état. C'était un homme de bonnes manières, mais qui n'osait rien prendre sur lui. « Ici tout est rigueur, même pour moi, dit-il. Si je n'exécute pas à la lettre ce qui est prescrit, je risque d'être privé de mon emploi. » Schiller faisait la moue, et j'aurais parié qu'il se disait en lui-même : « Si j'étais surintendant, je ne serais pas peureux à ce point; et il me semble qu'une décision ainsi justifiée par le besoin, et si peu nuisible à la monarchie, ne pourrait

PELLICO

pas être d'une responsabilité bien dange

reus. >>

Quand je fus seul, mon cœur, incapable depu's quelque temps de profonds sentiments religieux, s'attendrit et pria. C'était une prière de bénédictions pour Schiller, et je disais à Dieu : « Fais que je trouve aussi dans les autres quelque qualité qui m'attache à eux; j'accepte toutes les tortures de la captivité, mais fais que je puisse aimer, et délivre-moi du tourment de haïr mes semblables. >>

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A minuit, j'entendis des pas dans le corridor. Les clefs bruissent, la porte s'ouvre. C'est le caporal avec deux gardes pour la visite. « Où est mon vieux Schiller? » dis-je avec regret. Il s'était arrêté dans le corridor. « Je suis là, je suis là, » répondit-il. Et s'étant approché du lit de camp, il me tâta le pouls de nouveau, et se pencha d'un air inquiet pour me regarder, comme un père sur le lit de son enfant malade. « Et maintenant que je m'en souviens, c'est demain jeudi! marmottait-il; c'est malheureusement jeudi! Que voulez-vous dire par là? Que le médecin n'a coutume de venir que le lundi, le mercredi et le vendredi dans la matinée, et que demain, malheureusement, il ne viendra pas. Ne vous inquiétez pas de cela. Que je ne m'en inquiète pas, que je ne m'en inquiète pas ! Dans toute la ville on ne parle que de l'arrivée de ces messieurs; le médecin ne peut l'ignorer. Pourquoi diable ne s'est-il pas arrangé pour venír une fois de plus? Serait-ce donc un effort si extraordinaire? sait s'il ne viendra pas demain, quoique ce soit jeudi ?»

Qui

Le vieillard n'en dit pas davantage; mais il me serra la main brutalement et presque jusqu'à m'estropier. Bien qu'il me fit mal, j'en ressentis du plaisir. C'est le plaisir qu'éprouve un amoureux, s'il arrive qu'en dansant sa maîtresse lui marche sur le pied. Il pousserait volontiers un cri de douleur; mais au lieu de crier, il lui sourit et s'estime heureux.

Le jeudi matin, après une nuit très-mauvaise, affaibli et les os rompus par le lit de camp, je fus pris d'une sueur abondante. On vint faire la visite; le surintendant n'y était pas comme cette heure lui était incommode, il venait un peu plus tard. Je dis à Schiller « Vous voyez comme je suis baigné de sueur; je la sens déjà se refroidir sur ma peau; j'aurais besoin de changer de chemise. Impossible!» s'écria-t-il d'une voix brutale. Mais, en cachette, il me fit signe des yeux et de la main. Le caporal et les gardes sortis, il me fit un nouveau signe en fermant la porte.

Peu après il reparut, m'apportant une de
ses chemises, deux fois longue comme ma
personne. « Elle est un peu longue pour
vous, me dit-il; mais en ce moment je n'en
Je vous remercie, mon
d'autres.
pas
ami; mais, comme j'ai apporté au Spielberg
une malle pleine de linge, j'espère qu'on ne
me refusera pas l'usage de mes chemises:

ai

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ayez la complaisance d'aller en demander une au surintendant. Monsieur, il n'est pas permis de vous rien laisser de votre linge. Tous les samedis on vous donnera une chemise de la maison, comme aux autres condamnés. Honnête vieillard, lui dis-je, vous voyez en quel état je suis; il est peu vraisemblable que je sorte d'ici vivant : je ne pourrai jamais vous récompenser en rien. Fi, monsieur! s'écria-t-il, fi! Parler de récompense à qui ne peut rendre service, à qui peut à peine prêter furtivement à un malade de quoi essuyer son corps inondé de sueur!» Et jetant brusquement sur moi sa longue chemise, il s'en alla en grondant, et ferma la porte avec bruit comme un furieux.

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Environ deux heures plus tard, il m'apporta un morceau de pain noir. « Voilà, me dit-il, votre ration pour deux jours. » Puis il se mit à marcher en tressaillant. « Qu'avezvous? lui dis-je. Vous êtes en colère contre moi. J'ai pourtant accepté la chemise que vous m'avez offerte. Je suis en colère contre le médecin; quoique ce soit aujourd'hui jeudi, il pourrait bien se donner la peine de venir. Patience!» répliquai-je. Je disais Patience! Mais il n'y avait pas moyen de rester ainsi couché sur des planches, sans avoir même un traversin : j'avais tous les os endoloris.

Voilà donc le prisonnier du Spielberg étendu sur la croix et résigné déjà comme son divin modèle. On lui apporte les vêtements de la prison, une espèce de livrée mi-partie de brun et de gris; il se laisse dépouiller sans murmures et revêtir de cet uniforme de douleur. La veste et le pantalon avaient, continue-t-il, des couleurs pareilles, mais placées différemment dans les deux vêtements dans l'un le brun était à gauche et le gris à droite; dans l'autre, au contraire, le brun à droite et le gris à gauche. Les bas élaient en grosse laine; la chemise en toile d'étoupe, remplie d'aspérités, un vrai cilice au cou, une cravate de toile, semblable à celle de la chemise. Les bottines étaient de cuir brun et lacées. Le chapeau était blanc.

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Pour compléter ce costume, on nous mit les fers aux pieds, c'est-à-dire une chaîne qui allait d'une jambe à l'autre, et dont les anneaux étaient fermés avec des clous rivés sur une enclume. L'ouvrier qui me fit cette opération dit à un garde, croyant que je ne comprenais pas l'allemand : « Malade comme il est, on pourrait lui épargner ce jeu-là; il ne se passera pas deux mois que l'ange de la mort ne vienne le délivrer. Möchte es Seyn! (Eh bien, sot!) » lui dis-je en lui frappant sur l'épaule avec la main. Le pauvre homme tressaillit et resta confondu; puis il dit « J'espère que je ne serai pas prophète, et je désire que vous soyez délivré par tout autre ange. Plutôt que de vivre ainsi, lui répondis-je, ne vous semble-t-il pas que même l'ange de la mort doive être le bienvenu?» Il fit de la tête un signe affirmatif, et s'en alla en me plaignant. En

effet, j'aurais volontiers cessé de vivre, mais je n'avais aucune tentation de suicide. Je comptais que déjà la faiblesse de mes poumons était telle, que je serais bientôt débarrassé de la vie. Dieu ne le voulut pas. La fatigue du voyage m'avait fait beaucoup de mal; le repos me donna quelque soulage

ment.

Un instant après la sortie de l'ouvrier, j'entendis résonner le marteau sur l'enclume dans le souterrain. Schiller était encore dans ma chambre. « Entendez ces coups, lui dis-je. Sans doute on met les fers au pauvre Maroncelli. » Et en disant cela, mon cœur se serra tellement, que je chancelai; et si le bon vieillard ne m'eût soutenu, je tombais. Je restai plus d'une demi-heure dans un état qui ressemblait à l'évanouissement; cependant ce n'en était pas un. Je ne pouvais parler; mes artères battaient à peine; une sueur froide m'inondait de la tête aux pieds, et malgré cela j'entendais toutes les paroles de Schiller, et j'avais complétement le souvenir du passé et le sentiment du présent.

L'ordre du surintendant et la vigilance des gardes avaient jusque alors maintenu le silence dans toutes les prisons voisines. Trois ou quatre fois, j'avais entendu entonner quelques chansons italiennes, interrompues à l'instant par les cris des sentinelles. Nous en avions plusieurs sur le terre-plein situé sous nos fenêtres, et une dans notre corridor même, qui allait et venait continuellement, écoutant aux portes et regardant aux guichets, pour empêcher le bruit.

Un jour, vers le soir (chaque fois que j'y pense je ressens encore l'émotion que j'éprouvai alors), les sentinelles, par un heureux hasard, furent moins attentives, et j'entendis, dans la prison contiguë à la mienne, un chant s'élever et se continuer d'une voix faible, mais claire. Oh ! quelle joie, quel trouble s'empara de mes sens! Je me levai de ma paillasse, je prêtai l'oreille, et quand la voix se tut, je fondis en larmes malgré moi. « Qui es-tu, infortuné ! m'écriai-je; qui es-tu? Dis-moi ton nom. Moi, je suis Silvio Pellico. Oh! Silvio, répondit le voisin, je ne te connais pas personnellement, mais depuis longtemps je t'aime. Mets-toi à la fenêtre, et causons en dépit des sbires. » Je grimpai à la fenêtre, il me dit son nom, et nous échangeâmes quelques mots de tendresse. C'était le comte Antonio Oroboni, né à la Fratta, près de Rovigo, jeune homme de vingt-neuf ans.

Hélas! nous fûmes bientôt interrompus par les cris menaçants des sentinelles. Celle du corridor heurtait rudement, avec la crosse de son fusil, tantôt à la porte d'Oroboni, tantôt à la mienne. Nous ne voulions, nous ne pouvions obéir; mais cependant les malédictions des gardes devinrent telles, que nous cessâmes, en nous promettant mutueilement de recommencer, quand on aurait relevé les sentinelles.

Nous espérions (et c'est en effet ce qui arriva) qu'en parlant plus bas, nous pourrions nous entendre, et qu'il se rencontrerait quel

quefois des sentinelles compatissantes qui feindraient de ne pas s'apercevoir de nos causeries. A force d'expérience, nous trouvames le moyen d'émettre des sons de voix tellement faibles, que, tout en parvenant à nos oreilles, ils échappaient aux oreilles des autres, ou se prêtaient à ce qu'on feignit de ne pas les entendre. Il nous arrivait bien de temps en temps d'avoir des auditeurs d'une ouïe plus délicate, ou d'oublier nous-mêmes de modérer le son de notre voix. Alors recommençaient les cris, les coups de crosse à nos portes, et, ce qui était pis, la colère du pauvre Schiller et du surintendant.

Peu à peu, nous perfectionnâmes toutes les précautions: ainsi, nous parlions dans certains moments plutôt que dans d'autres, quand c'était le tour de tel factionnaire plutôt que celui de tel autre, et toujours d'une voix très-basse. Soit qu'il y eût habileté de notre part, soit que nos gardiens prissent insensiblement l'habitude de la tolérance, nous pûmes converser chaque jour assez longtemps, sans qu'aucun des chefs trouvât presque jamais le moyen de nous gronder. Nous nous liâmes d'une tendre amitié. Il me raconta sa vie, je lui racontai la mienne; les peines et les consolations de l'un devenaient les peines et les consolations de l'autre. Oh ! que d'encouragements nous nous donnions tour à tour! Que de fois, après une nuit sans sommeil, chacun de nous, en allant le matin à la fenêtre, en saluant son ami, en entendant sa voix si chère, sentait dans son cœur la tristesse s'adoucir et le courage se doubler! Chacun savait qu'il était nécessaire à l'autre, et cette conviction éveillait entre nous une douce rivalité de bienveillance, et nous faisait éprouver cette satisfaction que l'homme ressent même dans l'infortune quand il peut aider son semblable.

Chaque entretien nous laissait le besoin de le reprendre, et exigeait des éclaircissements; c'était un aliment continuel pour l'intelligence, pour la mémoire, pour l'imagination, pour le cœur.

Dans le principe, me souvenant de Julien, je me défiais de la constance de ce nouvel ami. Je faisais cette réflexion : Jusqu'à présent, il ne nous est pas arrivé de nous trouver en désaccord; mais d'un jour à l'autre je puis lui déplaire en quelque chose, et de suite il m'abandonnera.

Cette défiance cessa bientôt. Nos opinions concordaient sur tous les points essentiels: si ce n'est qu'à une âme noble, pleine de sentiments généreux et supérieure à l'adversité, il joignait la foi la plus candide et la plus absolue au christianisme, tandis qu'en moi, depuis quelque temps, cette foi était chancelante, et me paraissait même souvent complétement éteinte. Il combattait mes doutes par des réflexions fort justes et avec une amitié extrême. Je sentais qu'il avait raison, je le reconnaissais, mais les doutes revenaient. C'est ce qui arrive à tous ceux qui n'ont pas l'Evangile dans le cœur, à tous ceux qui haïssent leur prochain et s'enorgueillissent d'eux-mêmes. L'esprit entrevoit

un instant la vérité; mais, comme elle ne lui plaît pas, il n'y croit plus l'instant d'après, et s'efforce de regarder ailleurs.

Oroboni avait l'art de fixer mon attention sur les motifs qui doivent porter l'homme à être indulgent envers ses ennemis. Je ne lui parlais jamais de quelques personnes haïes de moi qu'il ne prît avec adresse leur défense, et non-seulement par des paroles, mais encore par des exemples. Plusieurs individus lui avaient nui; il en gémissait, mais il leur par donnait à tous, et s'il pouvait me raconter de quelqu'un d'entre eux un trait digne d'éloges, il le faisait volontiers.

L'irritation qui me dominait et me rendait irreligieux depuis ma condamnation, dura encore quelques semaines; puis elle cessa tout à fait. La vertu d'Oroboni m'avait fasciné. En m'efforçant de l'atteindre, je me mis au moins sur ses traces. Dès que je pus de nouveau prier sincèrement pour tous et ne plus haïr personne, mes doutes sur la foi s'évanouirent. Ubi charitas et amor, Deus ibi est.

Oui, sans doute, où se trouve la charité Dieu s'y trouve, et saint Jean l'avait dit avant Silvio Pellico; mais la vraie charité ne se trouve que dans la vraie piété, et celui-là n'aime pas ses frères qui ne sait pas aimer Dieu de tout son cœur, comme on peut dire réciproquement que celui-là n'aime pas Dieu qui n'aime pas son prochain autant et plus que lui-même.

Le prisonnier raconte ensuite comment il souffrit le tourment de la faim. - Et ce tourment, dit-il, quelques-uns de mes compagnons le sentirent plus vivement encore, car étant plus robustes que moi, ils étaient habitués à une nourriture plus abondante. Je sais de quelques-uns d'entre eux qu'ils acceptèrent du pain de Schiller et des deux autres gardiens attachés à notre service, et même de ce brave Kunda. « On dit par la ville qu'on donne peu à manger à ces messieurs, » me dit une fois le barbier, un tout jeune homme, l'apprenti de notre chirurgien. « C'est très-vrai, » lui répondis-je ingénument.

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Le samedi suivant (il venait tous les samedis), il voulut me donner en cachette un gros pain blanc. Schiller feignit de ne pas remarquer cette offre. Quant à moi, si j'avais écouté mon estomac, je l'aurais acceptée, mais je demeurai inébranlable dans mon refus, afin que le pauvre garçon ne fût pas tenté de renouveler ce don, qui à la longue lui aurait été à charge.

Par la même raison, je refusais les offres de Schiller. Plus d'une fois il m'apporta un morceau de viande bouillie, en me priant de le manger, et protestant qu'il ne lui coûtait rien, que c'était un reste de son repas, qu'il ne savait qu'en faire, qu'il le donnerait certainement à un autre si je ne le prenais pas. Je me serais de bon cœur jeté sur le morceau pour le dévorer; mais si je l'eusse pris, Schiller n'aurait-il pas eu tous les jours le désir de me donner quelque chose?

Deux fois seulement, qu'il m'apporta une

assiettée de cerises, et une autre fois quelques poires; la vue de ces fruits me fascina irrésistiblement. Je me repentis de les avoir acceptés, précisément parce que, depuis, il ne cessait plus de m'en offrir. »

Le chapitre qui suit contient un épisode touchant.

« Dès les premiers jours, il fut réglé que chacun de nous aurait, deux fois la semaine, une heure de promenade. Dans la suite, cette récréation nous fut donnée de deux jours l'un; et plus tard, chaque jour, hors les fêtes. Chacun était conduit à la promenade séparément, entre deux gardes qui portaient le fusil sur l'épaule. Moi qui me trouvais logé à l'extrémité du corridor, je passais, en sortant, devant les prisons de tous les condamnés politiques d'Italie, excepté devant celle de Maroncelli, qui seul languissait en bas. « Bonne promenade ! » murmuraient-ils tous par le guichet de leur porte; mais il ne m'était pas permis de m'arrêter pour saluer personne. On descendait un escalier, on traversait une grande cour, et on allait sur une terrasse située au midi, d'où l'on voyait la ville de Brünn et une grande partie du pays environnant. Dans cette cour, il y avait toujours beaucoup de condamnés ordinaires qui allaient et venaient pour les travaux, ou se promenaient par groupes en causant. Parmi eux, il y avait plusieurs voleurs italiens qui me saluaient avec un grand respect, et se disaient entre eux : « Ce n'est pas un coquin comme nous, et pourtant sa captivité est plus dure que la nôtre.» En effet, ils avaient beaucoup plus de liberté que moi.

J'entendais ces paroles et d'autres encore, et je leur rendais leur salut avec cordialité. L'un d'eux me dit une fois : « Votre salut, monsieur, me fait du bien. Vous voyez peutêtre sur ma physionomie quelque chose qui ne dénote pas la scélératesse. Une passion malheureuse m'a entraîné à commettre un crime; mais, en vérité, monsieur, je ne suis pas un scélérat!» Et il fondit en larmes. Je lui tendis la main, mais il ne put me la serrer. Mes gardiens le repoussèrent, non par méchanceté, mais pour obéir à leurs instructions. Ils ne devaient me laisser approcher par qui que ce fût. Les paroles que ces condamnés m'adressaient, ils feignaient le plus souvent de se les dire entre eux, et si mnes deux soldats s'apercevaient qu'elles me fussent adressées, ils imposaient silence.

Il passait aussi dans cette cour des individus de diverses conditions, étrangers à la forteresse et qui venaient rendre visite au surintendant, au chapelain, au sergent ou à quelqu'un des caporaux. « Voilà un des Italiens voilà un des Italiens! » disait-on à demi-voix. Et on s'arrêtait à me regarder, et plus d'une fois j'entendis qu'on disait en allemand, croyant que je ne comprenais pas : « Ce pauvre monsieur ne vieillira pas, il a la mort sur le visage.» En effet, après avoir vu d'abord ma santé s'améliorer, je languissais par le manque de nourriture, et de nouvelles fièvres venaient souvent m'assaillir. Je DICTIONN. DE Littérature CHRÉT.

trainais péniblement ma chaîne jusqu'au lieu de la promenade, et là je me jetais sur l'herbe, et j'y restais ordinairement jusqu'à ce que mon heure fût écoulée. Les gardes se tenaient debout ou s'asseyaient à mes côtés, et nous causions. L'un d'eux, nommé Kral, et né en Bohême, quoique issu d'une pauvre famille de paysans, avait reçu une certaine éducation, et l'avait perfectionnée lui-même, autant qu'il l'avait pu, par une appréciation fort juste des choses du monde, et par la lecture de tous les livres qui lui tombaient entre les mains. Il connaissait Klopstock, Weiland, Goëthe, Schiller et beaucoup d'autres bons écrivains allemands. If en savait une infinité de morceaux par cœur, et les récitait avec intelligence et avec sentiment. L'autre garde était un Polonais, nommé Kubitzki, ignorant, mais plein de respect et d'affection. Leur compagnie m'était bien chère. »

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Puis vient une des pages les plus attendrissantes de l'ouvrage :

« A l'une des extrémités de la terrasse étaient les appartements du surintendant; à l'autre extrémité, logeait un des caporaux avec sa femme et son petit enfant. Quand je voyais quelqu'un sortir de ces habitations, je me levais et je m'approchais de la personne ou des personnes qui se présentaient, et j'étais comblé par elles de témoignages de politesse et de compassion.

La femme du surintendant était malade depuis longtemps et dépérissait lentement. Elle se faisait quelquefois porter au grand air sur un canapé. Je ne saurais dire combien elle était émue en m'exprimant la pitié qu'elle ressentait pour nous tous. Son regard était plein de douceur et de timidité; mais, quoique timide, il s'attachait parfois, avec une confiance vive et curieuse, sur le regard de celui qui lui parlait. Je lui dis un jour en riant: « Savez-vous, madame, que vous ressemblez un peu à une personne qui m'était chère?» Elle rougit et reprit avec une simplicité sérieuse et touchante : « Ne m'oubliez donc pas quand je serai morte; priez pour ma pauvre âme et pour les petits enfants que je laisse sur la terre. » A partir de ce jour, elle ne put quitter le lit, et je ne la revis plus. Elle languit encore quelques mois, puis elle mourut.

Elle avait trois fils, beaux comme de petits amours, et dont l'un était encore à la mamelle. L'infortunée les embrassait souvent en ma présence et disait : « Qui sait quelle femme deviendra leur mère après moi! Ah! qui que ce soit, que le Seigneur lui donne des entrailles de mère, même pour les enfants qui ne sont pas nés d'elle. » Et elle pleurait. Mille fois je me suis souvenu de sa prière et de ses larmes. Quand elle eut cessé de vivre, j'embrassais quelquefois ses enfants, et je m'attendrissais, en répétant ce souhait maternel. Je pensais à ma mère et aux vœux ardents que son cœur si tendre élevait pour moi sans doute vers le ciel, et je m'écriais avec des sanglots : « Ah! cette mère qui, en mourant, laisse des en

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fants en bas âge, est mille fois plus heureuse que celle qui, après les avoir élevés avec des soins infinis, se les voit arracher ! »

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Deux bonnes vieilles avaient coutume d'être avec ces enfants: l'une était la mère du surintendant, l'autre, sa tante. Elles voulurent savoir toute mon histoire, et je la leur racontai brièvement. « Que nous sommes malheureuses, disaient-elles avec l'expression de la douleur la plus vraie, de ne pouvoir vous servir en rien! Mais soyez sûr que nous prierons pour vous, et que si un jour votre grâce arrive, ce sera une fête pour toute notre famille. » La première, que je voyais le plus souvent, savait donner des consolations avec un art merveilleux, avec une éloquence bien douce. J'étais pénétré, en les écoutant, d'une reconnaissance toute filiale, et elles se gravaient dans mon cœur. Elle me disait des choses que je savais déjà, et qui me frappaient comme des choses nouvelles Que le malheur ne dégrade pas l'homme, s'il n'est vil, mais l'élève au contraire; que si nous pouvions pénétrer les desseins de Dieu, nous verrions que souvent il faut plaindre beaucoup plus les vainqueurs que les vaincus, les heureux que les affligés, les riches que les pauvres privés de tout; que la tendresse particulière que l'Homme-Dieu témoignait aux infortunés est un fait d'une haute portée; que nous devons nous glorifier de la croix, depuis qu'elle a été portée par des épaules divines.

:

Eh bien, ces deux bonnes vieilles, que je voyais avec tant de plaisir, durent bientôt, pour raisons de famille, quitter le Spielberg; les petits enfants cessèrent aussi de venir sur la terrasse. Combien ces pertes m'affligèrent ! »

Les chapitres suivants contiennent l'histoire d'Oroboni. Nous les citerons en entier.

« La gêne que j'éprouvais d'avoir les fers aux pieds, en me privant de sommeil, contribuait à ruiner ma santé. Schiller voulait que je fisse des réclamations à ce sujet, et prétendait qu'il était du devoir du médecin de me les faire ôter. Pendant un peu de temps je ne l'écoutai pas, puis je cédai à ses conseils, et je dis au médecin que, pour recouvrer le bienfait du sommeil, je le priais de me faire retirer la chaîne, au moins pour quelques jours. Le médecin répondit que mon état n'était pas encore tellement grave qu'il pût me satisfaire, et qu'il fallait nécessairement que je m'habituasse à la chaîne. La réponse m'indigna, et j'enrageai d'avoir fait une demande inutile. « Voilà ce que j'ai gagné à suivre votre conseil obstiné, » dis-je à Schiller. Sans doute je lui dis ces paroles d'un ton fort dur car le brave homme, un peu brusque de sa nature, s'en offensa. « S'il vous déplaît, s'écria-t-il, de vous être exposé à un refus, moi, il me déplaît que vous fassiez le fier avec moi!» Puis il continua, en me faisant un long sermon « Les orgueilleux font consister leur grandeur à ne pas s'attirer de refus, à ne pas accepter ce qu'on leur

:

offre, à rougir de mille niaiseries. Alle eseleyen ! Aneries que tout cela! vaine grandeur ignorance de la vraie dignité! La vraie dignité consiste surtout à ne rougir que des mauvaises actions!» Il dit, et s'en alla en faisant un fracas infernal avec ses clefs. Je restai ébahi. Eh bien, disais-je, cette franchise brutale me plaît. Elle part du cœur, comme ses offres, comme ses conseils, comme sa compassion. Et ne m'a-t-il pas dit la vérité? Combien de faiblesses je décore du nom de dignité, qui ne sont réellemen. qu'orgueil!

-

A l'heure du dîner, Schiller laissa le condamné Kunda m'apporter dans ma prison l'eau et les pots de fer, et s'arrêta sur la porte. Je l'appelai. « Je n'ai pas le temps, » répondit-il avec sécheresse. Je quittai le lit de camp, j'allai à lui, et lui dis : « Si vous voulez que mon dîner me fasse du bien, ne me faites pas mauvaise mine. Eh! quelle mine voulez-vous que j'aie ? demanda-t-il en se déridant. Cefle d'un homme joyeux, d'un ami, répliquai-je. - Vive la joie ! s'é cria-t-il. Et si, pour que votre dîner vous fasse du bien, vous voulez encore me voir danser, vous voilà servi à souhait. » Et il se mit à gambader avec ses maigres et longues perches, d'une manière si plaisante, que j'éclatai de rire. Je riais, et mon cœur était ému.

Un soir, Oroboni et moi nous étions à la fenêtre, et nous nous plaignions à l'envi de souffrir de la faim, nous élevâmes un peu la voix, et les gardes crièrent. Le surintendant, qui par malheur passat de ce côté, se crut obligé d'appeler Schiller, et de le gronder vertement de ce qu'il ne veillait pas mieux à nous faire garder le silence. Schiller, tout irrité, vint s'en plaindre à moi, et m'intima l'ordre de ne plus parler jamais à la fenêtre. Il voulait que je le lui promisse. « Non, répondis-je, je ne veux pas vous le promettre. -Oh! der teufel! der teufel! cria-t-il, c'est à moi qu'on dit: Je ne veux pas ! à moi qui reçois une maudite algarade à cause de vous! Je regrette, mon cher Schiller, que vous ayez reçu une algarade; je le regrette bien sincerement; mais je ne veux pas faire une promesse que je sens que je ne tiendrais pas. Et pourquoi ne la tiendriez-vous pas? Parce que cela me serait impossible; parce que cette solitude continuelle est un tourment si cruel pour moi, que je ne résisterai jamais au besoin de laisser échapper quelques mots de ma poitrine, et d'inviter mon voisin à me répondre. Et si le voisin se taisait, j'adresserais la parole aux barreaux de ma fenêtre, aux collines qui sont là en face de moi, aux oiseaux quí volent. Der teufel! Et vous ne voulez pas promettre? Non, non, non ! » m'écriai-je. Il jeta à terre son bruyant trousseau de clefs, et répéta : « Der teufel! der teufel! Puis il s'écria en m'embrassant : « Eh bien, dois-je cesser d'être homme pour ces canailles de clefs? Vous êtes un galant homme, et je suis charmé que vous ne vouliez pas me promettre ce que vous ne tien iriez pas.

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