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le genou droit avec de l'acide, la machine devra être réduite à l'impuissance; tout au plus le moignon droit pourra-t-il s'agiter. Or, ce n'est point là ce qui se passe, et voici un fait significatif: ne pouvant, comme d'habitude, essuyer le genou droit avec le pied droit, l'animal décapité l'essuie avec le pied gauche; pour une machine qui ne sent pas, le procédé est assez ingénieux. N'est-il donc pas naturel de croire avec Pflüger que, dans les lobes optiques, dans le cervelet et dans la moelle épinière de l'animal décapité, il y a encore des sensations, avec des réactions motrices appropriées? Goltz arrive aux mêmes conclusions. Une grenouille saine, emprisonnée dans l'eau par une glace placée au-dessus de sa tête, saura fort bien découvrir une sortie par les coins pour aller respirer l'air. Enlevez à la grenouille ses hémisphères cérébraux et placez-la sous la même vitre; si vraiment il ne subsiste plus ni sensation ni appétition, s'il ne reste plus aucune trace d'intelligence, la machine vivante pourra bien encore frapper son nez contre la vitre et demeurer là jusqu'à ce qu'elle soit suffoquée; mais ce n'est point ce qui se passe. Cette machine « insensible et brute» continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l'air. Placez sur le dos une grenouille sans cerveau, après lui avoir attaché une de ses pattes, vous poserez à la machine vivante un petit problème de mécanique, car les mouvements nécessaires alors pour se remettre sur le ventre ne sont pas les mèmes que dans les circonstances ordinaires; or, cette prétendue machine, dont vous croyez que toute idée et toute sensation est désormais absente, résoudra fort bien le problème et se remettra sur le ventre. Renversez une pendule, elle ne se redressera pas pour continuer de marquer l'heure.

On voit se restaurer les fonctions après les amputations et les blessures: les grenouilles qu'on a privées d'hémisphères se meuvent bientôt spontanément, mangent des mouches, se cachent dans le gazon. Les carpes de Vulpian, privées de leur cerveau, trois jours après l'opération s'élancent vers la nourriture. Elles voient les morceaux

de blanc d'œuf qu'on leur jette, les suivent, les saisissent; elles luttent avec les carpes intactes pour happer ces morceaux. Shraeder enlève à des pigeons leurs hémisphères; après trois ou quatre jours, les pigeons ont recouvré la vue; en marchant ou en volant, ils évitent tous les obstacles parmi divers perchoirs, ils choisissent toujours le plus commode; montés très haut, ils descendent de perchoir en perchoir, en suivant le meilleur chemin, avec l'exacte notion des distances. Goltz conclut de ses expériences que l'oiseau sans hémisphères sent toujours, mais qu'il est réduit à une existence « impersonnelle; »

nous dirions plutôt isolée et insociable. Il vit comme un ermite; il ne connaît plus ni amis ni ennemis; il n'aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d'impression que tout autre bruit; la femelle n'accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle; la mère ne fait pas attention à ses petits. C'est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l'animal. Mais, si son moi social a disparu, l'animal conserve cependant, en une certaine mesure, son moi personnel, réduit au présent et renfermé comme Robinson dans son île.

La restauration des organes et des fonctions après les amputations prouve deux choses importantes pour la psychologie. 1° Un organe ou une partie d'organe peut souvent suppléer un autre organe ou une autre partie d'organe, en s'exerçant à la fonction nouvelle qu'exigent les circonstances. 2° Ces organes suppléants étaient déjà autrefois capables de la fonction qu'ils accomplissent; ils l'auraient même toujours accomplie s'ils n'avaient pas été arrêtés, inhibés par l'action du cerveau, qui les a réduits à une inertie relative. Donc encore tout sent dans le corps vivant. Une ressemblance de structure implique d'ailleurs une ressemblance de propriétés; or, la structure ganglionnaire du cordon spinal est semblable à la

structure ganglionnaire du cerveau: il doit donc y avoir entre les deux communauté de propriétés. Si la sensibilité n'existait pas dans les vertèbres sous une forme rudimentaire, elle n'aurait pu, par une évolution graduelle, se développer dans le cerveau, qui n'est qu'une vertèbre grossie.

On connaît le cas frappant des lésions de la moelle épinière, à la suite desquelles le sujet ne sent rien au-dessous de l'endroit blessé le malade est alors coupé en deux. En faut-il conclure que la partie inférieure ne sente pas? Elle peut sentir à sa manière. Lorsqu'un bras séparé du corps est disséqué par l'anatomiste, si on voyait les doigts saisir le scalpel, le repousser, ou le pouce essuyer l'acide irritant, pourquoi demande Lewes, refuserait-on d'admettre que les centres du bras sentent, quoique le cerveau et l'homme ne sentent pas? Il en est de même dans le cas de ces malades. Si une jambe est pincée, piquée, l'homme ne sent pas, mais les centres de la jambe sentent et la font s'agiter. Le segment cérébral, ajoute avec raison Lewes, possède les organes de la parole et les traits du visage par lesquels il peut communiquer à autrui ses sensations, le segment spinal n'a aucun moyen semblable, mais ceux qu'il a, il les emploie.

Il ne faut pas confondre cette sensibilité permanente avec la conscience réfléchie ou avec la volonté intentionnelle. Selon nous, les cellules de la moelle ne conçoivent rien et ne veulent rien expressément : mais elles n'en sont pas moins dans un état plus ou moins analogue à ce que nous appelons sentir. Elles éprouvent un bien-être ou un malaise rudimentaire, une émotion infinitésimale qui suffit à produire des impulsions infinitésimales; et celles-ci, en s'accumulant, en s'intégrant, aboutissent à une impulsion' visible comme résultante. Au reste, si les centres de la moelle sont presque réduits chez l'homme à l'automatisme des actions réflexes, il n'en est plus de même à mesure qu'on descend l'échelle animale; nous avons vu qu'alors les centres de la moelle manifestent non seulement une sensibilité rudimentaire, mais de la conscience

FOUILLÉE.

Psychologie des idées-forces.

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et de la volonté, parfois même de l'intelligence. L'automatisme n'est donc pas primitif, comme on l'a cru longtemps, mais dérivé: il est de la conscience paralysée.

Concluons que, dans l'animal, il n'est aucune partie qui n'ait quelque vie psychique en même temps que physique. Il y a partout, dans les corps organisés, des sensations et appétitions plus ou moins rudimentaires, des éléments d'états de conscience plus ou moins diffus et nébuleux. Les organes importants du système nerveux sont des concentrations de la vie sensitive et appétitive; le cerveau n'est qu'une concentration encore plus puissante, où la sensation devient idée, l'appétition volonté, où la vie enfin prend conscience de soi.

II

DIMINUTIONS ET DÉPLACEMENTS DE LA CONSCIENCE

I. Puisque tout sent en nous, diront les partisans de l'inconscient, comment expliquer les cas d'apparente inconscience, où notre moi ne saisit plus rien? De trois manières. Dans le premier cas, si notre moi n'aperçoit point ce qui se passe en nous, c'est que la conscience devient trop faible et trop indistincte; dans le second cas, c'est qu'une partie du cerveau ou de la moelle épinière prend pour elle la fonction mentale; dans le troisième cas, c'est qu'un autre moi tend à s'organiser aux dépens du moi central, qui se désorganise. Examinons successivement ces trois phénomènes : diminution, déplacement, désintégration de la conscience.

D'intéressantes expériences ont montré que, si on diminue l'intensité de la lumière, toutes les couleurs, à l'exception du rouge spectral, donnent place tôt ou tard à un simple gris sans couleur distincte. Outre une certaine intensité, une certaine durée est nécessaire pour produire la sensation d'une couleur déterminée: le spectre solaire, vu instantanément, n'apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit. Il suffit donc de diminuer l'intensité et la durée d'une modification de la conscience ou de l'appétit vital pour diminuer par cela même sa qualité distinctive, c'està-dire la nuance qu'elle offre comme sensation, émotion ou impulsion; elle tend alors à se fondre dans l'ensemble con

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