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ment à prétendre que les mêmes effets ne s'expliquent pas par les mêmes causes, mais aussi que des effets toujours changeants et nouveaux ne s'expliquent pas par quelque changement et quelque nouveauté dans les causes.

Enfin l'hétérogénéité absolue qu'on imagine dans la conscience est chimérique. Nous n'avons, prétend-on, aucune raison de conserver à un sentiment « son ancien nom, sauf qu'il correspond à la même cause extérieure ou se traduit au dehors par des signes analogues ». Ainsi donc l'amour ne serait pas toujours l'amour, parce qu'il se nuance sans cesse ? Et on ne pourrait rien prévoir à son sujet, pas même le plaisir que causera la vue de l'objet aimé, parce que « une cause interne profonde donne son effet une fois, et ne le produira jamais plus » ?

Si nouveauté, hétérogénéité, originalité étaient synonymes de liberté, il faudrait dire alors que nous sommes libres non pas seulement dans nos résolutions et actions, mais aussi dans nos sentiments profonds, dans nos plaisirs et nos douleurs les plus intenses, qui intéressent notre être tout entier, qui le font vibrer en toutes ses parties et aboutissent à un cri de joie ou de douleur sans précédents en nous. Le désespoir d'avoir perdu l'être que nous avons le plus aimé est un état d'âme absolument hétérogène aux autres dans sa partie affective et sensitive, non pas seulement dans sa partie active. Si donc il suffit qu'un « état psychique » soit « unique en son genre et ne doive plus se produire jamais en nous » pour que cet état soit libre, alors nous sommes libres jusque dans les souffrances les plus aiguës et les plus profondes, uniques en leur genre, où pourtant la fatalité nous domine tout entiers. Bien plus, nous sommes libres en tout et partout, car aucun état psychique, même « superficiel »>, ne se reproduira absolument le même. C'est donc par un véritable paradoxe que l'école de Lotze identifie le libre avec le nouveau, avec le changeant, avec l'hétérogène. De ce qu'un acte de libre arbitre introduirait une nouveauté absolue dans le monde, il n'en résulte nullement que les nouveautés relatives qui existent dans le monde soient libres.

IV

RÉALISATION PROGRESSIVE DE L'IDÉE DE Liberté.

SES MOYENS

Dans l'idée de liberté psychologique et morale, telle que la conçoit la conscience de l'humanité, non telle que l'imaginent les auteurs de systèmes, quels sont les éléments réalisables selon les lois psychologiques et physiologiques établies par la science? En d'autres termes, qu'y a-t-il dans l'idée de liberté : 1° d'impossible? 2° de possible psychologiquement et physiquement? 3° de possible métaphysiquement? Voilà, selon nous, comment doit être posé le problème. Il consiste à rechercher, dans l'idée de liberté, les éléments conciliables avec le déterminisme, soit sur le terrain scientifique de la psychologie et de la cosmologie, soit sur le terrain des conceptions métaphysiques, et à distinguer cette portion conciliable de la portion inconciliable, c'est-à-dire en contradiction formelle avec le déterminisme. Notre but n'a jamais été de concilier la liberté et le déterminisme précisément dans ce qu'ils ont de coutradictoire, par je ne sais quel prestige de dialectique hégélienne. Si donc l'on commence par définir la liberté : « ce qui est en contradiction absolue avec le déterminisme et inconciliable par définition avec le déterminisme, de quelque manière qu'on l'entende », il est clair qu'il n'y aura plus de conciliation à chercher. Mais est-ce là l'idée que la conscience humaine se fait de la liberté? Est-ce sous cette forme toute négative qu'elle la conçoit; ou n'est-ce pas avant tout, comme nous

l'avons fait voir plus haut, sous la forme positive d'une independance du moi par rapport aux motifs et mobiles particuliers qui influent sur sa volonte? Définition qui n'exclut pas à priori des éléments compatibles avec le déterminisme. En tout cas, c'est de cette définition, nous, que nous partons, et nous avons bien le droit de la poser telle, car l'histoire entière de la morale et même de la métaphysique est d'accord avec ce sens général du mot liberté. Le libre arbitre vulgaire n'est lui-même qu'un certain mode d'indépendance du moi qu'on lui attribue par rapport à des contraires qui se balancent ; et quoique cette indépendance n'ait pas le caractère absolu que lui prêtent les métaphysiciens du libre arbitre, elle n'en a pas moins sa vérité relative, dont l'humanité s'est toujours contentée dans la pratique.

Mais notre méthode va plus loin encore, sans pour cela tomber dans les jeux de logique hégélienne. Même en définissant la liberté, par pure hypothèse, le contraire du déterminisme, c'est-à-dire une puissance d'indétermination absolue, le psychologue peut encore et doit se demander: -Jusqu'à quel point l'idée de cette indétermination, idée qui est réelle alors même que l'indétermination ne le serait pas, peut-elle agir sur le déterminisme même et conformément aux lois du déterminisme? D'où résultera une certaine conciliation, non pas sans doute de l'indétermination réelle, mais de l'idee d'indétermination avec le déterminisme même. Ce sera, en d'autres termes, un déterminisme modifié par l'idée de son propre contraire et de ses propres limites, façonné par l'idée d'une puissance d'indétermination, prenant ainsi un aspect nouveau sans changer d'essence rationnelle. Prétendra-t-on que de tels problèmes soient factices et qu'une telle méthode soit artificielle, alors que, tout au contraire, nous rétablissons dans la question un élément capital négligé à la fois par les déterministes et par les indéterministes: l'idée de la liberté et de son action? Le déterminisme estil complet s'il n'étudie pas l'influence de cette idée, qui, en fait, existe dans la conscience humaine? Et l'indéter

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minisme, de son côté, n'est-il pas puéril, s'il confond de prime abord l'idée et le sentiment de la liberté avec une réelle suspension du déterminisme réclamé par l'intelligence? Les deux partis adverses raisonnent chacun selon des hypothèses de leur invention et selon des définitions de leur fabrique, au lieu de prendre pour point de départ les faits donnés dans la conscience humaine. L'homme s'est toujours cru libre, surtout dans l'accomplissement des actes moraux, et il a toujours fait consister cette liberté dans une certaine indépendance de son moi intelligent et actif par rapport aux objets extérieurs, et même aux objets intérieurs ou motifs particuliers d'agir. Jusqu'à quel point, pour la science psychologique, cette indépendance est-elle possible et réelle? Jusqu'à quel point, pour la science morale, est-elle nécessaire? Jusqu'à quel point enfin est-elle concevable pour la philosophie générale, qui étudie les principes les plus élevés de la connaissance et de l'existence? Voilà comment nous concevons et posons le problème, avec la persuasion que toute autre manière de le poser est « simpliste », inexacte et illusoire.

Les considérations morales et métaphysiques étant ici mises de côté, voyons comment, au point de vue psychologique, pourra se réaliser l'idéal de l'action libre. Il ne sera pas inutile d'examiner, sous un angle différent, des questions que nous avons longuement traitées ailleurs, ni de lever certaines difficultés qu'on a voulu nous opposer.

Le moi étant, avant tout, une unité consciente, si les deux termes dont l'un détermine l'autre sont également enveloppés dans cette unité, la détermination commence à perdre son caractère mécanique, et l'être est déjà déterminé par quelque chose de soi, sinon par soi. Le plus bas degré de cette détermination, celui où la contrainte est encore le plus manifeste, c'est l'impulsion résultant d'une sensation, par exemple d'une douleur intense. La sensation pénible et l'impulsion consécutive ont beau être embrassées dans une même conscience, l'être a beau se trouver déterminé par quelque chose de soi, à

savoir sa propre douleur, il est évident qu'il n'est pas libre. On peut seulement dire qu'alors, malgré la contrainte interne, il y a déjà l'apparition d'un ordre de choses différent de ce mécanisme grossier où le premier terme pousse, sans le savoir, un second terme mû sans le savoir. Par la conscience, un lien s'établit entre les deux termes, sans supprimer encore l'action nécessitante du premier sur le second. Il faut d'ailleurs remarquer que, dans le cas qui nous occupe, le mode de l'action contraignante exercée par la douleur échappe à la conscience. Il y a des raisons organiques qui font que la douleur produit des vagues de mouvements réflexes et de mouvements expressifs, sans le concours de notre volonté; la conscience constate ici et subit le résultat, sans apercevoir les intermédiaires entre la douleur antécédente et l'impulsion conséquente. L'unité des deux termes dans la conscience est incomplète, puisqu'ils demeurent des extrémités séparées. Et il en est ainsi dans toute passion. Chaque fois que nous agissons en vertu d'une passion quelconque, il s'accomplit dans notre organisme une foule de mouvements dont la passion est en grande partie le reflet et qui, en tout cas, contribuent à lui donner sa physionomie propre, son caractère d'agitation et de « perturbation » intérieure. La conscience n'embrasse donc alors en elle-même que des résultats dont les vraies conditions lui échappent: elle se voit passive et ne saurait avoir un sentiment de liberté.

Lorsque nous agissons, au contraire, sous l'influence d'idées, et surtout d'idées générales, la part de la passion est réduite au minimun. Il existe bien toujours quelque sentiment attaché à l'idée, sentiment qu'elle commence à éveiller et dont elle est même en partie le symbole; mais la part de la raison est dominante, et nous pouvons même agir sous le sentiment de la rationalité, par amour de la raison. En ce cas, non seulement les différents termes sont embrassés dans l'unité d'une même conscience, mais encore le lien de ces termes entre eux et avec l'action est conscient, réfléchi, raisonné. On peut dire qu'alors la

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