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III

ORIGINE RADICALE DU PRINCIPE D'IDENTITÉ DANS L'ACTION DE LA
VOLONTÉ CONSCIENTE

Avons-nous atteint l'explication radicale? Non. L'évolution des êtres vivants, les lois nécessaires de la vie individuelle et collective, avec la sélection naturelle qui en résulte, supposent elles-mêmes des organismes composés de cellules vivantes, composées à leur tour de molécules, où se trouvent en puissance la sensation et l'appétition. C'est donc dans la constitution interne des éléments qu'il faut chercher la dernière explication du tout et des relations universelles. Sommes-nous quelque chose de réel, nous qui vivons, sentons, pensons? Sommes-nous tout au moins un composé de quelque chose de réel, quoi que ce soit d'ailleurs, matière ou esprit, hydrogène, oxygène, azote, carbone, ou sensation, émotion, volonté? Si nous sommes quelque chose, si nous avons en nous des éléments réels, ces éléments intrinsèques sont antérieurs à leur groupement accidentel ou stable; ils sont antérieurs aux jeux de la sélection et aussi aux rapports sociaux : ce qu'ils sont, ils le sont en eux-mêmes et radicalement. Si, par exemple, on admet que tout se réduit à de la matière (pure hypothèse) et que la matière elle-même se réduit finalement à l'hydrogène, alors c'est l'hydrogène qui aura l'honneur d'être le radical. Si, pour faire une hypothèse plus plausible, tout semble se ramener à la volonté de l'être et du bien-être, ou, pour parler comme Schopenhauer, au vouloir-vivre, la volonté sera le véritable radical et, en Psychologie des idées-forces.

FOUILLÉE.

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voulant, en désirant, nous aurons une conscience sourde de ce qui est en tout, de ce qui est partout. La vraie question, dans la genèse des idées, est de savoir si la constitution fondamentale de l'existence et de l'action nous est révélée uniquement par les phénomènes extérieurs, ou si, faisant nous-mêmes partie du processus universel, nous ne pouvons pas prendre conscience en nous de ce qu'il y a de plus fondamental et de plus constant dans ce processus. En un mot, il doit y avoir sous toute expérience une expérience radicale et immédiate, dont le mode d'exercice et l'objet expliquent la direction constante de nos pensées et de nos actes.

Comment découvrir cette expérience radicale? - En cherchant quelles sont les conditions essentielles de la conscience et de la volonté. La conscience, en effet, est elle-même la condition de tout sujet ou moi, et de tout objet de notre expérience: elle est donc la condition de l'expérience. Dans toute perception et dans tout acte intellectuel, la relation de sujet à objet demeure et produit un certain mode d'unité spécifique, propre à la pensée. Cette relation est essentielle, tant pour l'individu que pour l'espèce; elle est un fait ultime, irréductible aux autres et sans parenté à nous connue avec les autres, quoiqu'il en soit inséparable: nous ne pouvons jamais sortir ni de cette dualité du sujet et de l'objet, ni de cette unité du sujet et de l'objet, qui sont des nécessités de notre nature. Pour qu'il y ait conscience, le sujet et l'objet doivent se différencier; en même temps, cette différenciation ne doit pas exclure une certaine unité, sans quoi le sujet ne pourrait rien juger de l'objet : le propre du jugement, c'est la différenciation aboutissant à l'union. La fonction essentielle de toute conscience, et par conséquent de toute expérience, c'est donc l'aperception des différences et des ressemblances, d'une certaine identité dans la diversité.

Cette fonction est la dernière origine intellectuelle de l'axiome d'identité ou de contradiction. L'axiome d'identité n'est pas seulement, comme dit Spencer, « une loi d'expérience»; il est la loi de l'expérience même. C'est dans

notre conscience, en définitive, que jamais les contradictoires ne se sont présentés ensemble et comme la main dans la main. Si d'ailleurs on admet, avec Spencer, que l'identité avec soi est une loi de tout ce qui fait partie de l'univers, pourquoi ne pas admettre qu'elle est, par cela même, une loi essentielle du fait de conscience et de notre constitution intellectuelle? Notre conscience a-t-elle cette disgrâce de n'avoir absolument rien en propre, pas même ce qui appartient au moindre objet de la nature, à savoir l'identité? Est-ce qu'un miroir n'est identique à lui-même que grâce à ce qu'il ne reflète jamais des contradictoires, par exemple une chose à la fois blanche et noire sous le même rapport? Ne fait-il pas partie, lui aussi, de l'univers, et ne participe-t-il pas à la constitution commune? De même pour la pensée on veut en faire un simple reflet, je ne sais quelle chose passive sans qualité propre; mais un reflet est encore doué de l'identité avec soi, tout comme ce qu'il reflète. Nous ne saurions admettre que l'acte de conscience soit déshérité au point de ne pouvoir exclure de soi la contradiction sinon par simple emprunt aux pierres, aux arbres, aux animaux, aux objets quelconques qui nous entourent et qui ne nous présentent jamais de contradiction visible. Accordons-lui au moins ce que nous accordons au dernier des atomes et au dernier des phénomènes. Que répondrions-nous si on appliquait au cerveau une doctrine analogue et si on disait ce n'est pas parce que le cerveau est lui-même doué d'impénétrabilité qu'il fournit au contact l'impression de la résistance; c'est parce que les objets externes qui agissent sur lui sont impénétrables. Evidemment, l'impénétrabilité est ici une propriété commune au cerveau et aux agents extérieurs. L'identité est une propriété bien plus générale encore, et, s'il est permis de dire, avec Kant, que la pensée à une «forme» constitutionnelle, cette forme est l'absence de contradiction.

Seulement, selon nous, c'est là plus qu'une forme de la pensée et de la conscience: c'est un mode d'action et un déploiement de la volonté. Que saisit continuellement la

conscience en elle-même, sinon une action exercée ou subie, et qui n'est jamais en contradiction avec soi? J'ai chaud, j'ai froid, je fais un mouvement, je désire, je veux: tout cela, c'est accomplir ou subir telle action, non telle autre ; la vie n'est qu'action et réaction perpétuelle. Si on va plus au fond encore, toute action apparaît en nous comme un vouloir unique, tantôt favorisé, tantôt contrarié, celui du plus grand bien; et c'est pourquoi nous ne pouvons nous empêcher de projeter en toutes choses l'analogue du vouloir. Or, l'essentiel de la volonté, c'est de se poser en face des autres choses qui s'opposent à elle, et de s'affirmer en se posant. Toute exertion de force est une assertion; tout acte, tout désir, tout vouloir, tout mouvement est une affirmation. La contradiction est exclue de la volonté même je veux ce que je veux, c'est-à-dire l'être et le bienêtre. La loi logique par excellence est donc primitivement, selon nous, une loi psychologique de la volonté : elle est la position de la volonté et sa résistance à l'opposition des autres choses - Je veux, donc je suis. Le sujet et l'objet ne sont pas primitivement dans la conscience à l'état de termes purement intellectuels, l'un représentatif et l'autre représenté le sujet est un vouloir, qui ne se contente pas de représenter les objets, mais tend à les modifier en vue de lui-même. Par la volonté, au lieu de se disperser dans les objets représentés, le sujet se fait centre et tâche de tout ramener à soi. La « fonction synthétique » de la pensée n'est que l'expression et le dérivé de la fonction synthétique du vouloir; et c'est cette dernière fonction qui est la vraie origine de toute notre constitution psychique. Nous rattachons ainsi la première loi de l'intelligence à la nature radicale de la volonté, ou plutôt à son action radicale et à son développement spontané. La persistance et l'identité de la conscience, c'est la persistance et l'identité de la volonté.

Mais, dira-t-on, nous ne croyons pas seulement que notre pensée est identique à elle-même, nous croyons aussi que les objets de notre pensée sont nécessairement et universellement identiques à eux-mêmes; comment

érigeons-nous la nécessité propre de notre pensée en une nécessité universelle des choses? La réponse est contenue dans la question même puisque nous ne connaissons les objets que par notre pensée, c'est-à-dire par nos états de conscience et leurs relations, nous ne pouvons faire autrement. En repoussant de soi la contradiction, la pensée la repousse par là même de ses objets; car, pour concevoir la contradiction dans les objets, il faudrait qu'elle la reçût d'abord en elle-même, ce qui est de fait impossible. La loi nécessaire et universelle de notre pensée devient donc pour nous une loi nécessaire et universelle des choses; et, comme nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, l'universalité pour nous revient pratiquement à l'universalité pour nos objets: quant aux objets qui ne sont pas les nôtres, ils sont un x dont nous n'avons rien à dire. On peut, si l'on se plaît à ces jeux d'esprit, supposer de cet r qu'il est l'identité des contraires; on peut prétendre que le principe de contradiction est seulement valable pour nous; et de fait, comme c'est toujours nous qui faisons la supposition, nous roulons dans un cercle dont il est impossible de sortir. Chaque conscience étant, avons-nous dit plus haut, une monnaie frappée à l'effigie du monde, les lois du grand balancier se retrouvent dans l'empreinte; mais, d'autre part, nous ne connaissons le balancier et la loi du monde que par l'empreinte. Au delà de ce cercle, il n'y a pour nous rien de pensable.

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